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AccueilJournalNuméros parus en 2007N°56 - Février 2007Théâtre de l’opprimé > Qu’est ce que le théâtre de l’invisible ?

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Dossier Théâtre de l’opprimé

Qu’est ce que le théâtre de l’invisible ?



« Initier une Zone d’autonomie temporaire [TAZ]
peut impliquer des stratégies de violence et de défense,
mais sa plus grande force réside dans son invisibilité
- l’État ne peut pas la reconnaître
parce que l’Histoire n’en a pas de définition.
 »
Hakim Bey, Zones d’autonomie temporaire


Le théâtre invisible a été inventé en Amérique latine, à un moment où il devenait trop dangereux de militer de façon traditionnelle ouvertement. On joue une scène au milieu de gens qui ne sont pas des spectateurs : dans la rue, la queue d’un cinéma, un restaurant, un marché, un train... Ceux qui se trouvent là assistent à la scène par hasard et ignorent qu’il s’agit d’un spectacle.

Il s’agit de provoquer dans la réalité une situation conflictuelle qui pose un problème politique. Non pas de créer une violence, dit Augusto, mais de « rendre visible une violence invisible », c’est-à-dire de « révéler une violence ». Par exemple, « c’est très violent s’il y a à manger pour tout le monde mais que des gens meurent de faim » ; ainsi pour les violences contre les immigrés ou contre les femmes, toutes les violences sociales qui sont cachées, ou bien « qu’à force de voir, on ne voit plus ».
Une scène de théâtre invisible va rendre une de ces oppressions violemment visible. « Toutes les personnes qui sont là sont impliquées dans son explosion, explosion dont les effets durent encore longtemps après la fin de la scène. [...] L’impact de ce théâtre libre est beaucoup plus violent et plus durable. » [1] On cherche à provoquer un débat en paroles et en actes, à savoir ce que pensent les gens sur un problème, dans un lieu et à un moment donné. On cherche également à susciter, comme dans le théâtre-forum, des réactions de révolte et de solidarité.

Il ne s’agit pas de couillonner les gens, comme une caméra cachée. Pour éviter cette dérive, au Théâtre de l’opprimé de Paris on s’est imposé la règle de ne jamais dire qu’il s’agit de théâtre, en aucun cas, même quand ça tourne mal. On assume jusqu’au bout ! L’autre contrainte, c’est de toujours préparer des scènes sur des sujets qui nous impliquent. D’un certain point de vue c’est donc un peu une manipulation, mais d’un autre non, car on ne sait jamais où ça va : on pose une question de manière violente, on met les autres en question, mais aussi nous-mêmes.

Lors d’un stage, nous voulions préparer un théâtre de l’invisible sur le thème de la solidarité avec les sans-papiers. Les autres groupes préparaient des scènes sur d’autres sujets. Nous étions cinq : Sarah Belge, Nayra, Sarah Suisse, Rhaliba et moi. Nayra était sur le point d’être obligée de retourner en Bolivie car elle n’aurait bientôt plus de papiers valides. Or, elle ne voulait pas repartir.

Nous avons commencé à travailler pendant une après-midi sur une scène à jouer dans une file de la poste. La méthode du Théâtre de l’opprimé contient tout un ensemble de techniques qui permettent de créer collectivement une scène de façon à éviter qu’une personne décide pour tout le monde qui jouera quoi et comment. Notamment, on commence par produire des images fixes, qu’on dynamise ensuite dans des improvisations ; le texte vient en dernier. Mais ce jour-là, on parlait à tort et à travers et on ne respectait pas la règle de se taire et de créer des images. Et plus le temps s’écoulait, plus on parlait et moins on s’écoutait. Dans cette cacophonie, Nayra ne disait rien, un peu à l’écart, pas physiquement mais autrement. De l’extérieur il aurait été sûrement facile de voir ce qui se passait, mais nous ne le voyions pas. En fait, moins Nayra parlait, et plus nous couvrions son silence. Ce n’est pas toujours facile de créer une scène en commun. L’organisation autonome d’un groupe est aussi une expérience politique.

Le lendemain, tout le monde était saturé, on n’avait plus beaucoup de temps, alors on a accepté l’idée de se taire et de créer des images. Les premières ont été proposées par Nayra. Elles ne parlaient pas des papiers, mais du groupe, et ses images étaient très violentes envers nous, assez violentes pour nous rabattre le caquet, assez pour que Nayra commence à prendre vraiment sa place dans la scène. Alors, tout s’est fait rapidement. Pour ma part, je jouerais un facho genre étudiant d’Assas, lunettes de snob, chaussures vernies, chemise et petit pull sur les épaules. Rien qu’à me voir dans la glace, j’avais envie de me donner des claques. La nuit, la veille de « l’invisible », je n’ai presque pas dormi. La question qui me tarabustait le plus était : qu’est-ce que je fais si quelqu’un-e vient me frapper ? Si personne ne veut me frapper, je vais être très déprimé ; mais sinon, est-ce que je pourrai répondre ? C’est l’autre qui aura raison !
Pour cette éventualité, nous avons fini par trouver un « parachute » : j’étais censé être le copain de Rhaliba : en principe, le fait qu’un raciste soit avec une Arabe devait semer assez la confusion pour éviter les réactions trop violentes physiquement.

