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AccueilJournalNuméros parus en 2006N°46 - janvier-février 2006Privatiser le vivant > L’assurance maladie au service de l’industrie pharmaceutique

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L’assurance maladie au service de l’industrie pharmaceutique


L’industrie pharmaceutique a réussi une performance qu’aucune autre industrie n’est parvenue à réaliser : ce sont ses actionnaires qui empochent les bénéfices de ses réussites, mais ce ne sont pas eux qui paient pour ses échecs. Pour dire les choses autrement, elle a réussi à transformer par le biais du système d’assurance maladie ses clients en garantie ultime de ses profits et de son avenir quel que soit son niveau d’inventivité. C’est pourquoi l’industrie pharmaceutique privilégie ouvertement les pays où existe une consommation de masse : ce sont les pays où une partie importante de la population est couverte par une assurance maladie. Celle-ci peut être essentiellement publique comme en France ou essentiellement privée comme aux Etats-Unis.


Pourquoi cette inflation des prix ?

Du coup on ne s’étonne pas que l’industrie pharmaceutique ne cache pas vraiment qu’elle est dans une situation tout à fait exceptionnelle. Elle est assez contente de ne pas être une industrie comme les autres. Il suffit de prêter attention à la manière dont elle justifie des demandes de prix 35 à 100 fois plus élevés pour des médicament qui ne sont que très légèrement différents de ceux qui ont été mis sur le marché dans les mêmes indications dix, vingt, trente ou même quarante ans plus tôt ; « légèrement différents » cela veut dire qu’ils n’améliorent pas vraiment le rapport bénéfice/risque global. C’est le cas aujourd’hui avec un nombre grandissant de médicaments (antiallergiques, antihypertenseurs, antidépresseurs, anti-inflammatoires...). Même si ceux-ci permettent de raffiner les traitements, ils n’apportent pas de progrès remarquables.

Rien ne prouve de manière décisive que les nouveaux médicaments, protégés par un brevet, sont meilleurs que ceux qui viennent de tomber dans le domaine public et peuvent donc être copiés par l’industrie des génériques (et vendus à un prix au moins 30% inférieur au prix du médicament princeps). Parfois, c’est même l’inverse. Ainsi des études montrent que ce sont les premiers antihypertenseurs mis sur le marché, vendus aujourd’hui à un prix extrêmement bas, qui allongent de la manière la plus significative la durée de vie des patients. Les industriels font évidemment tous les efforts de marketing possibles pour convaincre les médecins de la supériorité des nouvelles molécules, mais comme beaucoup ne sont pas dupes, ils justifient finalement toujours leurs demandes de prix de plus en plus considérables non pas tant par la qualité et la supériorité des nouveautés proposées (ce que tout autre industrie est obligée de faire) mais par la nécessité de gagner de l’argent pour financer la recherche de nouveaux médicaments. C’est une originalité absolue. Aucune autre industrie ne pourrait justifier ainsi le prix demandé pour un nouveau produit qui ne serait pas très différent des plus anciens. Appliquons, par exemple, ce raisonnement à l’industrie agroalimentaire. Accepteriez-vous de payer un nouveau yaourt (bio ou pas) CENT FOIS PLUS CHER parce que les industriels qui l’ont mis sur le marché déclarent avoir dépensé des millions d’euros pour le mettre au point ou parce que des équipes de recherche dépensent beaucoup d’argent ?

L’industrie pharmaceutique est la seule qui ne veut pas être jugée à ses résultats, mais à ses promesses. Et elle a réussi à le faire admettre à une partie de ses interlocuteurs. Cela prend la forme d’un slogan que les industriels répètent sans vergogne « les profits d’aujourd’hui sont les médicaments de demain ».

Devenez barbares !

Ainsi, le public se trouve enfermé dans une logique infernale : si on se bat pour l’accès de tous aux médicaments indispensables en demandant, par exemple, que l’on fasse passer les intérêts des populations avant les lois internationales sur les brevets, les industriels ont pris l’habitude de répondre que l’on sape toutes les bases qui rendent les progrès futurs possibles. On invente aussi un choix dont on espère qu’il va remodeler les comportements et les habitudes de pensée des populations des pays riches. Il faudrait apprendre à se résoudre à un chantage qui, pour garantir l’arrivée de nouvelles thérapeutiques dans les pays riches, priverait la plus grande partie des populations des pays pauvres des médicaments déjà existants.

