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AccueilJournalNuméros parus en 2006N°46 - janvier-février 2006Privatiser le vivant > Ni propriété, ni communauté, vive l’inaliénabilité !

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Ni propriété, ni communauté, vive l’inaliénabilité !


« La propriété, c’est le vol » écrit en 1840, dans un mémoire intitulé Qu’est-ce que la propriété, Pierre-Joseph Proudhon, pour dénoncer les inégalités sociales inhérentes au capitalisme. Pourtant, il affirme plus tard, en 1846, dans Système des contradictions économiques ou philosophie de la misère : « La propriété, c’est la liberté » pour rappeler à quel point cette institution oppose de manière fondamentale les notions de Société et d’Individualité. A l’aide de la critique de l’auteur, n’est-il pas possible de se libérer de ce pouvoir absolu, de dépasser ce « droit d’user et de disposer d’un bien d’une façon exclusive et absolue, sous certaines réserves définies par la loi » (Petit Larousse) pour invoquer le caractère inaliénable de tous les objets de ce monde et envisager une alternative à la privatisation ?


Jusqu’au néolithique, la terre est peuplée de nomades qui se déplacent de territoire en territoire, au gré des saisons et de l’abondance végétale et animale des espaces traversés. Ces déplacements récurrents impliquent de ne transporter que le nécessaire à la survie de la tribu. Il y a environ 17000 ans, la sédentarisation de certaines tribus va conduire au développement de l’agriculture impliquant une privatisation des terres dédiées à cette activité (culture et élevage). Tout au long des siècles qui vont suivre, ces terres seront transmises, transmission qui sera régit par les lois du clan - droit d’aînesse, droit du sang ou autres règles de succession. A la Révolution de 1789, la propriété perd son statut de privilège réservé à la noblesse et au clergé pour devenir un droit codifié, institué pour être accessible à chacun, chacune, pourvu que soit détenu un certain capital. La révolution industrielle marque l’avènement du capitalisme, appropriation individuelle, par les détenteurs de capitaux, des outils de production. Selon Proudhon1, dans son mémoire intitulé Qu’est-ce que la propriété ?, la propriété sous cette forme capitaliste est source d’inégalités sociales du fait d’une part de l’appropriation gratuite des forces collectives : un propriétaire d’usine paye le salaire de chaque salarié-e mais ne rétribue pas la force collective générée. Selon l’auteur, le travail de dix salarié-e-s pendant dix heures a une productivité plus grande que le travail d’un-e salarié-e pendant cent heures, inhérente notamment à la pratique de la division du travail mais également à la force collective dégagée dans la main d’œuvre : manipulation, portage... D’autre part, il constate une inégalité dans les échanges provenant du fait que le salaire ne dépasse pas la consommation courante liée aux besoins quotidiens du personnel, alors que l’objet produit demeure un gage d’indépendance et de sécurité vis-à-vis de l’avenir pour le/la propriétaire. Enfin il dénonce ce qu’il appelle le droit de bénéfice ou d’aubaine provenant du fait que le propriétaire dispose librement de l’objet crée, libre à lui d’en tirer avantage par une rente, un fermage et des intérêts. C’est pour dénoncer cette inégalité dans les conditions d’exercice de la propriété que Proudhon affirme en 1840 que la propriété, c’est le vol !

Cependant, ces inégalités vont être lissées avec l’avènement de la société de consommation qui va permettre réciproquement au producteur de produire toujours plus et au consommateur de devenir un perpétuel nouveau propriétaire : maison, voiture, biens de consommation divers et variés, entretiennent l’illusion d’un avenir sécurisé puisque matérialisé. La propriété devient une fin en soi et, selon Jacquard, « nous devenons l’objet de l’objet que nous nous sommes approprié à la façon des familles nobles qui prennent le nom des terres qu’elles possèdent ». La limite entre ce besoin de sécurité et le risque de s’y enfermer est ténue et l’atomisation sociale nourrit cette aliénation, la crise du lien social ne permettant plus à l’individu-e d’être reconnu au travers des autres, il le demeure à ses yeux par cette acquisition boulimique, presque concurrentielle, de nouveaux biens et services.

