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AccueilJournalNuméros parus en 2005N°42 - septembre 2005 > Contre l’ethnicisation du monde

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Dossier : Pour la diversité et l’interculturalité

Contre l’ethnicisation du monde


La question culturelle, et plus précisément les luttes relatives à la thématique culturelle, font partie de ces thèmes transversaux qui peuvent être appropriés par l’ensemble du spectre politique. Après une période où l’identité semblait clairement marquée à l’extrême droite grâce à la rhétorique lepéniste, ce thème pénètre à nouveau les luttes sociales " progressistes ", et le positionnement apparaît à beaucoup bien difficile, au point de sembler participer, sinon impulser une recomposition politique de grande ampleur. Dans un contexte où l’anathème remplace trop souvent le débat, retour sur une thématique qui n’a pas fini d’user de l’encre...


La question de l’identité a, globalement, impulsé deux types de luttes depuis la fin dans la période contemporaine.

Deux types de luttes : les mots sont importants !

La première est à la fois égalitaire et d’emblée collective : il s’agit de revaloriser la culture d’un groupe donné, que l’on estime, et le plus souvent qui s’estime opprimé en fonction de cette culture - bref, d’égaliser les statuts de groupes sociaux préexistant à la lutte. La seconde est libertaire, et sa finalité est clairement individualiste : il s’agit alors de libérer l’individu des catégories par lesquelles il est appréhendé par autrui - que ce soit les différents pouvoirs ou plus simplement d’autres individus. Le but est alors d’affirmer l’inanité des catégories en question, d’affirmer que l’individualité ne peut se réduire à une grille de lecture prédéfinie.
Les cartes risquent cependant de se brouiller, dans la mesure où la finalité libertaire peut passer par des revendications égalitaires - par exemple, l’égalité des droits réclamée par des mouvements comme la lutte pour les droits civiques aux USA (années 1950-60) ou la marche des beurs du début des années 1980. A l’inverse, la finalité égalitaire peut être une lutte de libération - comme dans le cas de la décolonisation, posée en termes de " libération nationale ". Plus encore, la lutte égalitaire est incluse dans la finalité libertaire : un individu est d’autant moins libre que le groupe social auquel il est a priori assigné est dominé par d’autres...
De même, chacune semble lutter pour la pluralité, contre l’homogénéité que le pouvoir étatique a toujours tendance à vouloir établir. Mais le mot d’ordre est profondément différent : la lutte collective promouvra le " droit à la différence ", le droit pour un groupe social de différer des autres, voire, dans le cas d’une société à forte homogénéité, de la " normale " - qui n’est jamais définie arbitrairement en référence au nombre ou à la possession du pouvoir étatique, c’est-à-dire, en dernier lieu, à une force. La lutte libertaire défendra plutôt un " droit à la singularité ", c’est-à-dire un droit à être différent de tous les groupes constitués.
Au travers de ce qui peut sembler n’être que des nuances de mots, quelle différence profonde ? D’abord, un décalage constatable empiriquement : dans la période contemporaine, il semble que d’une façon générale la lutte égalitaire soit apparue postérieurement à la lutte libertaire, comme une forme de radicalisation qui est en même temps un repli sur soi. Ainsi dans le cas de la décolonisation algérienne, la thématique " culturelle " est principalement développée par le Front du Libération Nationale, assez tard venu au regard du Mouvement National Algérien qui se posait plutôt sur une thématique lutte de classes et droits de l’individu ; de même pour les USA, où à la lutte des droits civiques a succédé une forme de " séparatisme noir " avec le black power dont, après greffe quasi artificielle de l’Islam, des groupes comme la Nation of Islam de Farrakhan sont les héritiers. Ainsi, peut-être, des luttes de l’immigration en France, où à la marche des beurs pourrait bien avoir succédé depuis la fin des années 1980 des mouvements revendicatifs non plus de l’égalité des droits individuels, mais des droits d’une identité - et, plus inquiétant encore, d’une identité religieuse.
Cette évolution pourrait se comprendre comme participant d’un processus de radicalisation : devant le refus d’une société de reconnaître l’égalité des individus au nom de leur appartenance à une catégorie, se développerait alors une réaction de " retournement de stigmate ", de revalorisation de la catégorie en question par ceux que la société y rejette. Slogan symptomatique : le " black is beautiful ", qui n’a de sens qu’en référence aux dénigrements racistes des noirs. Mais ce mécanisme de repli sur soi, s’il s’explique, n’en reste pas moins inquiétant en regard d’une visée de liberté individuelle. En effet, il s’accompagne d’une réduction de l’identité individuelle à ses appartenances collectives, non pas choisies, mais originelles et devenues comme essentielles. Ce mouvement englobant tend d’ailleurs à systématiser l’identité, qui doit englober l’ensemble des éléments hérités : dans le cas américain, la couleur de peau a été liée abusivement à une religion - les blancs sont juifs ou chrétiens, les noirs sont musulmans, cf. Malcolm X ou la Nation of Islam, qui est d’abord un groupe noir, bien plus qu’un groupe religieux. Dans le cas algérien, l’indigénat, de statut politique est devenu culture musulmane puis quasiment race - avec le développement de la notion d’" arabité ", dont les populations kabyles font encore les frais après avoir été parmi les fers de lance du mouvement de décolonisation. Le terme d’" ethnie ", assez tard venu, définit justement cette liaison opérée entre éléments biologiques et culturels ; surtout, il faut bien voir que cette liaison est une construction - d’où la notion d’" ethnicisation ".