Le public des pays occidentaux riches et où des systèmes d’assurance maladie collectifs fonctionnent (plus ou moins bien) est donc appelé à s’habituer à un égoïsme - et le mot est faible - systématique. Il faut donc qu’on meure là-bas pour que l’on puisse mieux vieillir ici. Aucune autre industrie n’a ainsi une ambition « morale » aussi forte que l’industrie pharmaceutique : il lui faut transformer en un système de guerre les réflexes de solidarité, qui sont par ailleurs à la base même de certains systèmes d’assurance maladie dont elle se nourrit. C’est donc une offre très particulière qui accompagne l’offre de médicaments dans le système actuel. Comme toute morale, elle doit être jugée à ses conséquences.

Il faut évidemment y prendre garde car ce sont ainsi de nouvelles habitudes de pensée que l’industrie veut créer dans les pays riches bénéficiant d’un système d’assurance maladie. La protestation purement morale, c’est-à-dire au nom d’autres valeurs absolues, pourra peut-être occuper une place importante dans la lutte contre ces nouvelles habitudes de pensée (et de banaliser). Mais il ne faut pas se cacher que la protestation uniquement morale pourrait bien être satisfaite, par exemple, d’opérations de charité reposant sur les épaules de populations que l’on culpabilise en même temps qu’on les rend égoïstes : donnez au tiers monde pendant que l’on vous demande de participer à son étranglement ! Le plus grave n’est donc peut être pas tant dans le fait que des populations entières ne disposent pas de médicaments qu’elles demandent, mais « l’habitude de pensée » qui est créée dans les pays riches « Il n’y a pas moyen de faire autrement... », « C’est le prix à payer pour le progrès... ». C’est là que nous pouvons parler de barbarie : l’époque des sacrifices humains n’est pas terminée. La protestation morale risque donc de ne pas être suffisante : il nous faudra démontrer que la proposition de l’industrie pharmaceutique est absurde et que des propositions beaucoup plus démocratiques sont aussi des propositions beaucoup plus efficaces du point de vue des usagers de la médecine. C’est à cela aussi qu’il faudra penser lorsqu’il sera question d’ouvrir des pistes alternatives au système actuel.

Cependant, la question de l’accès aux soins de santé dans les pays pauvres ne doit pas non plus faire l’objet de raccourcis. Nous n’avons pas à décider, à la place des populations concernées, la mise en place de systèmes sanitaires qui soient la copie conforme de ceux que nous avons créés dans les pays riches. Ce serait encore une manière de nous substituer à eux, de décider à leur place ce qui leur convient le mieux. L’industrie pharmaceutique a été ravie d’expliquer qu’il ne lui était pas possible de mettre à leur libre disposition les trithérapies contre le sida car la quasi absence d’infrastructures sanitaires de type occidental aurait risqué d’entraîner une consommation anarchiques d’antiviraux amenant à la sélection et au développement de nouvelles souches du virus HIV. Or l’expérience a montré l’inverse : dans des pays d’Afrique possédant très peu d’infrastructures sanitaires de type européen, la mise à disposition des trithérapies n’a absolument pas posé ce type de problèmes. Les populations concernées ont su gérer la situation à partir de leur propre savoir-faire, de leurs propres réseaux, et la distribution et la consommation des antiviraux ont pu se faire dans de bonnes ambitions, des conditions qu’ils ont inventées.

Il faut reconnaître à tous les peuples du monde le droit de trier dans nos inventions pour refuser celles qui ne leur conviennent pas. Pour prendre un exemple, il n’est pas certain que la masse des psychotropes inventés et diffusés dans les pays riches puisse envahir l’ensemble du monde sans provoquer des catastrophes que l’on dira « culturelles », faute d’autre mot pour décrire des modes d’existence qui définissent des populations entières, et qu’elles n’ont aucune raison de vouloir abandonner.

