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CONSTRUIRE UN MOUVEMENT MONDIAL D’AUTONOMIE ET DE RESISTANCE

Retour sur la deuxième Rencontre entre les peuples zapatistes et les peuples du monde


Contre le capitalisme, et son avatar le néo-libéralisme, contre les “malgouvernements”, les transnationales et la guerre mondiale qu’elles sont en train de mener contre la Terre et l’humanité ; pour la construction collective, “en bas et à gauche” et réellement démocratique d’un “monde ou tiennent tous les mondes”... Du 20 au 28 juillet a eu lieu la seconde Rencontre entre les peuples zapatistes et les peuples du monde. Plusieurs milliers de militant-es des cinq continents ont été accueilli-es par autant de zapatistes dans trois caracoles du Chiapas, dans des conditions montrant leur puissance d’auto-organisation. Entre les un-es et les autres, une rencontre pleine d’étonnements réciproques, de malentendus et de compréhensions, une rencontre pleine du désir de construire ce qui permet de dire avec sincérité “nous” et “Compas” (“Camarades”). Ce texte est là pour essayer de donner une idée de “l’ambiance” de ces rencontres, selon mon petit point de vue.


Suite à des problèmes causés par la saison des pluies, la Rencontre s’est déroulée dans trois caracoles au lieu des cinq initialement prévus : Oventik, Morelia et La Realidad. Un caracol (“escargot”) est un lieu géographique, politique et symbolique qui sert d’articulation entre différents municipes autonomes. C’est une rupture avec le monde capitaliste, un moyen pour les zapatistes de s’isoler pour s’organiser, pour mieux savoir ce qu’ils et elles sont et veulent. Mais ce repli est également ce qui permet une ouverture différente sur le monde extérieur, comme l’atteste par exemple l’arrivée pour la Rencontre de militant-es d’un aussi grand nombre de pays. Le double-mouvement du caracol, vers l’intérieur et vers l’extérieur, est symbolisé par la spirale sur la coquille de l’escargot, mouvement qui n’a pas de fin. Mais au rythme de la marche de l’escargot, l’autonomie est une oeuvre de patience pour les zapatistes qui se voient comme les “piéton- es de l’Histoire”.

La Jornada, l’un des seuls journaux de la presse mexicaine à grande diffusion qui ait parlé de la Rencontre, propose une liste des organisations, réseaux et collectifs présent- es : des producteurs alternatifs de l’Iowa et du Canada, des hommes et des femmes du Mouvement des Sans-Terre (plus 2 millions de militant-es au Brésil), de la Ligue Paysanne de Corée, de la Fédération de Syndicats Agricoles d’Indonésie, de l’Union Paysanne Bhartiya Kissan - BKU - (300 millions de membres en Inde), de la Confederación Nacional de Mujeres Campesinas de Bolivie et de celle de République Dominicaine, des gens de Vía Campesina, en Europe, en Asie, en Afrique et en Amérique (Vía Campesina regroupe 149 organisations dans 56 pays)... Egalement présent-es, des observateur-es, des sympathisant-es, des membres de l’Autre campagne et des adhérent-es de la Sixième déclaration de la forêt Lacandone (comme nous) de plus de 80 pays.

Dans les premiers discours rapportés par La Jornada, Esaú, membre de la junta de buen gobierno nous appelle à “nous unir dans le même chemin pour lutter ensemble et échanger nos expériences” afin de “renforcer les luttes et les rébellions dans le monde entier pour combattre le capitalisme”. Pendant le discours d’ouverture, le sous-commandant Marcos nous engage également à ne pas “perdre de vue ce qui se passe à Oaxaca, qui se trouve assiégée par les forces de l’armée et les policiers fédéraux.” Et en effet, ces rencontres se sont ensuite beaucoup articulées autour des questions de la construction de l’autonomie et de la résistance, au Chiapas et ailleurs.

Par hasard, nous sommes les premieres à arriver caracol de Morelia. Un adolescent passe à côté de nous avec un fusil sur l’épaule ; derrière la barrière qui s’ouvre lentement, vous êtes là, derrière vos passemontagnes, la matraque à la main et la machette à la ceinture, résistant-es désormais mythiques qui nous observez de vos yeux humbles, fiers et attentifs. Nous avons longtemps attendu ce moment, et pourtant ni vous ni nous ne saluons de la main ni ne brandissons le poing - par timidité ? A l’entrée, on s’enregistre. Par allergie au fichage, j’ai l’habitude, quand c’est possible, de donner des faux noms pour les enregistrements, les inscriptions... Mais là, non. « - Organisation ? - Réseau No Pasaran. - Pays ? - France. » A peine le temps de s’inscrire que le ciel s’est plombé, soudain il pleut à verse, on se met à courir, le protocole officiel d’entrée est tombé à l’eau pendant que les “peuples du monde” se précipitent sous le toit du dortoir, chacun-e s’activant pour trouver une place pour son hamac ou son duvet ; une fois le mouvement de foule engagé, comment se pas se hâter de se réserver une place au sec ?