L’ethnicité contre la liberté

Il y a une logique totalisante, sinon totalitaire derrière cette démarche identitaire : l’individu se trouve pris dans son groupe, qu’il le veuille ou non et sans moyen d’y échapper : il y sera à la fois relégué par la société et retenu par les membres les plus militants de ce groupe, pour qui tout écart est désertion, donc trahison. Tout à l’inverse d’une perspective libertaire de l’identité, l’individu est assigné à des caractéristiques, réelles ou supposées, dont il ne peut se défaire - ou, plus exactement, dont les collectifs sociaux lui interdisent de se défaire, refusant de le considérer en lui-même, comme personnalité plus que comme exemplaire à la limite interchangeable d’un modèle humain.
Le risque est d’autant plus grand que cette ethnicisation est un processus dynamique, tout comme celui, opposé, d’individualisation. A ne considérer autrui que comme exemplaire d’une identité prédéfinie, on aboutit à se penser, et à être pensé par cet autrui, comme étant soi-même un exemplaire de ce type. Certes l’identité en question peut être différente, mais le mécanisme est le même : l’individualité est subsumée puis niée par l’ethnicité. Il est ainsi remarquable que de nombreux discours d’extrême droite, à force de se penser comme membres de la civilisation devenue citadelle assiégée par toutes les forces plus ou moins barbares de l’étranger, s’articulent désormais, et se pensent à travers des notions comme celle de " communauté " - parfois au prix d’un grand ridicule lexical, comme dans le cas de la " communauté catholique ", puisque " catholique " signifie précisément " universel "...
A l’horizon de cette ethnicisation du monde, c’est-à-dire d’une perception de toute réalité, individuelle ou collective, via le filtre de l’appartenance à une ethnie : le génocide. Car si l’individu n’est et ne peut être que ce que ses origines font de lui, il ne peut changer : la discussion est inutile, la seule réalité est celle d’un rapport de force entre groupes, et, à partir d’un certain niveau de différence, de lutte à mort. Plus encore, dans cette guerre la distinction entre civils et militaires s’abolit - autrui est ennemi non pas ses actes, mais par son existence même : la paix ne peut se faire que par l’extermination. Dépassés, les camps de rééducation communistes, qui dans leur horreur avait encore l’avantage de se fonder sur une conception de l’homme optimiste et individualiste : l’individu, même condamnable, peut changer. L’heure désormais est aux génocides, et les prochains camps ne seront pas de rééducation, mais d’extermination : d’Auschwitz au Rwanda, une même logique, celle d’autrui comme ennemi intrinsèque, par sa race et par sa culture, qu’il faut exterminer pour survivre.

