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AccueilJournalNuméros parus en 2006N°47 - Mars 2006La perception de la lutte des classes aujourd’hui > La classe sociale, de l’économique au politique

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La classe sociale, de l’économique au politique


La période contemporaine, au moins depuis les années 1960, connaît une éclipse non seulement de la lutte des classes, mais aussi de la notion même de “classe sociale”, comme instruments d’analyse de la société. Se développent de nouveaux termes, censés être plus neutres donc plus objectifs (“groupe social”, “Catégorie Socio-Professionnelle”...), ou porteurs d’autres connotations politiques (“communauté”, par exemple).


Outre un travail de sape mené sciemment par certains intellectuels, cette situation s’explique aussi par le renouvellement de la conjoncture politique - en particulier par le renoncement des partis institutionnels de gauche à toute perspective révolutionnaire. Fait du Parti Socialiste, bien évidemment, avec tous ses renoncements depuis le début des années 1980, mais le Parti Communiste, incarnation privilégiée d’un certain marxisme, porte lui aussi une part de responsabilité : en témoigne par exemple la disparition de la notion de “lutte des classes” de son corpus doctrinal à partir de 1976. Plus encore, les échecs puis la chute du “socialisme réel”, abusivement identifié à l’URSS, semblent avoir entraîné dans son discrédit l’ensemble des analyses collectivistes et holistes - alors même qu’il ne s’inspirait que d’une version très particulière de ces théories, le marxisme-léninisme.
Réhabiliter la notion de “classe sociale” constitue un impératif à la fois analytique - sans lui on s’enferme dans les illusions d’un individualisme libéral absurde - et politique - non tant pour réhabiliter les expériences concrètes passées, mais afin de réintégrer les luttes actuelles dans la longue durée du mouvement ouvrier, d’une lutte contre un système qui, malgré toutes les évolutions qu’il a connu et qu’il est hors de question de nier, repose toujours sur le mécanisme de l’exploitation et de la plus-value.

La notion de “classe” ne se réduit pas au courant marxiste proprement dit - courant auquel Marx lui-même déniait toute existence, dans la mesure où il y voyait un risque de systématisation, donc de fossilisation de sa pensée. On la retrouve également dans le courant anarchiste - et Proudhon s’interroge ainsi sur “la capacité politique des classes ouvrière”. Reste qu’à la fin du siècle, les libertaires rejoignent très largement l’analyse de Marx, dont ils critiquent avant tout la part projective : il ne faudrait pas, à la lumière des affrontements qui les opposèrent à Marx lui-même puis, au XXe siècle, à ses épigones léninistes, oublier par exemple que ce furent Bakounine et Cafiero qui traduisirent les premiers le Capital, respectivement en russe et en italien...

Il est cependant remarquable, compte tenu de l’importance de cette notion dans la rhétorique marxiste, et plus généralement dans le mouvement révolutionnaire moderne, qu’il n’existe pas de présentation systématique de la conception marxienne des classes sociales. Le chapitre 52 du livre III du Capital, dont c’était l’objet, ne fut qu’entamé avant la mort de Marx - elle tient, en tout et pour tout, en une page... Il s’agit donc de reconstituer une logique probable de l’analyse, à partir des notations présentes dans d’autres œuvres, et en particulier dans le Manifeste Communiste.

Chez Marx, la notion de “classe” recouvre deux réalités distinctes. D’une part la classe objective, ou “classe en soi”, définie par sa place dans les rapports de productions - qui oppose bourgeoisie capitaliste, détentrice du capital, et ouvriers, qui ne possèdent que leur force de travail. D’autre part la classe subjective, ou “classe pour soi”, groupe qui se définit par la conscience de son existence et par le fait qu’il est porteur d’un projet politique - plus ou moins formalisé : le rôle du parti, selon Marx, et particulièrement des intellectuels ralliés, consiste avant tout dans la formalisation de ce projet déjà présent chez les ouvriers. En acquérant cette conscience de soi analytique et projective, la classe ouvrière empirique, “en soi”, devient classe “pour soi” et forme le prolétariat au sens plein du terme.

