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AccueilJournalNuméros parus en 2005N°44 - Novembre 2005Les espaces non-mixtes en question > Les « anciennes » parlent

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Les « anciennes » parlent


La non-mixité n’est pas un phénomène nouveau. Dans les années 60/70, des groupes de femmes se réunissaient déjà. Voilà ce que deux d’entre elles en disent.


No Pasaran : Pouvez-vous vous présenter ?
Hélène : Je suis la fille d’un chiffonnier, l’aînée de cinq enfants. J’ai eu mon certificat d’étude à la sauvette à 13 ans en 1943. J’ai été d’abord couturière. Je suis maintenant chanteuse. J’ai été mariée et j’ai eu deux enfants. J’ai connu ce groupe de femmes autour de la quarantaine. J’était divorcée. Je gérais un petit hôtel au Havre, ce qui permettait d’accueillir ces réunions chez moi, sans perturber mes vies familiale et professionnelle.
Claude : Après mes études d’Anglais, en 1960, j’ai été sélectionnée pour bénéficier d’un programme d’un an aux USA à 20 ans comme « Social Worker ». Ensuite, j’ai eu plusieurs métiers : permanente de Jeunes Femmes jusqu’en 1973 ; codirectrice d’une Clinique Internationale spécialisée dans les soins aux marins étrangers ; consultante en psychopédagogie pour la formation de formateurs d’adultes ; chargée de recherche dans le domaine de la gestion de crise catastrophique post-accidentelle.

Quand, comment et pourquoi avez-vous créé/participé à un groupe non-mixte de femmes ?
H : Dans la mouvance de 68/73, des réunions se faisaient spontanément chez moi, tout naturellement non-mixtes ; c’était très bien comme ça, je ne me suis pas posé de questions. Au départ, il y avait les enseignantes de mes enfants, et puis d’autres femmes que je connaissais ou pas, mais qui me demandaient de fermer les portes et les fenêtres, pour être dans une ambiance qui permette une expression confidentielle. Les réunions ont duré trois ans. C’est à cette période que les militantes de la Librairie des Femmes ont déposé le sigle MLF. Personnellement je me suis sentie trahie, cocue. Le mouvement me semblait avoir été récupéré. A partir de là c’était comme si nous avions eu un patron sauf qu’en plus on n’était pas payée.
C : Au préalable je dois dire qu’à mon époque, je suis née en 1940, la totalité de mes études primaires et secondaires ont été non-mixtes pour la bonne raison que la mixité n’existait pas dans les lycées d’Etat. En 1962, j’avais 22 ans, c’était l’année de mon mariage, j’ai fait la connaissance de trois couples à Rouen par l’intermédiaire de la Fédération des Etudiants Protestants. Les trois maris étaient ingénieurs agronomes et politiquement à gauche. L’un était un des responsables du PSU. Les femmes (plus âgées que moi d’une dizaine d’années) faisaient partie de ce mouvement de réflexion qui s’appelait « Jeunes femmes », créé au lendemain de la guerre par des femmes d’origine protestante qui voulaient réfléchir sur leur place dans la société, une fois que frères, parents, maris sont revenus de la guerre. Ce qui rendait ce groupe évidemment non-mixte.

Pourquoi des protestantes ?
C : En France, les protestants sont une minorité. Il n’existait par exemple qu’une, au maximum deux, paroisses par commune. Cela permettait un plus grand mélange des catégories socioculturelles, économiques et politiques entre elles. D’autre part, la responsabilité de la gestion de ces communautés était beaucoup plus « démocratiquement » partagée que dans le milieu de catholiques dans lequel j’avais été élevée. J’ai été très favorablement impressionnée par l’autonomie de pensée que je rencontrais chez ces femmes. Elles m’ont apporté, très tôt dans ma vie adulte, la certitude qu’on pouvait vieillir sans devenir « vieux », figé, engoncé dans une absence de curiosité qui me fichait la trouille.

Dans quel cadre vous réunissiez-vous ?
C : A Rouen, il existait deux groupes (rive droite, plus « bourgeois », rive gauche, plus prolo), chacun hébergé dans une « maison paroissiale ». Dans d’autres coins de la Normandie, par exemple, un pays à forte densité protestante depuis la guerre de 1870, les réunions pouvaient avoir lieu chez l’une ou chez l’autre, quand il s’agissait d’un groupe local. Au niveau régional ou national on louait des salles là où c’était le moins cher.