Entre manipulation et répression

C’est eux ou nous... Voilà le slogan du 21e siècle commençant, répété non pas des deux côtés de la barricade révolutionnaire, mais autour des innombrables barricades identitaires qui divisent, ou plutôt qui doivent diviser le monde. La lutte finale n’existe plus, pour la bonne raison qu’il n’y a plus un ennemi, ni même un ennemi principal, mais de multiples ennemis qui nous promettent une guerre éternelle. Or, hier comme aujourd’hui, la peur et la xénophobie est le meilleur allié d’un pouvoir étatique fort : à l’heure de la mobilisation générale, l’Etat a toute légitimité de réprimer les mécontents. Pourquoi s’en priver ? le très démocrate Gbagbo, en Côte d’Ivoire, l’a bien compris : pour éliminer un adversaire dangereux et diviser la population, rien de mieux que l’" ivoirité ", savant mélange ethnique d’hérédité biologique et de culture. Au bout du compte, une guerre civile, bien sûr, et une crise économique qui pourrait bien raviver le mécontentement, mais pas d’inquiétude, il suffira de monter le peuple contre les traîtres de l’intérieur - ce qui, d’ailleurs, crée d’excellents emplois de commandos de la mort - puis contre les blancs, et le tour est joué...
Autre avantage notable : l’assignation des individus à des groupes de références pré-constitués constitue un moyen pour accroître l’efficacité du pouvoir étatique. D’une part, cette division stricte de la population en groupes homogènes permet l’application de politiques publiques ciblées, adaptées à chacun - ce qui est impossible lorsque la population n’est qu’agrégat d’individus. Plus encore, le phénomène ethnique a ceci de particulier qu’il voit habituellement se développer en son sein, du fait même de la préoccupation de mobilisation des membres, un contrôle social particulièrement rigoureux - qui démultiplie, et peut facilement être instrumentalisé par le pouvoir étatique. Au final, un encadrement strict de la population à la fois par l’Etat et par ses auxiliaires bénévoles, tous les flics autoproclamés des communautés qui se chargent d’y maintenir l’ordre. Quand bien même les finalités de ces instances policières seraient divergentes, le résultat, du point de vue de la liberté individuelle, est le même : la multiplication des flics de toutes sortes, et la restriction de la liberté.

Pendant c’temps là...

A chanter sur un air connu : le nationalisme, dont l’ethnicisme n’est jamais qu’un cas particulier, a depuis bien longtemps été identifié comme le meilleur allié du capitalisme. Diviser pour mieux régner, ou l’éternel retour...
Premier avantage, un processus de " destruction créatrice " : la peur et son horizon guerrier entretiennent l’activité économique. Développement du secteur de militaro-industriel et de ses dérivés (industries chimique, métallurgique, etc.), création d’emplois par enrégimentement dans l’armée, la police, les diverses milices, mais aussi les multiples appareils idéologiques nécessaires aux communautés identitaires pour maintenir leur cohésion interne. Mais aussi, ouverture des opportunités économiques par la destruction même que toute guerre entraîne : la " reconstruction " de toute après-guerre est un marché comme un autre pour les entreprises, les morts dégagent le marché de l’emploi, etc. Il est bien connu que, dans le système capitaliste, l’offre crée sa propre demande, habituellement par des moyens " pacifiques " comme la publicité ou l’obsolescence rapide et organisée des marchandises qui doivent ainsi être renouvelées ; les sociétés closes ont l’avantage d’engager par elle-même cette nécessité du renouvellement, par les destructions qu’engendrent les guerres qu’elles engagent. Les agissements si souvent dénoncés des " lobbies militaro-industriels " n’est qu’un exemple d’un processus plus large du capitalisme, qui fait de la guerre un marché comme un autre.
D’autre part, l’ethnicisation du monde présente l’avantage de masquer les questions transversales à l’ensemble des populations du globe, que l’imminence du danger tend à reléguer au second plan. Parmi celles-ci, mais elle n’est pas la seule, la question de l’économie capitaliste - c’est-à-dire la lutte des classes. Quand la communauté d’origine devient le premier pôle structurant la perception de la réalité, un prolétaire est, c’est-à-dire se sent plus proche de son " compatriote " qui l’exploite que du prolétaire d’une communauté autre potentiellement adverse - prolétaire devant s’entendre au sens large de tout individu obligé de travailler et dépourvu de tout pouvoir réel de décision. Résultat, flics, patrons et autres soutiens ou profiteurs du système économique ne sont plus des ennemis, mais des amis et des protecteurs - pensez donc, ils développent la puissance de notre communauté, assurent son homogénéité, la rendent plus forte matériellement et moralement, c’est vital quand l’ennemi vous entoure et n’attend qu’une défaillance de votre part pour vous attaquer ! La guerre de 1914 a suffisamment démontré la prégnance de ce processus, puisque alors même que jamais peut-être le mouvement révolutionnaire internationaliste n’a été si fort, la mobilisation de toutes les populations se fit sans accroc majeur - en France par exemple, les fameuses listes du carnet B, établies par les services de renseignements afin d’opérer les arrestations ciblées des militants les plus antimilitaristes, n’eurent même pas à être utilisées : moins de 1% d’insoumissions... La guerre des peuples aboutit toujours à la paix des classes.