Ces deux niveaux, réalité et conscience de cette réalité, c’est-à-dire infra et superstructure, sont en interaction constante. Dans une optique matérialiste, Marx affirme la primauté de l’infrastructure, c’est-à-dire le fait que les conditions de vie objectives des individus constitue le fondement de leur conscience subjective. Ainsi le choix même de la notion de “prolétariat” n’a rien d’innocent : selon l’étymologie latine, le prolétaire est “celui qui n’a que ses enfants”, c’est-à-dire, en droit romain, celui qui, n’ayant pas de propriété, est privé de droits politiques. Autrement dit ce qui caractérise le prolétaire, c’est non seulement d’être de fait exclu du système politique, mais aussi de n’avoir rien à perdre - ce qui fonde sa disponibilité au projet de changement social. Par ailleurs, sa vie en usine, où il découvre la division du travail, lui donne l’intuition du principe coopératif qui devra présider à la reconstruction sociale - là où les paysans, par exemple, sont pour Marx intrinsèquement individualistes car restés attachés à un mode de production de petits exploitants indépendants. C’est la conjonction de ces deux éléments négatif (refus du capitalisme dont ils ne bénéficient pas) et positif (intuition de la coopération) qui fait du prolétariat la classe intrinsèquement porteuse du projet socialiste.

Reste à savoir comment le prolétariat vient à la conscience de lui-même, c’est-à-dire commet s’opère le passage entre classe ouvrière “en soi” et prolétariat “pour soi”. Car la détermination de la super par l’infrastructure n’a rien d’automatique - c’est justement la fonction de l’idéologie dominante de masquer cette réalité, ou plutôt d’en imposer une interprétation divergente ; le travail des intellectuels révolutionnaires étant alors dans la mise au jour de cette réalité, c’est-à-dire un travail avant tout critique. Dans le Manifeste, tout comme dans le Capital, Marx tend à réifier les ouvriers, soumis à la fois à des conditions de vie et à une idéologie dominante qui rend indispensable un apport extérieur - celui du parti, instrument de “conscientisation”, conception que la social-démocratie puis le léninisme porteront à son paroxysme. Position pourtant revue après la Commune de Paris, qui voit Marx adopter une position plus favorable à la spontanéité ouvrière qui lui permet d’envisager la révolution non comme Etat ouvrier mais grâce à un système proche de l’autogestion - “l’autogouvernement des producteurs associés”.

Bourgeois et prolétaires ne constituent pas les seuls groupes sociaux existant dans la société d’alors, et Marx ne l’ignore pas. En revanche elles constituent les deux seuls groupes “moteurs”, éléments producteurs, actifs dans la création de la société. Chacun a ses “parasites” improductifs - l’administration bureaucratique pour la bourgeoisie, le “lumpen” ou “sous-prolétariat” pour les ouvriers. La grande différence que Marx fait entre prolétariat et lumpen tient justement à ce que le premier est actif, là où le second est un parasite passif : “cette pourriture passive des couches inférieures [...] peut se trouver, çà et là, entraînée dans le mouvement par une révolution prolétarienne ; cependant ses conditions de vie la disposeront plutôt à se vendre à la réaction”. Il est vrai que l’expérience de juin 1848, où la révolution ouvrière fut écrasée dans le sang par la garde mobile nouvellement créée, et où avaient été versés les anciens bénéficiaires des ateliers nationaux, ne plaidait guère pour le lumpen... C’est sur l’appréciation du lumpen que se déclenche le premier conflit entre Marx et Bakounine. Pour celui-ci, le lumpen est tout autant que la classe ouvrière proprement dite pénétré d’un “instinct de liberté” qui le rend potentiellement apte à opérer la révolution. Plus même peut-être, puisque d’une part il a moins encore à perdre que les ouvriers, d’autre part il n’est pas habitué à la discipline et n’a aucun respect de la légalité.

Sans insister sur un débat toujours d’actualité, dont on a encore pu entendre des échos au moment de la “crise des banlieues” de novembre 2005, il est bien d’autres éléments de la réalité contemporaine qui pose problème à la conception marxienne des classes sociales. Le cœur du problème réside dans le lien entre infra et superstructure, trop souvent unilinéaire et surtout unidimensionnel, relevant d’un économisme typique du XIXe siècle mais dont l’expérience a fait justice : il ne suffit en aucun cas de collectiviser les moyens de production pour voir l’avènement du socialisme.
En premier lieu, la classe ouvrière “empirique” n’a plus grand-chose de révolutionnaire, ses préférences politiques oscillant majoritairement entre apolitisme et extrême droite - comme si la grande leçon retirée de la vie en usine n’était pas tant la valeur de la coopération, mais l’acceptation de la discipline d’atelier.
A preuve du déclin du sentiment de collectif, la faiblesse actuelle du mouvement syndical qui, malgré toutes ses limites, n’en reste pas moins la matrice principale.
De fait, il existe toujours une marge dans la détermination de la superstructure par l’infrastructure - comme suffit à en témoigner le fait que la plupart des grandes figures révolutionnaires étaient issues des classes dominantes, à commencer par Marx et Bakounine eux-mêmes. De fait actuellement, il semble que les opinions révolutionnaires soient majoritairement présentes dans ce nouveau groupe que constitue la “classe moyenne”, en particulier dans les milieux relativement diplômés. Evitons donc de reproduire l’ouvriérisme angélique dans lequel sont trop souvent tombés les gauchistes des années 1970...

