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AccueilJournalNuméros parus en 2002N°5 - Janvier 2002 > Faits comme des rats ou errants comme des chiens

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Faits comme des rats ou errants comme des chiens


par Chantal Abu-Eishe, citoyenne d’Hébron en Palestine


Hébron, le 29 novembre 2001 - En quatorze mois, on en a vu des bouclages durs, on en a contourné ou escaladé des talus, on en a fait des kilomètres supplémentaires pour réussir à aller travailler ou rentrer chez nous (à quand le dédommagement pour usure des semelles, des pneus, des amortisseurs, et consommation effrénée d’essence ?) mais des scènes comme aujourd’hui, pas encore...

Depuis mercredi soir, il est impossible d’entrer ou de sortir d’Hébron en voiture par une route digne de ce nom. J’ai eu la chance ce matin de pouvoir prendre place dans la voiture d’une ONG qui partait pour Jérusalem... Premier talus, première sortie, changement de véhicule : une seconde voiture de la même ONG, venue de Jérusalem nous attend de l’autre côté. Route déserte jusqu’à l’entrée de Jérusalem : pas un taxi, même les "officieux" à plaque jaune conduits par des Jérusalémites, ne passent. Des chars aux intersections, des groupes de piétons désirant traverser la route de contournement pour se rendre d’un village à l’autre sont catégoriquement refoulés par les soldats. A la hauteur du camp de réfugiés d’Al Arroub, un soldat est accroupi au milieu de la route, encadré de deux acolytes. Des étudiants, des élèves, des gens qui doivent tout simplement aller d’un point à un autre, sont condamnés à marcher, et encore... pas n’importe où : ici, il faut grimper sur le talus qui longe la route, là, il faut marcher dans la gadoue pour contourner le barrage militaire proche du groupe de colonies de Gush Etzion.

A 13h 30, je reprends la route avec Anwar dans l’autre sens, cette fois dans notre voiture. A ce même barrage, embouteillage, d’énormes semi-remorques sont sommés de faire demi-tour, idem pour les taxis "clandestins" à plaque jaune (israélienne). Notre obstination aidant, après qu’on nous ait indiqué de façon péremptoire, avec ce geste leste de la main très expressif qu’on ne connaît que trop..., on finit par sortir notre "sésame", une carte d’immatriculation auprès du Consulat Général de France à Jérusalem. On passe donc. Et là c’est un autre sentiment que la hargne qui nous prend : LA HONTE.
Honte d’être la seule voiture sur 12 km qui dépasse certainement plus de 200 personnes de ce foutu carrefour jusqu’à l’entrée de Halhoul. On se croirait en plein exode : des travailleurs leur matériel sur le dos, des mères de famille avec des enfants dans les bras, des élèves qui rentrent de l’école, des paysans, un tracteur qui a pris en stop une huitaine de passagers, des gens âgés clopinant.

Certains auront parcouru presque 30 km à pied au total depuis le matin...

Honte d’être privilégié, honte de ne pas partager le sort de ces gens. Comme me l’a dit un jour un homme d’âge mûr : "on n’est même pas des chiens, au moins eux ils peuvent aller chercher à manger où ils veulent..." . Nos enfants nous attendent, le soir tombe vite en ce moment, et les doigts qui se lèvent à notre passage nous rendent amers. Pourquoi ne pas faire monter 4 personnes avec nous ? Parce qu’à chaque barrage "fixe" (il y en a 4 sur ces 12 km auxquels s’ajoutent les patrouilles "volantes") nos passagers seront priés de descendre... Hargne, honte, amertume, ras le bol, colère d’être "faits comme des rats" c’est ce que nous ressentons. Quand on dit cela à nos amis ou parents palestiniens ils nous répondent : vous n’y êtes pour rien, à votre place on essaierait de passer comme vous le faites, on ne vous en veux pas...

A l’entrée de Halhoul (trois talus plus un mur de blocs de béton), pas un véhicule. "Normalement" (tiens, c’est bizarre ce mot), des dizaines de taxis attendent ceux qui auront franchi ce bel exemple de ce que peuvent faire des engins de travaux publics.
Aujourd’hui : le désert. Jusqu’au prochain barrage à l’entre suivante d’Hébron, pas UN véhicule, on se croirait sur la lune... Et puis l’ultime barrière : le soldat nous fait signe de ralentir, de nous arrêter, demande nos papiers, on lui dit qu’on va à Kyriat Gat, distante de 35 km en direction d’Ashkelon... On passe mais les ouvertures que nous connaissons sont toutes obstruées. On finit par repérer un petit chemin de sable puis de cailloux puis de terre. On franchit un talus fraîchement rendu praticable mais au sommet du talus on ne voit plus ce qui est devant nous tellement la pente est abrupte, heureusement il n’a pas trop plu depuis deux jours, avec un peu d’imagination on se croirait dans Menhir Express au Parc Astérix...