Il faut apprendre à s’interroger systématiquement sur l’usage de la notion de « progrès », ne jamais laisser les industriels et les experts décider seuls ce qui doit être considéré comme un progrès pour toute l’humanité, apprendre à en faire dans tous les cas un objet de débats politiques. Et il faut commencer par enquêter sur ce qui se passe dans nos propres pays (...)

Un marché asymétrique

En France personne ne manifeste trop ouvertement sa mauvaise humeur contre le prix des nouveaux médicaments protégés (en premier lieu par les brevets) qui bénéficient d’une exclusivité de fabrication et de commercialisation qui est désormais de 25 ans en Europe. On préfère généralement penser même dans certains cercles d’extrême gauche qu’il faut augmenter le prélèvements pour financer une assurance maladie devant finalement rester inchangée (...).

Le marché des médicaments est caractérisé par une puissance considérable de « l’offre » face à la quelle la « demande » n’existe que de manière misérable. Celui qui prescrit le médicament n’est pas celui qui le consomme, celui qui le consomme n’est pas celui qui le paie directement et les organismes payeurs (sécurité sociale et mutuelles) n’ont aucun droit de regard sur l’ensemble de la chaîne. Tous ceux qui veulent donner à la demande une puissance qui la rendra capable de se confronter à l’offre se trouvent néanmoins devant un risque majeur, celui de transformer le marché des médicaments et, au-delà de la santé, en un marché de plus en plus semblable à ceux des biens de consommation courante, comme l’automobile, l’habillement, les biens alimentaires, etc. Alors comment faire ?

Précisions d’abord qu’il est idiot de dire que l’on va « faire pénétrer les lois du marché » dans ce secteur. Comme si elles n’étaient pas déjà à l’œuvre et de la manière de la plus défavorable qui soit pour les consommateurs ! Ce n’est d’ailleurs pas de « lois » qu’il faudrait parler ici, mais « d’effets ». Certains slogans contre la « marchandisation » laissent penser que leurs initiateurs croient peut être trop à l’existent d’un capitalisme fonctionnant sur les théories des économistes les plus libéraux. Or, le marché des médicaments est un superbe exemple de ce qu’il n’existe pas de « marché capitaliste » en général, mais que chaque marché est spécifique et formaté par des lois et des règles qui lui permettent de fonctionner. Si vous supprimez ces lois et ces règles qui sont un préalable et non un résultat, vous n’obtenez pas un marché plus libre, mais la destruction du marché, le chaos.

Nous ne sommes donc pas confrontés à « un » marché capitaliste en général qui produirait de lui-même des lois qui nous écraseraient et contre lesquelles il serait évidemment très difficile de s’opposer sans remettre en cause tout le système en bloc et d’un seul coup. Il n’y aurait alors qu’à se contenter de tout petits combats strictement défensifs en attendant le grand chambardement à venir. Il faudrait être d’autant plus ambitieux dans les moyens de lutte (la grève générale) que l’on est modeste dans le contenu et les raisons de se battre. Cette position est très vite contradictoire : comment mobiliser en profondeur sur une longue période, pour des combats défensifs aux ambitions réduites au minimum ? Il n’y a plus qu’à gérer un programme minimum (réduit à la défense des acquis) en attendant le jour promis où l’on pourra sortir de sa poche un programme maximum.

Cette vision du monde et de sa transformation possible est fondée sur la conception mythique d’un marché capitaliste unique et s’étendant de manière inexorable et automatique, par sa dynamique propre. Pour retrouver toute la puissance d’agir, il faut penser, à l’inverse que ce n’est pas le marché qui produit des lois, mais les lois et règlements qui permettent aux marchés d’exister. Demandez donc aux industriels du médicament s’ils souhaitent de voir disparaître les lois sur les brevets, les autorisations de mise sur le marché, le monopole de la prescription et de la distribution, etc. Ce serait le chaos (...).

Extraits à débattre de Comment sauver (vraiment) la Sécu de Philippe Pignarre, Ed. la Découverte


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