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AccueilJournalNuméros parus en 2006N°46 - janvier-février 2006 > Chiapas : D’une campagne à l’autre

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Chiapas : D’une campagne à l’autre


Ce 1er janvier, l’EZLN et le sous-commandant Marcos, lançait leur “otra campaña”depuis la ville symbole de San Cristobal de las Casas. Entre 5.000 et 10 000 personnes participaient à la prise, civile et pacifique, de la ville. Le lendemain plusieurs centaines de personnes entamaient avec enthousiasme les discussions qui vont jalonner les 32 étapes du tour du Mexique du délégué zéro, alias Marcos. Le but de cette initiative zapatiste, parallèle à la campagne électorale pour la présidence, est de constituer un grand mouvement de gauche, anticapitaliste qui puisse inventer une nouvelle manière de faire de la politique.


Il y a le symbole, toujours très présent dans la lutte de l’EZLN. Et il y a les faits.
Habituellement les symboles en politique ne s’apparente qu’à de vagues images cherchant à détourner le regard du public de l’essentiel. Chez les zapatistes il permet l’articulation entre le discours et les actes, comme dans un poème, dans les langues indigènes ou dans les communiqués de Marcos.
Douze ans après l’intrusion armée de l’EZLN dans San Cristobal et dans le paysage politique mexicain, et international, les zapatistes reprenaient la ville, cette fois sans armes. Pourtant l’entrée dans cette jolie petite ville colorée avait bien l’apparence d’une démonstration de force, tant étaient grande la détermination et la mobilisation. Car ce ne sont pas toujours les fusils qui font la force. Ce sont près de 5000 indiens chiapanèques qui ont marché sur San Cristobal. Les visages de l’individualité masqués par les passe-montagnes et les foulards de la collectivité, ces paysans du sud-est mexicain ont fait preuve de discipline, tenant les lignes durant de longues heures d’attente. Ils ont rejoint, à la tombée de la nuit, sur les deux places principales de San Cristobal les milliers de curieux, d’observateurs étrangers et d’indiens pauvres venus écouter la voix de la rébellion...et voir la cagoule du “délégué zéro”, nouvelle appellation de Marcos.
Il y a le symbole d’un Marcos se mettant en danger en s’adressant à celles et ceux qui sont devenus ses frères et sœurs de lutte, dans leurs langues. Tout comme ces commandants indigènes s’expriment en espagnol. Le symbole des prises de paroles et des tâches, partagées entre hommes et femmes sur un continent encore largement dominé par le machisme. Et il y a ce symbole tellement énorme qu’on a parfois du mal à le voir : l’autre campagne se veut une campagne non-électorale. Elle va pourtant se dérouler en parallèle des luttes partidaires qui vont encore déchirer le paysage politicien jusqu’à la victoire, ou la défaite, des mêmes éternels protagonistes. C’est une façon de montrer à ces personnes qui mènent le pays en ne regardant celles et eux qui le constituent que pour être élus, que le pays peut se passer d’eux. Que ce pays, réveillé par la lutte des zapatistes, veut se prendre en main et va inventer une nouvelle façon de faire de la politique, un nouveau pacte social.
L’évènement du 1er janvier n’était d’ailleurs qu’une image. Car la marche et le meeting qui a suivi n’avait de valeur que dans le symbole. Comme la sortie de terre d’une fleur, elle ne doit pas faire oublier tout ce qui s’est passé en amont et le développement futur de la plante.

Car l’autre campagne n’est pas simplement le tour du Mexique de Marcos sur sa moto. Dès le 2 janvier, le travail de cette campagne différente a commencé. Il s’agit avant tout d’une initiative, visant à mobiliser celles et ceux qui ne se reconnaissent plus dans les formes actuelles de la politique. Les étapes de la tournée du délégué zéro doivent être l’occasion de donner la parole à celles et ceux d’en bas, afin de créer un mouvement de gauche et anticapitaliste.
Ces rencontres font suites à celles qui ont eu lieu à la fin de l’année dernière, lorsque les zapatistes avaient invités au Chiapas le mouvement social mexicain pour lier la lutte des indigènes à celles des travailleurs des champs et des usines, à celles des homosexuels, des femmes, des jeunes... des exclus en général de la société mexicaine. Bien que les discussions aient alors attirés de nombreuses personnes, il était évident qu’un voyage dans le sud-est mexicain restait inaccessible à trop de gens... c’est ce qui motive ce tour en moto du cagoulé le plus célèbre du moment. Car il faut voir la présence de Marcos à ces réunions comme un moyen. Il n’aura pas le rôle de coordinateur de cette autre campagne, ni même celui de porte-parole, mais celui de catalyseur, de métaphore . Car si depuis 1994, l’EZLN a appris à utiliser la plume de son sous-commandant avec plus d’efficacité que les fusils, ils utilisent ici la popularité du “sub-zéro”pour délier les langues de celles et ceux qui restent trop souvent silencieux à force de ne pas être écoutés.

