Retour accueil

AccueilRésistances/Alternatives > La révolte des Vendus

Rechercher
>
thème
> pays
> ville


La révolte des Vendus

Retour sur certains événements de la révolte de Oaxaca


Alors qu’on nous remplit les oreilles et les yeux de Sarkolène et de Ségozy, d’étrangers et de terroristes, de poulets et de chiens écrasés, de on ne peut rien changer et de c’est comme ça, il reste peu de place dans les médias pour parler de la “Commune” de Oaxaca : un état du Mexique devenu, en un peu plus de trois mois, presque entièrement autonome du gouvernement central ! Bien sûr, les représentants du gouvernement bannis, une fois réfugiés loin du grabuge, se sont organisés en bons Versaillais, utilisant les quelques moyens qui leur restent : campagnes de presse calomnieuses contre ce qu’ils appellent la « guérilla urbaine » de Oaxaca ; retour de la « guerre sale » (flics tortionnaires, disparitions de militants, coups de feu sur les manifestations....). Mais les enjeux sont déjà trop importants, et les coups de répression, au lieu de déprimer le mouvement, le rendent à chaque fois plus puissant, attirant à travers la République une solidarité active de plus en plus large...


“Ce serait la lutte corps à corps [...], la lutte impitoyable, à coup de matraque, de machette, de poignard et de pierre, et les poings solides des hacheros seraient plus précieux que les carabines les plus précises”.

B. Traven, La Révolte des pendus.


Cette année, on dirait que le Mexique s’est planté un piment dans l’oignon. Les mouvements de contestation et de répression virulentes se sont enchaînés : l’Autre campagne, la grève des mineurs de Michoacan en avril, Atenco en mai, puis les mouvements contre la victoire frauduleuse du droitiste catho Felipe Calderon (dit FECAL), du PAN*, sur le “socialiste” Andres Manuel Lopez Obrador (AMLO), du PRD*... C’est dans ce contexte que le mouvement de Oaxaca, depuis le 22 mai, n’en finit pas de s’aggrandir. Sa revendication unitaire est la destitution du gouverneur de l’état d’Oaxaca Ulises Ruiz Ortiz (URO), du PRI*-PVEM (PRI-Verts), “élu” en 2004 par une fraude électorale, et qui ne gouverne que par la corruption et la terreur.

* Les principaux partis au Mexique :
PRI : Parti Révolutionnaire Institutionnel (!), au pouvoir de 1946 à 2000.
PAN : Le Parti d’Action Nationale, fondé en 1939, a gagné les présidentielles de 2000 avec Vincente Fox. Censé représenter l’alternative au parti unique du PRI, il est rapidement tombé en disgrâce pour les mêmes problèmes de corruption et d’impuissance politique que le PRI.
PRD : Parti de la Révolution Démocratique, fondé en 1989 d’une scission avec le PRI. Censé être de gauche, il est membre de l’Internationale Socialiste.
Source : wikipedia

En arrivant sur le zocalo (place centrale) de Oaxaca, on voit des barricades à chaque entrée de la place (sauf une), qui en interdisent l’entrée aux voitures. Elles sont couvertes de caricatures et d’inscriptions hostiles à Ulises Ruiz Ortiz (URO), où l’on voit le gouverneur en train de s’enfuir vers la Suisse, le nez pleurant du sang, avec des sacs d’argent volé sous le bras.

A l’intérieur des barricades, des vendeurs ambulants vaguent entre les sièges des cireurs de chaussures, les étals des vendeurs d’artisanat, de disques pirates et de nourriture, et les tentes des centaines d’associations de l’Assemblée Populaire du Peuple de Oaxaca (APPO), florilège de groupes acronymes (POS, FPR, Bloque Autonomo de Resistencia Libertaria, OIDHO, CODEP, EI CIPO, FEDOSO...). L’APPO s’est d’ailleurs récemment renommée Assemblée Populaire des Peuples de Oaxaca, tant y est forte la présence de nombreuses communautés originaires. Pour Melitón Bautista, intégrant de l’APPO, “La lutte est générale. (...) Depuis le 11 juin nous sommes déterminés à participer à l’APPO en tant que peuples indigènes.”