La propriété au service du marché

C’est cet état de dépendance que l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) veut internationaliser : chaque individu-e est un agent économique devant pouvoir librement échanger tout ce qui peut être mis en marché, c’est-à-dire... Tout ! C’est, selon les théories économiques classiques, cette individualisation de l’agir humain au travers du marché qui donnera sens et stabilité à la société. La privatisation de la biodiversité, de l’eau, de l’énergie, de l’éducation, de la santé vient compléter celle de la terre et de l’alimentation, pourtant essentiel à la vie. L’Accord sur le Développement de la Propriété Individuelle pour le Commerce (ADPIC) signé en 1995, tout en détournant le principe de la découverte scientifique (inaliénable) en invention technique, permet de breveter à peu près n’importe quelle manipulation génétique réalisée sur une plante et d’en contrôler par la suite l’usage et ce, au détriment de la communauté locale qui l’utilise et qui en améliore ses qualités de génération en génération. L’Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS), dont les négociations ont démarré à Doha en 2001, a pour objectifs d’une part de privatiser tout ce qui peut être échangé, du matériel à l’immatériel, et d’autre part de faciliter la circulation des travailleurs des pays pauvres vers les pays riches aux conditions socio-économiques du pays d’origine. C’est plus discret que les délocalisations et ça coûte moins cher ! Pour beaucoup d’observateurs, il est déjà trop tard pour remettre en cause les préceptes du libre échange. L’usage des Organismes Génétiquement Modifiés (OGM) est déjà répandu, certains pays du sud ayant cédé à l’appât du gain. Au mieux, on peut penser que les mobilisations en France permettront à cette dernière de faire partie des quelques régions du monde (l’unique ?) qui en seront protégées. Concernant la libre circulation du « travailleur-marchandise », on constate que la directive Bolkestein, traduction anticipée de l’AGCS devant la Commission Européenne et en quelque sorte rejetée lors du référendum du 29 mai, est depuis très longtemps déjà en vigueur dans le transport maritime, que ce soit de marchandises ou de personnes. Alors que peut-on y faire ? Chercher à limiter l’appropriation individuelle en légalisant la propriété collective afin qu’un plus grand nombre ne tire bénéfice de cette marchandisation ? C’est dans ce sens qu’abondent les partisans des accords « sui généris », qui visent à faire bénéficier les communautés locales usagères de plantes brevetées d’un privilège du fermier leur permettant de conserver l’usage de leur semence tout en percevant une partie des royalties de la commercialisation du brevet. Pourtant cette proposition comportent plusieurs limites : d’abord d’un point de vue pratique par la difficulté d’instituer de tels accords à l’échelle de communautés alors que les négociations internationales se règlent entre nations. Ensuite d’un point de vue éthique, parce que la richesse créée est le fruit d’interventions et de transmissions séculaires qu’il est nécessaire de poursuivre pour qu’elle puisse bénéficier aux générations futures, quel que soit l’évolution des communautés qui en disposeront. C’est ce qu’avancent également les partisans d’un capitalisme d’Etat, celui-ci pouvant garantir le caractère public de certains biens et services ayant trait à la nécessité. Cependant, cette dernière solution présuppose d’interroger la légitimité de l’Etat et précisément aujourd’hui celle de l’Etat-Nation alors que la recherche d’une gestion directe, collective donc de proximité pourrait être une voie à suivre et à revendiquer.