Il s’agit avant tout d’écoute. Pour s’ouvrir à d’autres luttes, à d’autres fonctionnements, les futurs zapatistes ont appris lors de leur arrivée au Chiapas en 84 qu’il fallait savoir entendre ce que les gens avaient à dire sur leur quotidien. Qui est mieux à même de savoir ce qui va ou ne va pas que ceux qui le vive ? Les zapatistes ne prétendent pas imposer leurs vues aux ouvriers ou aux jeunes citadins... alors ils écoutent, et Marcos prend des notes durant ces réunions interminables. Les thèmes abordés sont innombrables et parfois l’émotion troubles la voix de ces hommes et ces femmes qui n’ont pas toujours l’habitude de prendre la parole en public. Les voix viennent de collectifs de luttes, d’organisations politiques, de membre d’ONG, mais aussi d’individus venus de tout le pays, de tous pays. Bien que l’autre campagne soit prioritairement à visée nationale, elle soulève l’enthousiasme au-delà des frontières mexicaines.

Et c’est bien là, dans ces paroles, que l’autre campagne dépasse le simple symbole pour devenir acte. Car les envies exprimées furent nombreuses. L’envie de donner une place plus importante aux femmes, reconnaître le droit à une sexualité différente, de prendre en compte la souffrance des migrants économiques (nombreux dans ce pays), de préserver les ressources naturelles, d’en finir avec l’exploitation qui courbent le dos des travailleurs des villes et des campagnes... Toutes ces phrases qui demeurent trop souvent lettres mortes prenaient ici une nouvelle vigueur. Il ne s’agissait plus du discours télévisuel d’un candidat, d’un spécialiste de la question, mais de paroles de victimes qui prenaient à témoin et à partie les oreilles attentives. Il y eu ce marxiste qui disait avoir été élevé dans la conviction que la religion était l’opium du peuple et qui rapportait que ce qu’il avait vécu ici le faisait douter. Il y avait cette parole des lesbiennes évoquant la lutte de classes qui existe dans la communauté gay et qui se sentaient plus proches de leurs frères et sœurs zapatistes que des lesbiennes qui ne recherchent que l’intégration dans ce système mercantile. Ce fut l’occasion d’entendre un communiste, ancien guérillero, remettre en cause une partie de sa vie. Il expliqua comment il avait vu échouer la lutte armée ; comment il avait vu se dissoudre toute radicalité dans les idées défendues lors du tournant électoraliste de la gauche (avec la création du PRD). Il dit enfin avec quel plaisir lui et ses camarades rejoignaient cette lutte qui ne serait ni électoraliste ni armée.
Il y avait aussi des réflexions sur les formes que pourraient prendre ce désir de faire de la politique autrement. Plus de questionnement que de certitudes... mais cette autre campagne ne fait encore que balbutier.
C’est là l’une des attraits de cette autre campagne : rien n’est certain mais tout est possible. Elle dépasse les clivages non pas en gommant toute velléités mais en cherchant ce qui unit. A travers cette autre campagne, les zapatistes réconcilient les deux grands courants issus de la pensée socialiste qui veulent encore révolutionner la société, communisme et anarchisme. Ils prônent en effet l’auto-organisation à la base mais reconnaissent toute fois l’importance d’une entité qui puisse garantir, aux yeux d’un monde où règne largement le capitalisme, le pacte social que celles et ceux qui vont participer à cette campagne tentent d’imaginer

L’autre campagne, pour être comprise, ne doit pas être prise pour ce qu’elle n’est pas, une campagne. Elle doit être lu comme une métaphore venue d’une culture qui résiste depuis 500 ans à la domination. C’est une campagne qui ne suit pas la temporalité des élections. Elle ne vient pas non plus briser un silence médiatique trop long qui aurait plongé ces indiens dans l’oubli cathodique. Une lutte qui persiste depuis plusieurs siècles n’a que faire de la temporalité d’un monde qui s’agite au rythme effréné des tambours d’une galère globalisée.