On trouve aussi sur la place diverses associations de travailleurs de l’éducation, dont la section 22 du Syndicat National des Travailleurs de l’Education (SNTE), qui compte 70 000 adhérents, le CEDES 22, groupe de reflexion sur les innovations pédagogiques de la section 22 de la SNTE, la Zona Educ. Especial qui milite “pour un enseignement qui respecte les différences” (notamment pour la reconnaissance de la langue des signes dans l’enseignement), etc.

Autour du zocalo, vers la rue Porfirio Diaz (dictateur mexicain du début du siècle détrôné par la révolution), ou la rue Ricardo Flores Magon (journaliste et anarcho-syndicaliste qui a participé à la chute du dictateur sus-nommé), sur les murs, ont été taguées de nombreuses inscriptions : “Vive la lutte libertaire” ; “ Ni PRI ni PAN ni PRD : un peuple uni avance sans partis” ; “Le gouvernement est une institution nécessaire pour défendre les intérêts de la classe capitalistes” ; “Dehors Ulises, dehors l’Etat. Pour un gouvernement des peuples. L’anarchie est l’égalité ! Liberté ! ”...

Une entrée de la place est restée sans barricades, pour laisser passer les “véhicules officiels de l’APPO”, c’est-à-dire des voitures de l’Etat réappropriées et repeintes aux couleurs du mouvement. Cette entrée, gardée jour et nuit, est pleine de tentes qui abritent des chaises, des tables et des duvets, des yeux épuisés et profonds. Aux fils de ces tentes sont accrochées des affichettes spontanées : « Contre l’agression psychologique et le terrorisme d’Etat : la tête froide et le cœur chaud » ; « Je suis fatigué de ne rien faire pour démontrer l’incapacité d’URO à gouverner Oaxaca. Bloque ta rue ! Brûle des pneus sur les routes ! Utilise des pierres ! Il n’y a d’autorisation (à recevoir) de personne, rappelle-toi qu’il y a l’ingouvernabilité ! ».

300 municipes autonomes du gouvernement

Il flotte dans l’air comme un narcotique puissant, qui court dans les paroles, dans les regards et dans les rires. Les villages et colonias (banlieues) qui entourent la ville de Oaxaca n’échappent pas à cette contagion d’espoir. Ainsi à Zaachila, derrière l’important et millénaire marché indien, sur le fronton de la mairie, une impressionnante banderole exige la d’émission d’URO ainsi que celle d’autres politiciens ; elle exige également la reconnaissance légale des ayutamientos populares (municipes populaires, c’est-à-dire autonomes du gouvernement, et fonctionnant sur le principe de l’assembléisme et de la révocabilité des mandats).

A l’entrée de la mairie populaire, des panneaux commentent par des dessins humoristiques la fraude electorale, les actes répressifs des gens d’URO et la naissance du mouvement. Des hommes et des femmes invitent les passants à discuter et à soutenir une radio indépendante qui informe en continu sur le mouvement.

« - On peut entrer ? - Bien sûr, ça appartient au peuple, à tout le monde. Enfin presque à tout le monde... », dit un homme dans l’entrée, avec un large rire.

A l’intérieur, des tables, des chaises, des duvets et tout le materiel démocratique nécessaire à l’occupation. A l’une des personnes présentes, nous demandons où sont partis les fonctionnaires qui travaillaient ici, et les policiers. « Quien sabe ? [Qui sait ?] Ils se cachent... peut-être à D.F. [Districto Federal, la ville que nous appelons Mexico], ou peut-être qu’ils sont partis... en France ! ». Et il éclate de rire. La blague visait sûrement aussi le dictateur Porfirio Diaz qui, à sa chute, s’était enfui en France.

« - Combien de municipes se sont déjà déclarés autonomes ? - A peu près 300, répond-il. En un peu plus de deux mois... Il n’en reste plus que quelques-uns à reprendre. »

Nous, nous sommes libres et nous sommes ici !