Quels sujets abordiez-vous ?
H : Nous parlions de thèmes ou de livres dont les unes et les autres avaient lu des comptes-rendus dans la presse. Par la suite c’était tous les sujets qui concernaient nos conditions de femmes, de mères, de sœurs, de filles On avait l’impression de devoir être disponible, opérationnelle sur tout les fronts (la famille, le couple, le travail...), de devoir être de bons petits soldats mais on ne pouvait pas, on était juste des humains. Et ça finissait par tourner autour de l’appareil génital que je vivais comme un piège à cause de la peur des grossesses. La plupart des femmes étaient des intellectuelles. Au début j’en avais plein la vue de les entendre puis quand j’en ai eu assez de ne pas bien comprendre ce qu’elles disaient, j’ai mis les pieds dans le plat et j’ai demandé si j’avais bien compris en utilisant mes mots. J’étais fière quand elle me disait que j’avais bien compris. Quelques années plus tard, quand j’ai fait l’accueil au planning familial, j’ai eu l’impression de faire la traduction entre les militantes et les « petites mères », comme je les appelais, qui venaient nous voir.
C : Les groupes locaux choisissaient leurs thèmes annuels de réflexion. Ils tournaient tous autour du dialogue, surtout lorsqu’il apparaissait impossible : croyants/incroyants, catholiques/protestants/juifs ; FLN/OAS, etc... et bien sûr aussi homme/femme, surtout dans le couple...

Qu’est-ce qui ressortait de ces discussions ?
C : Des prises de conscience et des évolutions sur le plan individuel et collectif. Par exemple certaines apprenaient à ne pas s’obliger « à remplir le frigidaire » lorsqu’elles devaient s’absenter, découvraient que leurs enfants « respiraient » quand elles s’autonomisaient. Sur le plan collectif, des prises de position dans les instances locales et ou départementales auxquelles certaines décidaient d’appartenir. Par exemple, au moment de la création du Planning Familial, 250 « Jeunes Femmes » ont fait partie des premières conseillères sur le plan national. Tous les deux ans, un congrès dont le thème avait été débattu et collectivement choisi l’année précédente réunissait mille personnes dont des hommes : soit des orateurs, soit des conjoints ou amis invités et bien sûr des responsables des instances amies (par exemple qui appartenaient au GEREA, Groupe de Recherche et d’Etudes de l’Education des Adultes), le regroupement de toutes les associations d’éducation populaire dépendant de Jeunesse et Sports.

Comment le vivez-vous ? Qu’est-ce que votre entourage en disait ? Qu’est-ce que vous en avez tiré au plan politique et personnel ?
H : J’étais ravie... L’opinion des autres ne m’influençait pas. Si c’était ma famille, ils étaient convaincus que j’avais de très mauvaises relations. Un jour mon fils et un de ses copains se sont pointés déguisés en femmes pendant une réunion. Il ne supportait pas ces réunions. C’était un trotskiste convaincu d’être dans la bonne ligne et que ces réunions n’avaient pas de sens. Au début, j’ai pas compris pourquoi il avait fait ça puisque je pensais avoir accompli tous mes devoirs familiaux précédemment. J’ai toujours trouvé très riche qu’on puisse mettre des mots pour exprimer des mal à vivre et en chercher le pourquoi. Et pour moi, la grande révolution, c’était d’abord la prise de conscience partageable et partagée. A cette époque j’ai eu le sentiment de pouvoir faire un bilan de ma vie pour partir sur de nouvelles bases.
C : A l’époque je vivais le grand amour avec un étudiant en médecine et je faisais un diplôme d’études supérieures en langues. J’ai trouvé magique de pouvoir faire l’expérience de vivre l’amour et d’en parler avec d’autres femmes (peur d’être prise au piège de la soumission amoureuse, j’avais trop l’exemple de femmes autour de moi...). Nos discussions, parfois âpres, sur nos rôles d’épouses, de mères, de célibataires, d’homosexuelles, de femmes libres, nous obligeaient à nous rendre compte des distorsions qui existaient entre ce que nous pensions au fond de nous-mêmes, qui arrivait à s’exprimer peu à peu, et les comportements « attendus » liés autant aux personnalités qu’aux statuts socio-économiques des unes et des autres. Par exemple, que représentait pour nous, réellement, le fait d’avoir des enfants ? Qu’est ce que le « désir d ‘enfants » recouvrait ? Que penser des styles de nos relations sexuelles ? Même lorsque la pudeur était là, nous nous rendions bien compte que certaines vivaient leur relations sexuelles en désaccord avec leurs libidos.
Y avait-il apprentissage ? De quoi s’agissait-il ? Lorsque nous discutions de nos habitudes de prises de parole en public, de nos manières d’aborder les problèmes, etc... elles nous apparaissaient fortement différenciées de celles auxquelles nous étions invitées à nous conformer dans les réunions mixtes et nous éprouvions un véritable plaisir à partager ces découvertes. Cela nous donnait de la force. Une véritable difficulté pour moi, mais que j’ai assumée ensuite comme un vrai bonheur, a été de faire l’expérience de l’apprentissage de deux discours parallèles. D’une part, à la fac de lettres, je devais apprendre la texture du discours universitaire et académique centré sur le savoir du Maître (ah ! ces corrigés d’exposés !). En même temps, je pratiquais le discours partagé, non maîtrisé, de femmes qui se cherchaient à voix hautes, et qui tentaient de résoudre des problèmes d’ordre éthique ou esthétique en créant une parole collective qui n’avait pas encore de légitimité, puisque nous ne nous autorisions que de nous-mêmes. Résultat : je n’ai pas assez travaillé l’agreg’ et j’ai échoué (en 68 : l’année où tout le monde a été reçu !) mais je suis devenue permanente nationale de mon mouvement, en développant des compétences de dynamique de groupe qui m’ont énormément servi par la suite. Ce serait malhonnête de ne pas dire qu’autour de la cinquantaine, je n’ai pas quelquefois regretté de ne pas être « agrégée »... Mais je n’ai jamais eu le moindre regret de cette expérience de vie : tout ce que l’on (pour la plupart des femmes) nous avait appris à ne pas dire, comme si c’était honteux, servait en fait à justifier une domination masculine qui après les deux guerres mondiales était devenue pauvre, chétive et malhonnête. Et c’est cela que nos discussions révélaient facilement. Je n’ai jamais eu besoin d’autre combat politique que celui-ci, il m’a suffi pendant des années (C’était l’époque d’Histoire d’A). Histoire d’A est un film militant qui montrait une interruption volontaire de grossesse en milieu médicalisé. Il a très vite été censuré et sa projection nous a demandé tout un travail en relation avec les mouvements d’extrême gauche pour la préparer devant un auditoire de mille personnes sans qu’il soit possible de nous en piquer la copie.