Une cérémonie très ritualisée

Les milliers de participant-es ont tendu leur hamac, planté leur tente... En attendant les discours de bienvenue, des rangées de chaises sont installées devant la grande scène, par des zapatistes en uniforme ou avec un simple foulard, et par des militant-es invité-es. Ça tarde, le temps que tout le monde s’installe, plusieurs appels sont faits au micro, mais après les heures de voyage debout en plein soleil dans les colectivos, beaucoup d’arrivant-es sont un peu ramollie-es. Peu à peu les chaises se sont remplies et la cérémonie d’ouverture commence : des responsables zapatistes et des représentant-es d’organisations montent sur la scène les un-es après les autres, ce rituel étant scandé par les applaudissements et par une musique un peu bébête et très joyeuse. Ensuite, debout face au drapeau mexicain et au drapeau rouge et noir de l’EZLN, l’hymne national est chanté, puis l’hymne zapatiste. Après, vient la bienvenue aux arrivant-es des différents pays (« Camarades ou gens du public »), par ordre alphabétique. Et pour finir, l’annonce du début du Bal Populaire, car comme le dit le commandant David, «  la joie fait partie de la vie et de la lutte », et que celle-ci « doit se donner dans de multiples formes : dans le chant, dans la danse, dans la musique et dans le rire » (« ... mais attention, demain les “tables” commencent à 8h ! ») ; très joyeux et énergique, le “bal” (sans alcool), au rythme de la cumbia jouée en vivo, dure au moins jusqu’à 3h du matin. Le lendemain, réveil à 7h. Il faut dégager rapidement nos affaires car c’est là que vont se dérouler les “tables”.

Une table, des paroles

Nous étions nombreux-ses à nous attendre à des tables de discussion plus ou moins libres, autour de thèmes particuliers comme l’éducation et la santé autonomes, l’action internationale coordonnée etc., pensant qu’autour des différentes tables, tout le monde serait à la même hauteur. Mais c’était une erreur de traduction : mesas ne signifiait pas “tables” mais “thèmes”, et la table, quant à elle, était unique, droite et en hauteur face au public, à la façon d’une scène. Lors des tables, non pas des débats donc, mais la parole de résistant-es, femmes, hommes et enfants des cinq caracoles zapatistes, à propos des situations d’oppression et d’exploitation avant le soulèvement de 1994, et à propos de la résistance collective, des 13 annés de construction de l’autonomie : récupération et exploitation collectivisée des terres, lutte des femmes, santé, éducation, fonctionnement politique, justice autonome...

Pendant chaque table, les orateur-es disposent de 45 minutes pour développer leur propos, puis pendant quinze minutes, répondent aux questions des auditeur-es. Les questions ne sont pas posées à main levée mais transmises sur une feuille de papier. Monologues enchaînés, assentiment par applaudissements d’une assemblée devenue public, ce n’est pas le genre de fonctionnement que nous essayons, au sein de No Pasaran, de promouvoir...Ce système des questions sur papier a quand même des avantages, comme celui d’éviter l’autopromotion de ceux et celles qui aiment plus que tout s’écouter parler, les questions qui durent 1/4 d’h et qui se fichent des réponses... De plus on ose peut-être plus facilement poser des questions sur papier, surtout si on a par exemple une petite voix.

En principe, Camarades zapatistes, vous avez lu les questions sans censure, quitte à lire plusieurs fois et à répondre plusieurs fois à des questions récurentes et agaçantes (par exemple « Est-ce que dans l’éducation et la santé autonomes il y a de l’éducation sexuelle ? »). Pourtant je sais qu’une jeune femme vous a posé trois questions dont la troisième portait sur l’avortement, et cette dernière, vous ne l’avez pas lue. Est-ce que ça n’aurait pas été plus sincère de signifier avec humour, comme vous l’avez fait à propos de l’éducation sexuelle, que vous étiez embarrassé-es par la question et que vous ne saviez pas comment répondre ?

Un autre inconvénient de ce système des questions sur papier, c’est son côté plus rigide et plus froid. Heureusement, vous avez souvent répondu avec sincérité, énergie et chaleur, de façon à offrir quand même un échange. Par exemple, quand Ioana a répondu à la question « Pourquoi ces jours-ci, pour faire à manger, il n’y a que des femmes qui travaillent ? » (Ce n’était pas tout à fait vrai, soit il y avait plus de femmes que d’hommes qui préparaient la nourriture, mais il y avait quand même pas mal d’hommes ; c’était une question provocatrice et une partie du public a protesté.) La camarade zapatiste a répondu : « Eh bien si c’est vrai alors on va aller leur demander ensemble s’y mettre ! ». Comme avec cette réponse, votre spontanéité compensait donc souvent le côté artificiel de l’organisation des tables, et il y a eu beaucoup de grands moments de parole.