Au Mexique, le salaire légal minimum est de 1326 pesos (environ 100 euros). Pour comparer, le prix moyen d’une chambre de 7m2, à Mexico DF, est de 1000 pesos. Pas de RMI, pas de SECU ; un litre d’eau à boire ne coûte pas beaucoup moins cher qu’un soda. 50 à 80% de l’économie est au noir. Pour la plus grande partie de la population, c’est la recherche permanente des moyens de la survie ; on fait couramment deux, voire trois métiers a la fois. “Un enseignant du prescolar [maternelle], dit une enseignante en lutte, gagne 2300 pesos, un de primaria, 2700, un de secundaria [collège], 3800. [...] On ne peut pas vivre... Comme dit notre constitution, tout travailleur mérite une vie digne, non ? Mais ce n’est pas le cas, on nous donne seulement de quoi survivre. Pour le reste, non...

Le 22 mai, date du début de l’occupation permanente (planton) de la place centrale (zocalo) par des enseignants du primaire et du secondaire, la première revendication était donc salariale : un salaire égal à celui des enseignants du Chiapas, qui touchent un peu plus, car la vie est devenue plus chère à cause du tourisme qui a fait monter les prix notamment pour la nourriture. Les enseigants en lutte ne seraient pas contre, par ailleurs, avoir moins de 40 élèves par classe. A ces revendications s’est ajouté un rejet de la privatisation de l’école et de “l’abêtissement des programmes” : l’histoire en général n’est plus enseignée en primaire, l’histoire précolombienne ou plutôt précortesienne ne l’est plus en secundaria (collège) ; la philosophie a disparu de l’enseignement général.

- Il n’y a plus de philosophie, dit une enseignante, et c’est pour cela que nos enfants ne sont pas réflexifs. Nos jeunes sont pris dans la drogue, la prostitution... Ils ne savent pas lutter pour leurs droits. L’histoire est enlevée des programmes du collège, car ils disent que ce n’est pas nécessaire. Les enfants ne savent rien du pays, de la révolution de 1910, de qui a commencé cette révolution, d’où sort ce mouvement d’aujourd’hui. Il n’y a plus de culture. Toute notre culture a été vendue. Regarde, même dans les musées : on n’a plus les originaux, ils ont été vendus par nos gouvernants. A la place, on a des faux, des clônes.

- Plus de culture ? Pourtant ici, vous avez deux cultures principales : vous avez la culture de l’Espagnol, qui est quand même la culture internationale de la Renaissance européenne, et vous avez la culture précortésienne, l’ensemble des cultures indiennes [rien qu’à Oaxaca, cela représente 16 cultures et langues différentes]  ! - Oui, mais pourtant, on n’a plus ni l’une, ni l’autre. Quand tu demandes, les gens disent “Je sais pas”. Quelle honte ! Comment est-ce possible, qu’on ne sache pas ? De plus en plus, on vit comme des robots. On nous vole, on nous tue, et c’est triste parce que nous sommes des êtres humains... pas des robots de métal à ne rien sentir. On ne pense pas, on ne réfléchit pas. Tout a été vendu ici, le pays entier est aux mains de l’étranger. On ne s’appartient pas. [...] Moi, ici, dans ce mouvement, je ne suis pas dans les classes mais je considère que j’exerce mon métier. Nous, nous sommes ici pour réfléchir avec les gens, ouvrir les yeux. Nous nous rebellons. Les gens ne le font pas assez, parce qu’ils ne veulent pas mourir, rien risquer. Mais ils meurent, ils sont en train de mourir lentement parce qu’on les suce à mort, non ? Mourir comme un robot ou mourir ici, je préfère ici, de toute façon on meurt tous, alors il vaut mieux choisir sa mort, non ?

Elle se met à rire de la mort comme savent faire les mexicains, de cette façon qui nous déroute, puis qui nous prend aussi, finalement. Dans la rue d’à côté, la veille, un professeur d’université engagé dans le mouvement, Marcos Garcia Tapia, a été tué par des policiers ou des mercenaires politiques (porros). Ce matin, un professeur n’est pas venu sur le planton, personne ne sait où il est. Un enseignant dit : “ - On s’en fout de mourir. On est nombreux. Si tu tombes, un autre prend ta place... - Mais quand même, c’est dur, ça fait mal !”, je lui réponds en essayant de le faire rire. Il change de sujet et nous parle de son métier. Une autre enseignante : “Nous, ici, nous sommes moins vendus, nous sommes plus libres. Nous savons que nous allons mourir. Les autres aussi vont mourir, mais c’est pire, parce qu’ils sont vendus. Nous, nous sommes libres et nous sommes ici.