Est-ce que ça a changé votre relation avec les hommes ?
H : A l’époque je ne me posais pas de question. J’avais un amant marin et quand il était là, le groupe passait en second. J’ai trouvé que les média ont déformé ce que nous disions et faisions en nous présentant comme étant contre les hommes.
C : Comme on a pu le voir, j’ai commencé à la fois tard : après le lycée, et à la fois tôt : dès 22 ans, en même temps que ma vie conjugale. J’ai épousé celui qui était devenu mon premier amant. Il n’était pas du tout macho, simplement surtout préoccupé par ses études et son métier d’anesthésiste- réanimateur qui lui ont demandé énormément d’efforts pour y arriver. Mais c’était ce qu’il voulait. Ma relation avec les hommes s’est forgée pendant cette expérience. Elle a été précocement « égalitaire » de mon point de vue, même au prix de conflits. Je pense que ma relation avec les hommes, vu mon éducation très banale, aurait été pire et pour eux et pour moi, si je n’avais pas fait cette expérience-là.

Est-ce que c’est des choses que vous avez essayé de transmettre à vos enfants ? Si oui, comment ont-ils réagi ?
H : Si je l’ai fait c’est pas par des discours mais par des comportements. Quand mon fils a eu 15 ans et a commencé à avoir des petites amies, je l’ai mis en garde contre les risques d’avoir un enfant. A l’époque on parlait surtout de ces choses là aux filles et on tenait les garçons à l’écart, mais moi je pensais que les enfants ça se faisait à deux et que le garçon aussi était responsable. Mon fils a été étonné de ce qu’il a appelé mon « sens des responsabilités ». J’ai aussi voulu leur inculquer une certaine culture (les livres, le théâtre, la musique...). C’est très bien passé avec ma fille mais mon fils était un rebelle.
C : Je suis convaincue que ces choses se transmettent à notre insu, que notre volonté de transmission n’y est pas pour grand chose. J’ai deux fils : les deux me reprochent de n’avoir pas été assez attentive à leur demande d’amour, les deux disent avoir été embarrassés de l’admiration qu’ils ne pouvaient s’empêcher d’éprouver pour leur mère ; les deux n’ont pas une confiance spontanée dans ma capacité à être une grand-mère idéale, mais les deux continuent de me dire leur amour et de me remercier pour une chose ou pour une autre de temps en temps. L’apprivoisement réciproque continuera, je pense, toute notre vie. Par contre, je suis très heureuse d’avoir quatre petites-filles et je les sens complices, du moins pour les plus âgées...


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