Quelles luttes aujourd’hui ?

L’ethnicisation du monde désigne donc un processus qui mène à ce que les individus se pensent, et pensent le monde, à travers le prisme de la " communauté " : le monde est divisé entre de multiples communautés, fondées sur l’héritage biologique et/ou culturel, communautés elles-mêmes engagées dans une guerre à mort. Des sociétés closes, repliées sur elles-mêmes et jalouses de leur puissance - mesurée d’abord en termes démographiques : il est donc hors de question que soit tolérée la fuite individuelle. Ce mécanisme, dont en France la " lepénisation des esprits " a été l’un des vecteurs majeurs, est désormais enclenché au niveau mondial - le succès des théories du " choc des civilisations " en témoigne, qui longtemps marginales et relégués aux franges d’extrême droite, ont acquis une reconnaissance politique, médiatique et universitaire. Or ces théories sont totalisantes : qu’il le veuille ou non, tout individu s’y trouve pris - même si lui ne se définit pas a priori par son origine, il sera défini comme tel par autrui. A quoi sert de dire qu’on ne se reconnaît pas dans ces catégories, si celles-ci déterminent l’attitude d’autrui à son égard ? L’individu aura beau plaider qu’il n’est pas " X ", ou " pas comme les autres X ", si quelqu’un décide qu’il est " X " et qu’en tant que tel il doit être traité de telle ou telle façon, il le sera.
Autrement dit, l’attitude " abstentionniste " que certains groupes politiques peuvent adopter de peur de se mouiller dans des débats un peu trop vifs, ou trop peu importants à leurs yeux du fait de la primauté de la sacro-sainte lutte des classes, est tout simplement irresponsable. Renvoyer dos à dos toutes les communautés, toutes les ethnies, c’est parfait - encore faut-il le dire, et porter ce message dans le débat public. Faute de quoi celui-ci continuera à s’organiser dans ces termes, et la réalité suivra...
Quel est l’axe central de cette intervention publique ? Tout simplement réaffirmer la finalité libertaire qui doit être celle de toute lutte - c’est-à-dire, non seulement l’importance du principe de liberté, auquel celui d’égalité est subordonné, mais aussi de l’aspect individuel de cette liberté. La liberté du groupe, d’accord, mais pour autant qu’elle serve la liberté individuelle. Car un groupe indépendant, libre vis-à-vis de l’extérieur, peut être tout à fait dominateur et oppressif en son sein.
Il s’agit, surtout, de critiquer et de relativiser des notions comme celles de " communauté ", " culture ", ou " différence ". Car, absolutisés, ces réalités deviennent oppressives. Quand l’alpha et l’oméga de la politique est de " libérer " un groupe, c’est-à-dire d’égaliser son statut vis-à-vis de celui des autres, la liberté individuelle est vite reléguée au second plan pour des motifs stratégiques de mobilisation. Quand la différence d’un groupe devient un droit du groupe, la critique à son encontre devient impossible - puisque sa différence invalide par principe les critères de jugement extérieurs à lui. Il faut donc réaffirmer l’importance de principes universels, transversaux à tous les groupes, de la liberté et de l’individualité - et ne pas hésiter à juger un groupe en fonction de ceux-ci.
Le racisme ambiant ne doit en aucun cas mener à idéaliser les populations stigmatisées ; un noir, un arabe ou un asiatique n’est pas " bon " parce que noir, arabe ou asiatique - idem pour la culture et la religion. A le faire croire, on perpétue le stigmate de l’origine ethnique - en retournant sa valeur certes, mais du point de vue de la liberté individuelle le mécanisme oppressif et intégrateur subsiste. Une culture n’est pas bonne en soi - sinon, il faut en effet les préserver toutes, c’est-à-dire empêcher les contacts qui risquent de la faire évoluer, et donc de la déprécier. Une culture n’a de valeur que par la portée de libération individuelle dont elle est porteuse - et ses aspects oppressifs peuvent disparaître, il faut s’en réjouir. Le droit à la différence doit céder à l’exigence de singularité, l’égalité des groupes à la liberté individuelle : toute culture et toute élément culturel n’ont pas à être défendues, mais doivent auparavant passer au crible de l’analyse et de la finalité universelle de la liberté individuelle.
A tous et toutes, à partir de leurs situations concrètes, de trouver des lignes de fuite dans cette perspective de libération.

Alf


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