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AccueilJournalNuméros parus en 2005N°37 - Février 2005 > De partout, de nulle part, je n’ai pas de territoire !

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De partout, de nulle part, je n’ai pas de territoire !



L’appel pour des assises de l’anticolonialisme post-colonial, récemment apparu sur la scène militante, est intéressant à plus d’un titre. Restent cependant de nombreuses réserves, liées principalement à un certain nombre d’amalgames réducteurs qui, centrant l’analyse autour du paradigme « culturel », pourrait bien renforcer la réalité qu’elle dénonce à juste titre.
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Enfant sous l’arche pour des papiers (LP). 23 décembre04. C P.Leclerc
Car le constat posé en préalable ne peut qu’emporter l’adhésion. Nul ne peut honnêtement nier le racisme et la xénophobie ambiante, instrumentalisée par divers pouvoirs pour mieux asseoir leur domination. Au risque du néologisme, mieux vaudrait d’ailleurs l’appeler « alter-phobie », puisque nombre de ses victimes ne sont pas à proprement parler « étrangers » - et que c’est justement dans cet écart entre discours théorique et pratique quotidienne que réside le scandale, l’hypocrisie que ce texte met en valeur. Mais pourquoi vouloir absolument lier ces phénomènes au « passé colonial », et à lui seul ? La peur et l’agressivité envers l’Autre est un phénomène quasi universel, et point n’est besoin d’avoir eu des colonies pour le ressentir. A l’inverse, certains pays auparavant colonisateurs semblent moins sujets au racisme d’Etat que la France pour s’en convaincre il suffit de penser à la Grande-Bretagne.
Il est vrai que les « modèles  » colonisateurs français et britanniques différaient profondément et c’est bien la spécificité française que ce texte combat, à savoir la visée assimilatrice, ou « civilisatrice  », comme on disait alors. Visée certes critiquable, tant par son objectif d’homogénéité que par le mépris de l’Autre qui l’accompagne sans compter, bien évidemment, le fait qu’elle suppose une inégalité fondamentale, source et alibi de domination. Pour autant, les cultures « autochtones », ou prétendues telles, sont-elles nécessairement et absolument respectables ? Il ne me semble pas, par exemple, que l’Islam soit plus respectable que le christianisme, ni que l’excision soit tolérable au prétexte qu’il s’agit de traditions étrangères, que nous n’aurions aucun droit de juger.
En tant que militants libertaires, notre objectif est de maximiser la liberté individuelle dans toutes les situations. Et c’est à cette aune que doivent être jugées toutes les cultures, selon le degré de liberté, d’autonomie qu’elles laissent aux individus ou, a contrario, selon le degré d’intégration et de normalisation à laquelle elle les soumettent. Nous ne sommes pas « aux côtés de tous les peuples », nous soutenons tous les individus qui luttent pour leur liberté quelque soit la source de leur oppression, économique, culturelle, sexuelle ou raciale, et la forme qu’elle prend. Car l’opposition à l’impérialisme n’est trop souvent qu’une forme de nationalisme,
qui englobe les individus dans un collectif qui d’opprimé aujourd’hui devient rapidement oppresseur le lendemain. Se limiter à une défense d’un groupe (parfois construit de toutes pièces) aboutit ainsi à une négation des individus ou des sous-groupes qui le composent. Et, puisque la référence au passé colonial semble le pivot de ce genre d’argumentation, on reste songeur quant à l’oubli de certaines réalités des luttes de libérations nationales, comme les régimes dictatoriaux qui s’établirent en Algérie et en Indochine post-coloniales1
