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> N°56 - Février 2007
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Dossier Théâtre de l’oppriméQu’est ce que le théâtre de l’invisible ?
« Initier une Zone d’autonomie temporaire [TAZ]
Le théâtre invisible a été inventé en Amérique latine, à un moment où il devenait trop dangereux de militer de façon traditionnelle ouvertement. On joue une scène au milieu de gens qui ne sont pas des spectateurs : dans la rue, la queue d’un cinéma, un restaurant, un marché, un train... Ceux qui se trouvent là assistent à la scène par hasard et ignorent qu’il s’agit d’un spectacle. Il s’agit de provoquer dans la réalité une situation conflictuelle qui pose un problème politique. Non pas de créer une violence, dit Augusto, mais de « rendre visible une violence invisible », c’est-à-dire de « révéler une violence ». Par exemple, « c’est très violent s’il y a à manger pour tout le monde mais que des gens meurent de faim » ; ainsi pour les violences contre les immigrés ou contre les femmes, toutes les violences sociales qui sont cachées, ou bien « qu’à force de voir, on ne voit plus ».
Il ne s’agit pas de couillonner les gens, comme une caméra cachée. Pour éviter cette dérive, au Théâtre de l’opprimé de Paris on s’est imposé la règle de ne jamais dire qu’il s’agit de théâtre, en aucun cas, même quand ça tourne mal. On assume jusqu’au bout ! L’autre contrainte, c’est de toujours préparer des scènes sur des sujets qui nous impliquent. D’un certain point de vue c’est donc un peu une manipulation, mais d’un autre non, car on ne sait jamais où ça va : on pose une question de manière violente, on met les autres en question, mais aussi nous-mêmes. Lors d’un stage, nous voulions préparer un théâtre de l’invisible sur le thème de la solidarité avec les sans-papiers. Les autres groupes préparaient des scènes sur d’autres sujets. Nous étions cinq : Sarah Belge, Nayra, Sarah Suisse, Rhaliba et moi. Nayra était sur le point d’être obligée de retourner en Bolivie car elle n’aurait bientôt plus de papiers valides. Or, elle ne voulait pas repartir. Nous avons commencé à travailler pendant une après-midi sur une scène à jouer dans une file de la poste. La méthode du Théâtre de l’opprimé contient tout un ensemble de techniques qui permettent de créer collectivement une scène de façon à éviter qu’une personne décide pour tout le monde qui jouera quoi et comment. Notamment, on commence par produire des images fixes, qu’on dynamise ensuite dans des improvisations ; le texte vient en dernier. Mais ce jour-là, on parlait à tort et à travers et on ne respectait pas la règle de se taire et de créer des images. Et plus le temps s’écoulait, plus on parlait et moins on s’écoutait. Dans cette cacophonie, Nayra ne disait rien, un peu à l’écart, pas physiquement mais autrement. De l’extérieur il aurait été sûrement facile de voir ce qui se passait, mais nous ne le voyions pas. En fait, moins Nayra parlait, et plus nous couvrions son silence. Ce n’est pas toujours facile de créer une scène en commun. L’organisation autonome d’un groupe est aussi une expérience politique. Le lendemain, tout le monde était saturé, on n’avait plus beaucoup de temps, alors on a accepté l’idée de se taire et de créer des images. Les premières ont été proposées par Nayra. Elles ne parlaient pas des papiers, mais du groupe, et ses images étaient très violentes envers nous, assez violentes pour nous rabattre le caquet, assez pour que Nayra commence à prendre vraiment sa place dans la scène. Alors, tout s’est fait rapidement. Pour ma part, je jouerais un facho genre étudiant d’Assas, lunettes de snob, chaussures vernies, chemise et petit pull sur les épaules. Rien qu’à me voir dans la glace, j’avais envie de me donner des claques. La nuit, la veille de « l’invisible », je n’ai presque pas dormi. La question qui me tarabustait le plus était : qu’est-ce que je fais si quelqu’un-e vient me frapper ? Si personne ne veut me frapper, je vais être très déprimé ; mais sinon, est-ce que je pourrai répondre ? C’est l’autre qui aura raison !
Nous nous étions donné rendez-vous dans un bar branché très fréquenté, pendant l’happy-hour. C’était vraiment un grand bar : il y avait peut-être 80 personnes. Quand je suis entré, Rhaliba était au comptoir, à trois-quatre places de Sarah Belge qui était habillée en grande dame artiste de gauche.
Mais la plupart des gens veulent juste être tranquilles, ne pas faire de vagues, et tout commence à retomber pendant que des personnes éloignent Nayra de nous, vers une table de la terrasse. Alors sur le trajet Rhaliba commence à « agresser » Naïra : « Moi mes parents, quand ils sont venus en France c’était pour travailler, pas pour vivre aux crochets des autres. Et toi, qu’est-ce que tu es venue faire en France ? ». De son côté, Sarah prend les gens à parti sur la nécessité d’ouvrir les frontières, l’horreur des centres de rétention, les ravages du capitalisme... Les conversations s’animent et je me sens encouragé pour continuer à balancer des insinuations nationalistes de plus en plus évidentes. Je commence à intégrer que les gens me prennent vraiment pour un facho : pour eux, je suis ce que je parais. C’est une expérience étonnante et grisante et je commence à franchement pousser le bouchon.
Parmi les gens du « public », personne ne m’est rentré dedans en face. Les seules réactions que j’ai vues sur le moment ont été celle du barman, qui a répondu à ma voisine internationaliste que, malheureusement, tout le monde ne pensait pas comme elle, et celle du videur, qui me tournait le dos et qui semblait avoir très envie de me casser la gueule. Un acteur (qui savait donc qu’il ne risquait rien), m’a traité tout haut de facho ; des gens l’ont applaudi mais à ce moment j’avais le dos tourné, et je n’ai pas entendu à cause de la musique. J’ai même fait le tour du bar, je suis descendu aux toilettes, tellement j’étais désappointé que personne ne veuille me mettre sur la gueule (!), mais non. Il me semble qu’il y a une dizaine d’année, quelqu’un qui aurait tenu ce genre de propos se serait fait sortir du bar à coups de pieds au cul, non ? En revanche, les réactions de solidarité pour Nayra ont été nombreuses, mais toujours discrètes : il y en a beaucoup que je n’ai pas vues sur le moment et qu’on m’a racontées plus tard. Chaque expérience de théâtre invisible est différente. Par la caméra cachée, on veut vérifier que les êtres humains sont cons et prévisibles ? On le vérifie. Par le théâtre de
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