Par ailleurs, si l’on admet la détermination économiste qui fonde le marxisme, la classe ouvrière est révolutionnaire dans la mesure où elle n’a rien à perdre, autant sinon plus que par sa place dans le processus productif. Or le développement de la société de consommation a réduit à la portion congrue la part de la population occidentale qui “n’a rien à perdre” - ce qui a souvent été perçu comme un “embourgeoisement” de la classe ouvrière, devenue ainsi fondamentalement réformiste. Conclusion courante, tirée des valorisations immuables de la classe moyenne comme facteur de stabilité sociale - qu’affirmait déjà Aristote. A nuancer cependant : historiquement, le mouvement révolutionnaire a toujours été fort dans les périodes de prospérité économique - ne serait-ce, peut-on supposer, que parce que l’ambition révolutionnaire apparaît lorsque les besoins primaires tels que logement ou nourriture sont satisfaits : en deçà, le risque est grand de voir le mécontentement se limiter à la révolte frumentaire sans lendemain, sinon à l’appel à l’autorité bienveillante... Rappelons qu’à la veille de la Révolution de 1789, par exemple, les famines récurrentes alors n’avaient aucunement amené la population à critiquer la monarchie : la figure du roi restait intouchée, quand elle n’apparaissait pas comme ultime recours contre des difficultés attribuées non au système, mais à des abus locaux.

Surtout, les mutations contemporaines de l’appareil productif posent un certain nombre de problèmes majeurs à l’analyse marxienne. Les travailleurs de l’industrie sont désormais une minorité, la majeure partie de la population travaillant dans ce secteur quasi inexistant au XIXe siècle et en expansion continue que constitue le “tertiaire” - ensemble de services, dont il est probable que la plupart auraient sans doute été jugés parasitaires par les révolutionnaires de l’époque (tourisme, immobilier, etc.) Par ailleurs, le mode de production industriel lui-même a connu un certain nombre de modifications qui entraînent la quasi disparition des conditions de travail qui permettaient à Marx de parier sur la classe ouvrière empirique. Automatisation qui réduit la place du travail humain, explosion des sites de production (déconcentrations, délocalisations, etc.), individualisation de la gestion des ressources humaines sous l’inspiration du néo-management (via récupération, bien étudiée par Boltanski et Chiapello, de notions issues du camp anticapitaliste, comme celles d’”implication”, de “responsabilité” voire de “participation”) : autant de phénomènes qui entraînent chômage et précarité, et font apparaître le travail productif moins comme une coopération que comme une concurrence. En témoignent suffisamment le recours massif à la débrouillardise individuelle en lieu et place de l’action collective, ou la xénophobie plus ou moins déclarée de clichés comme le “plombier polonais” ou les travailleurs immigrés “mangeurs du pain des français”, qui se perpétuent depuis les années 1970 où elles furent popularisées... par le Parti Communiste !

Enfin, la croissance du chômage, jointe au phénomène récent de la surproduction (cf. les rachats de production agricole par l’UE pour maintenir artificiellement les prix...), amène à relativiser l’importance du travail économiquement productif dans la production du lien social. Marxisme orthodoxe et libéralisme sont d’accord sur ce point : l’économie prime les autres activités humaines. C’est de cet économisme exclusif qu’il faut se défaire.
D’autant que la période contemporaine voit le développement parallèle du salariat, y compris au sein du patronat, et de l’actionnariat - qui aboutit à placer le pouvoir plus dans les mains des organismes gestionnaires de capitaux (les fonds de pension, par exemple) que dans celles d’individus clairement identifiables, par leur fonction et par leur idéologie, comme capitalistes. Au total, la plupart des patrons sont aujourd’hui des salariés, et la majeure partie des salariés, volontairement ou non, entretiennent le système financier - ne serait-ce que par l’épargne “placée”, directement en Bourse bien sûr, mais aussi sur le moindre compte épargne... A la fois tous salariés et profiteurs, exploités et exploitants, le système capitaliste atteint son apogée et ne laisse plus personne hors de son mécanisme. La différence entre un patron et un ouvrier pourrait bien n’être plus tant une différence quant au capital possédé, un clivage opposant propriétaire et salarié, mais fondé d’abord sur une différence de pouvoir, c’est-à-dire une différence politique.

Alf


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