Stef

Section de Compréhension de l’Amérique Latine Politique


Interview de Sergio Rodríguez (directeur de "Rebeldía")

La conception zapatiste de l’action politique

Miguel Romero : L’objectif de cette interview est de mieux connaître l’expérience du mouvement social et politique impulsé par la VIe Déclaration de la Selva Lacandona et qui se développe autour de "l’autre campagne". A la différence des années passées, je crois qu’on sait très peu de choses dans la gauche européenne sur ce qui se passe ici. Et pour ce que je vois et ce que j’entends, il me semble important de le faire connaître, de raviver l’intérêt pour le zapatisme qui, à mon avis, a faibli. Pour plus de clarté, suivons un ordre chronologique. Revenons à "l’alerte rouge" lancée le 19 juin par l’EZLN qui a d’abord alarmé tout le monde parce qu’il semblait qu’une attaque militaire de l’armée mexicaine était imminente. Ensuite, c’était plutôt, comme dans mon cas, l’incertitude.
Sergio Rodríguez : "L’alerte rouge" est d’une certaine façon le point culminant de trois années de débat dans les communautés zapatistes, après la "marche indigène" du printemps 2001, avec pour objectif d’élaborer une nouvelle initiative. La formation des "juntes de bon gouvernement" en août 2003 a été une première réponse pour consolider le zapatisme dans ses bases. Mais il fallait aller au-delà et donner une échéance au processus de consultation au sein des communautés. Jusqu’ici, ils [2] procédaient à cette consultation en se déplaçant dans les communautés. Ils ont décidé alors qu’elles désigneraient leurs représentants pour se réunir en assemblée et adopter la VIe Déclaration de la Selva Lacandona. L’alerte rouge était une mise en alerte de l’armée zapatiste pour garantir la sécurité de cette réunion. Elle a été levée dès la fin de l’assemblée.

M.R. : La VIe Déclaration de la Selva Lacandona ne marque peut-être pas un tournant politique mais pour le moins la prise en compte de thèmes qui n’apparaissaient pas jusqu’ici dans le discours de l’EZLN. A ton avis, pourquoi maintenant et quel en est le contenu fondamental ?
S.R. : C’est bien un tournant politique. Il y a une modification substantielle à la fois du sujet auquel s’adresse cette déclaration et du sujet qui la justifie. Il s’agit d’une déclaration fondatrice qui ne s’adresse pas aux peuples indigènes, comme les accords de San Andrés, ni à une société civile informelle. Elle ne demande pas seulement l’adoption d’une série de dispositions dans la constitution mexicaine. Elle a un objectif très différent. Une fois consolidés les territoires propres de l’autonomie, avec les "juntes de bon gouvernement", il s’agit de créer une perspective à l’échelle nationale, de catalyser un processus latent dans le pays par ce fait nouveau que constitue "l’autre campagne". C’est un changement politique mais pas un changement idéologique. La VIe Déclaration de la Selva Lacandona parle d’un programme anticapitaliste antinéolibéral, d’un nouveau processus constituant, dans un sens qui n’est pas proprement juridique, d’un "nouveau pays". Dans les circonstances actuelles, l’objectif fondamental apparaît comme la construction d’un nouveau mouvement social et politique, la naissance d’un mouvement autonome et indépendant de la politique de l’Etat mexicain et de ses institutions. Le programme qui s’en dégagera sera le résultat d’un long processus.
Un deuxième point fondamental est que ce processus cherche à impulser, à dynamiser un espace où les gens puissent développer et construire des mécanismes d’auto-organisation. Attention, cela ne veut pas dire que rien n’existait auparavant. Il y a quelques mois encore on disait qu’il n’y avait pas de processus d’auto-organisation sociale au Mexique en dehors du Chiapas. Ce que nous ont montré les réunions de "l’autre campagne", c’est qu’il existe des processus d’auto-organisation très profonds, souterrains, apparus après le soulèvement zapatiste de 1994, mais qui restaient invisibles et qui se révèlent maintenant.

Extrait d’un texte du CSPCL (comité de soutien aux peuples du chiapas en lutte) - 33 rue des Vignoles 75020 Paris.


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