Nous nous étions donné rendez-vous dans un bar branché très fréquenté, pendant l’happy-hour. C’était vraiment un grand bar : il y avait peut-être 80 personnes. Quand je suis entré, Rhaliba était au comptoir, à trois-quatre places de Sarah Belge qui était habillée en grande dame artiste de gauche.
Un peu plus tard, Nayra entre en se soutenant au bras de Sarah Suisse. Elle est toute pâle et simule (?) une perte de connaissance. Les conversations très animées un instant avant, s’arrêtent presque toutes en même temps. Les gens s’écartent pour leur laisser le passage jusqu’au comptoir. Le barman tend un verre d’eau et un sucre à Nayra. Elle accepte. Alors, je lui propose d’appeler les pompiers ou l’hôpital. « - Non, l’hôpital non, pas l’hôpital ! - Qu’y a-t-il, est-ce que vous auriez des problèmes de... » Derrière, une personne dit à une autre : « - ...c’est qu’elle doit être sans-papiers. - Comment, intervient Sarah Belge  ? Dans l’état où elle est, vous osez lui demander si elle a des problèmes de papiers ? ». Les conversations commencent à toutes parler de ce qui est en train de se passer, avec un effet de téléphone arabe : « Elle n’a pas de papiers » ; dans le bar, d’autres acteurs sont là pour lancer la discussions sur le sujet, par exemple en racontant ce qui se passe aux gens avec qui ils ont déjà noué conversation mais qui sont trop loin pour voir, ou en parlant fort entre eux. La conversation se propage dans presque tout le bar.

Mais la plupart des gens veulent juste être tranquilles, ne pas faire de vagues, et tout commence à retomber pendant que des personnes éloignent Nayra de nous, vers une table de la terrasse. Alors sur le trajet Rhaliba commence à « agresser » Naïra : « Moi mes parents, quand ils sont venus en France c’était pour travailler, pas pour vivre aux crochets des autres. Et toi, qu’est-ce que tu es venue faire en France ? ». De son côté, Sarah prend les gens à parti sur la nécessité d’ouvrir les frontières, l’horreur des centres de rétention, les ravages du capitalisme... Les conversations s’animent et je me sens encouragé pour continuer à balancer des insinuations nationalistes de plus en plus évidentes. Je commence à intégrer que les gens me prennent vraiment pour un facho : pour eux, je suis ce que je parais. C’est une expérience étonnante et grisante et je commence à franchement pousser le bouchon.
C’est là que je rencontre, dans les gens autour (je savais que ça existait, mais je n’avais jamais rencontré), le parfait socialiste tendance extrême droite. Quand je profère des poncifs du genre « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde », il glousse de plaisir, me regardant comme si on était de vieux copains de pourriture. Je le regarde avec autant de complicité que je peux, tout en pensant « Comme j’aimerais te frapper ! ». Et lui, qui semble croire à notre connivence ! Si le théâtre de l’invisible sert à « prendre la température » à propos de certains thèmes, il sert aussi à débusquer de vrais personnages à reprendre pour le forum.
Mais il sert aussi et surtout à déclencher des réactions de solidarité. Et pendant que nous nous remplissions la bouche et les oreilles d’ordure, des gens tentaient (discrètement) de rendre service à Nayra. Ils l’avaient accompagnée sur la terrasse et tentaient de faire en sorte qu’elle se sente bien. Un avocat lui posait tout un tas de questions pour savoir quoi faire. Elle avait approfondi son personnage pendant la préparation (par un jeu dit « la chaise chaude », où les personnages posent des questions au personnage, et où celui-ci répond en tant que personnage), et elle avait réponse à tout (la dame ne l’avait pas payée pour ses baby-sittings, c’est pour ça qu’elle n’avait pas mangé depuis la veille...). Et surtout, elle jouait pratiquement ce qu’elle vivait. Des gens lui ont discrètement donné un ticket restaurant. D’autres voulaient l’emmener manger quelques part : afin de lui éviter une situation embarrassante, des acteur-es sont alors parti-es avec elle en disant qu’ils allaient manger ensemble pas loin.

Parmi les gens du « public », personne ne m’est rentré dedans en face. Les seules réactions que j’ai vues sur le moment ont été celle du barman, qui a répondu à ma voisine internationaliste que, malheureusement, tout le monde ne pensait pas comme elle, et celle du videur, qui me tournait le dos et qui semblait avoir très envie de me casser la gueule. Un acteur (qui savait donc qu’il ne risquait rien), m’a traité tout haut de facho ; des gens l’ont applaudi mais à ce moment j’avais le dos tourné, et je n’ai pas entendu à cause de la musique. J’ai même fait le tour du bar, je suis descendu aux toilettes, tellement j’étais désappointé que personne ne veuille me mettre sur la gueule (!), mais non. Il me semble qu’il y a une dizaine d’année, quelqu’un qui aurait tenu ce genre de propos se serait fait sortir du bar à coups de pieds au cul, non ? En revanche, les réactions de solidarité pour Nayra ont été nombreuses, mais toujours discrètes : il y en a beaucoup que je n’ai pas vues sur le moment et qu’on m’a racontées plus tard.

Chaque expérience de théâtre invisible est différente. Par la caméra cachée, on veut vérifier que les êtres humains sont cons et prévisibles ? On le vérifie. Par le théâtre de l’invisible, on veut vérifier que la solidarité existe, et qu’on ne peut jamais prévoir les réactions des gens ? On le vérifie aussi. Le regard de l’observateur-e influence donc ce qui est observé. Avec le théâtre invisible, on pose une question, on ouvre une brèche, et on laisse surgir l’imprévisible. C’est encore une façon de briser la fatalité.


[1] TO p. 37


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