L’inaliénabilité, qualité universelle de la propriété

Pour reprendre la critique de Proudhon où nous l’avions laissé, la communauté est selon lui la négation réfléchie de la propriété. Elle s’approprie les biens, les personnes et les volontés. Pour lui, « la propriété est exploitation du faible par le fort et la communauté celle du fort par le faible ». Elle viole l’autonomie de la conscience et l’égalité, s’oppose au libre-arbitre et à la spontanéité et substitue l’ordre à la raison. Proudhon parle ici d’une communauté d’Etat - du communisme. La critique de la propriété et de la communauté pourrait nous conduire à réfléchir à l’échelle la plus adéquate pour gérer un bien, un service sans qu’il y ait exploitation, ni de l’Homme par l’Homme, ni de l’Homme sur la nature. On parlera ici plutôt de gestion que d’appropriation, l’enjeu étant alors de rechercher à vivre collectivement sur un territoire donné (un bassin de vie ?) plutôt que de mettre des produits sur un marché... Si l’on pouvait substituer l’idée de réalités locales au concept intégriste de Nation, on permettrait déjà d’envisager un mode de gestion à géométrie variable, forcément lié à la géographie du territoire et aux ressources disponibles... De quelle manière envisager alors l’usage de ces ressources naturelles disponibles par exemple ? Dans sa critique de la propriété, de la rente, du fermage et des intérêts, et rappelons-le, dans une approche principalement économique, Proudhon reprend cette question au sujet de l’usage des matières premières en affirmant « Il faut que le travail seul soit payé par le travail et que la matière soit gratuite. ». C’est au regard du travail fourni, de la valeur créée, que doit être évalué l’échange, non par l’appropriation de la matière (le droit d’aubaine) qui n’a pas été crée mais simplement extraite. Pour tenter d’aller plus loin que l’exclusion de l’appropriation des ressources naturelles et de nuancer un peu plus le caractère absolu de la propriété, au motif que celui-ci pourrait générer des comportements excessifs de jalousie, de convoitise et de concurrence, rompant le fragile équilibre entre Société et Individualité, on pourrait prononcer l’inaliénabilité des biens et services de ce monde. En effet, tout objet de ce monde peut être interprété comme une œuvre collective indivisible, émanant de contributions matérielles et immatérielles, naturelles, individuelles et collectives, finalement indéfiniment multiples, anonymes, aléatoires, fortuites ou réfléchies. Ainsi, la construction d’une maison exige des matériaux qu’il a fallu extraire et transformer, une reconnaissance du terrain et un plan qu’il a fallu dessiner, un agencement qu’il a fallu réaliser à l’aide de différents corps de métiers (charpentier, maçon, plaquier, plombier, électricien...). Soit le concours d’une multitude d’acteurs et de machines inscrits dans un continuum de transmission de savoirs techniques, d’inspirations, d’influences favorisant la créativité. Même en limitant la fabrication de cette maison à l’agencement de matériaux peu transformés (bois, paille, torchis), les contributions à sa construction n’en restent pas moins multiples : transmission des techniques d’agencement et utilisation de ressources naturelles relevant d’un bien commun dont le caractère inaliénable implique un usage mesuré. Il en va ainsi de toute production, qu’elle soit agricole, industrielle ou culturelle. Il s’agit bien là du résultat d’un produit complexe d’interactions formelles et imprévues, de préservation, de transmission, d’innovation, soit une richesse finalement collective et indéterminée lui conférant d’abord et avant tout un caractère inaliénable, transcendantal, et finalement une identité que l’on pourrait qualifier d’universelle. On reprendra ici la pensée de Proudhon lorsqu’il affirme que le droit d’abuser est inhérent au droit à la propriété. Pour lui, l’abus est inséparable du bien et la meilleure façon de s’en prémunir, c’est de partager. Pour aller dans ce sens, le peuple juif avait instauré l’année jubilaire : tous les cinquante ans, chaque propriétaire rendait à la collectivité les biens reçus en héritage depuis l’année jubilaire précédente. Dans une perspective plus libertaire, et pour envisager une alternative à l’économie de marché, ne devrions-nous pas envisager l’inaliénabilité des biens qui nous entourent, et procéder ainsi au détachement et au partage de nos richesses ?

Pierre (La Rochelle)

1. Pierre-Joseph Proudhon « Mémoires sur ma vie ». Textes ordonnés et présentés par Bernard Voyenne. Actes et mémoires du peuple - La Découverte/Maspero 1983.

2. Albert Jacquard « Tentatives de lucidité ». Stock 2004.


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