Finalement on est passé, on traverse un superbe paysage "Farsh Al Hawa" (le matelas du vent), on croise quelques véhicules qui nous demandent s’il y a une issue. image 292 x 315 Et on retrouve nos enfants qui avaient fait appeler deux fois leur grand-père pour savoir si on allait bientôt rentrer à Hébron.  Au moment où nous arrivons ma belle-soeur part pour Jérusalem avec toute sa petite famille (10 personnes) dans un minibus familial. On essaie de la dissuader de partir, elle ne renonce pas, voulant aller voir sa mère à Jérusalem qui s’est cassé le col du fémur. Deux heures plus tard, elle est de retour : le chauffeur les a fait passer par le chemin que nous avions emprunté mais au bout du chemin ... un char, grenade lacrymogène et ordre de faire demi-tour.

Je précise que ma belle-soeur est porteuse d’une carte de "résidente" de Jérusalem, le chauffeur du minibus aussi et que la plaque du véhicule est jaune...
A peine rentrés, un ami Jérusalémite nous dit qu’il est parti de chez lui ce matin pour venir ici, à Gush Etzion il a été refoulé aussi, bien qu’également porteur de la bonne couleur de carte d’identité, de la bonne couleur de plaque. Les soldats énervés (les pauvres...) par l’embouteillage qu’ils ont créé tirent des grenades lacrymogènes.

Même histoire avant hier à Beit Ummar, deuxième village après Hébron en direction de Jérusalem.

Dans la voiture nous avons écouté Radio Israel qui indiquait que l’armée israélienne avait eu vent de la préparation par des Hébronites d’une "opération" à Beersheva...
Si on veut trouver une explication "logique" (encore un mot bizarre) à ce qu’on voit aujourd’hui, on pourrait y croire mais alors pourquoi laisser passer les colons ? Certes ils sont tous armés !

Depuis des mois j’essaie de me mettre dans la tête qu’il n’y a pas de logique à tout ce cirque, qu’il ne faut pas essayer de trouver une réponse cartésienne au comportement des soldats, que le but est de désorganiser la vie des Palestiniens, de les abrutir en changeant trois fois dans la journée le circuit possible pour sortir de la ville. Après plus de 40 ans en France, c’est un peu dur mais je finis par y arriver...
ZOMBIES, on devient zombies, cyniques, humiliés d’être honteux, honteux de voir les autres humiliés. Le spectacle de ce début d’après-midi me fait penser à une pub d’insecticide : l’armée vaporise et les Palestiniens s’éparpillent, essayant de se mettre à l’abri....

Après avoir entendu quelques tirs et explosions, petit moment devant la télé pour écouter les dernières nouvelles : la chaîne MBC passe une pub pour le riz Oussama "le riz terroriste américain "... et d’un oeil distrait je parcours Haaretz et que lis-je ? "Humiliation is not a security necessity" (Gabi Ophir, directeur général des autorités aéroportuaires israéliennes).

Envie de crier par Chantal Abu-Eishe, citoyenne d’Hébron en Palestine

Hébron, le 2 décembre 2001 - Ce matin je voulais ajouter un petit PS à mon texte du 29 novembre.(...) Dans la soirée du 1er décembre en effet deux attentats à Jérusalem avait encore semé la mort, la panique et l’horreur. Et cet après-midi les nouvelles d’Haïfa...
ARRETEZ, ARRETEZ, voici ce que je hurle dans mon for intérieur. ARRETEZ TOUS de vous venger, sinon la scène à laquelle j’ai assisté il y a quelques jours, encore dans H2, se reproduira pendant des dizaines d’années, à savoir une gamine israélienne d’une douzaine d’années crachant à la figure d’une autre gamine, à peine plus âgée, et palestinienne. Je continuerai aussi, ou mes enfants, à recevoir un jour une bassine d’eau sale, un jour un contenu de poubelle, jetés d’une fenêtred’une colonie juive de la vieille ville d’Hébron, parce que j’arpente les rues de ce quartier avec des témoins qui constatent, simplement, ce que signifie vivre dans cette zone.


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