La rhétorique de ce texte révèle trois insuffisances fondamentales. La première est son communautarisme. Il s’agit, pour le dire vite, de reprendre à son compte la discrimination dont sont victimes un certain nombre d’individus sous prétexte d’appartenance à tel ou tel groupe, pour faire de cette communauté un instrument de lutte. Une approche dialectique de la lutte, sans doute nécessaire à son développement dans un premier temps. Mais dans un premier temps seulement et c’est là que le bât blesse. Car nul dépassement de cette réalité communautaire n’est envisagée communauté qui de moyen semble devenir l’alpha et l’oméga de la lutte. Comme si, une fois qu’une connotation positive, ou au moins égale, lui était conférée, elle serait moins normalisatrice pour les individus qui la composent. Ou qui sont censés la composer quoi qu’ils en pensent, ils resteront prisonniers d’origines posées comme absolument déterminantes. Fait révélateur : le terme « individu » est absent du texte, là où les notions « englobantes » (« parents », « populations », etc.) abondent.
On hésite d’ailleurs quant au fondement de cette communauté, habituellement présentée comme « culturelle  », tant par ce texte que par les discours qu’il entend combattre. Mais la liste des résistances actuelles au « colonialisme » français est étrangement restrictive. Quid des luttes en Corse, en Bretagne, au Pays
Basque, ou en Occitanie ? Qu’est-ce qui les différencie des régions citées, sinon une certaine proximité géographique (qui n’est pas un critère politiquement valable pour leur refuser le statut de « colonie »), et la couleur de la peau de la majorité de la population ? Et, dès lors, ne serait-ce pas plus un classique problème de racisme que de culture ?
Là réside la seconde faille de l’argumentation, dans son exclusivisme c’est-à-dire l’exclusivité donnée à une interprétation culturaliste, alors que la réalité est par définition complexe. Il s’agirait donc seulement de régler une question de xénophobie culturelle, prenant sa source dans le modèle assimilateur du colonialisme français, et renforcé par le contexte géopolitique actuel et les discours dominants à ce sujet. Mais, aussi malheureusement qu’objectivement, renforcé également par ce type de textes qui font de la question du « choc des cultures » le cur de l’organisation sociale contemporaine, et donc le principal instrument de son analyse. Le reste est rejeté aux marges. Le racisme proprement dit n’est pas évoqué (le mot est absent du texte), le politique et l’économique sont secondaires, tout au plus se servent-ils d’une discrimination culturelle préexistante, héritage du passé colonial. Or la situation coloniale, tout comme l’actuelle main mise de la France sur ses anciennes colonies africaines, ne peut se comprendre seulement en termes de domination culturelle ; c’est d’abord une question économique, via pillage des ressources et ouverture de débouchés, et de réalisme géopolitique, moyen de s’assurer des alliances dans la lutte des Etats pour la suprématie.
En ramenant l’ensemble des problèmes contemporains à une question de communauté, de culture et d’héritage, cet appel s’interdit de facto de formuler un quelconque projet politique. Troisième insuffisance, et de taille ! Il est de fait incapable de dépasser le mythe de l’égalité face à l’Etat, de réclamer autre chose que la cohérence entre le discours théorique de l’Etat et sa pratique. De réclamer «  justice » - une justice qui, octroyée par l’Etat, doit prendre appui sur le passé pour asseoir sa démarche, qui pourrait bien n’être que désir de vengeance, et ainsi perpétuer le cycle infernal de l’oppression. Mais sans aller jusque là, faute d’imagination et de réflexion, quel manque de perspectives ! Aucun changement de système en vue, seulement un meilleur fonctionnement de l’existant. « Etre traité comme les autres » - mais si on ne veut plus être traité du tout, et surtout pas comme les autres ? Aucune perspective de liberté individuelle dans cette démarche, révélatrice d’une indigence politique telle que faute de volonté on est contraint d’ériger le judiciaire en politique, le Droit en liberté et de chercher sa cause dans le passé.
Alf

1 La valorisation aveugle de l’anti-colonialisme va jusqu’à l’absurde : je me demande ce que les kabyles réfugiés politiques en France pour fuir la répression qu’ils subissent en Algérie, de la part des héritiers du FLN au pouvoir depuis 1962, pensent du fait qu’apparemment, l’opposition entre berbères et arabes serait une spécificité française


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