Peu après cette discussion, soit le 10 août vers 19h, a lieu la manifestation qui exige la libération des prisonniers politiques Ramiro Aragón, Germán Mendoza Nube, Erangelio Mendoza González, Catarino Torres Pineda, Isaac García, Abraham Ramírez Vásquez, Juventino García Cruz, Noel García Cruz...

Dans les yeux des manifestants, quelque chose me frappe, que je n’avais pas vu avant, et que j’ai d’abord du mal à identifier : c’est la peur, la peur immense, la fragilité de ces vies qui marchent, qui respirent et qui luttent. “Aqui, la vida no vale nada”, dit le proverbe mexicain ; on peut la perdre pour un oui ou pour un non. Comment, les jours précédents, était-il possible que je ne voie que la révolte et l’espoir, et non cette angoisse énorme ? Je me souviens des paroles de la Commission Sexta de l’EZLN, qui nous incitent à chercher « la pensée qui ne se conforme pas avec ce que les yeux voient et les oreilles entendent, mais qui commence à regarder et à écouter ce qui n’apparaît pas ni n’a de son ». Et je me sens soudain retourné par le courage invraisemblable de ces hommes et de ces femmes, de ces vieillards, de ces enfants... Et me reviennent les paroles des enseignant-es : il faut apprendre pour voir, sinon on ne voit que les objets, et les relations restent invisibles.

Un quart d’heure plus tard, des présumés policiers ouvrent le feu sur le cortège, causant la mort du mécanicien José Perez Colmenares, et faisant des dizaines de blessés. Alors qu’une partie des manifestants se disperse, une autre fait front et parvient à s’approcher de la maison d’où viennent les tirs. Ils y mettent le feu. Les sicaires finissent par en ressortir. L’un d’eux n’a pas été retrouvé, juste un 9mm, un chargeur vide et une paire de gants de peau.

Le lendemain, un membre de l’APPO déclare à la Jornada que, dans les 30 heures qui viennent de s’écouler, la police a fait quatre morts, ce qui porte à 36 en 19 mois les assassinats politiques commis par le gouvernement d’Ulises Ruiz Ortiz.

En cette fin de septembre, le mouvement se poursuit, continue à se développer jusqu’à Mexico, à se radicaliser, à s’inventer des formes nouvelles et à déstabiliser le gouvernement, qui menace d’envoyer la PFP (Police Fédérale Préventive, qui en mai dernier a montré ce dont elle était capable à Atenco, avec les tortures et les viols en série), ainsi que l’armée.

Pourquoi, à partir d’une grève de profs, ce mouvement s’est-il étendu à une si grande partie de la société ? Comment s’est-il développé ? Quelles sont ses stratégies d’action directe ? Est-ce un mouvement révolutionnaire ? Pourquoi, après presque quatre mois, le gouvernement ne lâche-t-il pas : quels sont les enjeux économiques et politiques, à un niveau plus global ?

(A suivre...)

Continuons à nous informer et à soutenir le mouvement enseignant-populaire de Oaxaca :

Destitution immédiate d’URO et de ses fonctionnaires !
Liberté aux prisonniers politiques !
Non au fascisme ! Que cesse la répression. No pasaran !*

*[Communiqué des Organisations Indiennes pour les Droits Humains à Oaxaca (OIDHO)]

- La jornada : http://www.jornada.unam.mx/
- Noticias, Voz e imagen de Oaxaca : http://www.noticias-oax.com.mx/
- radio universidad Oaxaca : http://www.uabjo.mx/radio/radioOnLi...
- Portail du mouvement : http://www.oaxacalibre.org/libertad/
- Nouvelles au jour le jour : http://mexico.indymedia.org/tiki-in...
- CIPO-RFM : http://www.nodo50.org/cipo/
- CEDES 22 : http://www.seccion22snte.org.mx/ced...


No Pasaran 21ter rue Voltaire 75011 Paris - Tél. 06 11 29 02 15 - nopasaran@samizdat.net
Ce site est réalisé avec SPIP logiciel libre sous license GNU/GPL - Hébergé par Samizdat.net