J’imagine que si vous avez instauré un cadre aussi strict, c’était parce que vous vouliez éviter que l’assemblée “dégénère” en AG, et que des égotistes rabaissent le niveau. (Avez-vous eu tort ? Vous ne le saurez pas, et nous non plus...) Par ailleurs, la forme que vous avez choisie avait l’avantage de permettre que le plus grand nombre d’entre vous racontent leur expérience, et que le grand nombre d’entre nous puissent engranger le plus possible d’infornations. Et l’Ongle Zam de Narco-News remarque bien que « la parole des peuples du monde est organisée de manière beaucoup plus rigoureuse que durant la Première Rencontre (...) de janvier dernier, où la parole était donnée au public de manière trop laxiste, aux dires des participants rencontrés ici. » C’est important car vous avez élaboré des concepts nouveaux, comme ceux de promoteur- es d’éducation ou de santé, qui exigent qu’on écoute attentivement et longuement pour les comprendre (on y reviendra dans d’autres articles). Vous êtes également très savants pour tout ce qui concerne l’auto-organisation et la résistance, et nous, “peuples du monde”, ça ne nous fait peut-être pas de mal de la fermer un peu et d’écouter parler des hommes et des femmes aussi en résistance que vous l’êtes.

Il n’empêche que vos prises de parole ont souvent eu, pour certain-es d’entre nous, un côté très protocolaire : «  Compañeros y Compañeras, Hermanos y Hermanas, au nom de nos Compañeros et Compañeras des bases de soutien, des femmes et des hommes, des anciens, des enfants et des jeunes, des troupes d’insurgés et d’insurgées, [...] nous nous permettons de prendre la parole, avec votre permission à tous et à toutes... ». Sans parler de certains discours qui étaient comme des lectures intégrales de chartes, avec les 1) 2) et les a) b)... Même le ton de la voix était parfois très “monoforme”. Plusieurs jours sur les mêmes thématiques, de plusieurs heures sans pause : il était parfois difficile de soutenir l’attention et le public a eu tendance à se faire moins nombreux. Finalement, malgré ses avantages, il n’est donc pas sûr que la forme que vous avez choisie soit celle qui permette le plus grand partage d’informations.

Par contre, si on avait de l’obstination, les tables étaient une mine d’information pour se faire une idée de tout ce que vous avez réussi à construire, pour la santé, l’éducation, la lutte des femmes, l’organisation politique, la subsistance et la résistance...

Il me semble qu’il manquait quand même un espace pour des réunions thématiques ou les “peuples du monde” auraient pu se réunir en autonomie pour définir des actions coordonnées... Mais la responsabilité de ce manque est partagée : rien ne nous empêchait de le faire même sans votre impulsion.

Les tables, au caracol de Morelia, prenaient un grand moment de la journée ; le soir, une pièce de théâtre a été jouée par des jeunes, elle critiquait par le rire l’éducation capitaliste et faisait l’éloge de l’éducation autonome. Ensuite, bal populaire de 20 minutes. Le lendemain, à 6h, les lumières s’allument dans le dortoir, les gens endormis se regardent sans comprendre, et par les hauts-parleurs un musicien commence à jouer l’hymne zapatiste (« Vamos vamos vamos adelante... » ; « Allons allons allons de l’avant... »). Il faut dégager l’espace car les tables recommencent à 7h. L’armée zapatiste obéit au peuple, mais visiblement ce n’était pas le peuple qui avait décidé de se réveiller si tôt, vu la tête des gens au réveil. Des hommes et des femmes dormaient encore dans les cuisines, le café n’était pas prêt... Il était inévitable de se demander : pourquoi une discipline si rigoureuse ? Mais c’est vrai aussi que c’est peut-être le côté “militaire” de l’organisation de ces journées qui a permis d’éviter que la Rencontre ne dégénère en un festival pour touristes politiques, un “cumbiaval” pour jeunes gauchistes en quête de frissons (?).

Balade dans “l’escargot”

Les tables ne sont qu’un aspect de la Rencontre. Dans le caracol, une vie sociale éphémère et dense s’est développée autour des multiples lieux du rassemblement.

Non loin de l’entrée s’est installé le camion de la Caravane rebelle alliance intergalactique ; en continuant le chemin, sur des tables on trouve des tee-shirts et des magazines de différentes organisations radicales. Un après-midi, de l’autre côté, un attroupement fixe et attentif : une cinquantaine de zapatistes de tous âges fait cercle autour d’un homme qui vient d’arriver. A côté de son sac, d’une guitare et d’un ampli sur roulettes, il a dressé une pancarte qui parle des luttes et de la répression à Atenco et Oaxaca. L’ampli diffuse un enregistrement du chanteur contestataire de Oaxaca Andrés Contreras (« Tous à la barricade, la mort s’approche à l’aube... »). L’homme a allumé sa caméra sur pied ; il filme, d’un lent mouvement circulaire, le groupe écoutant à présent l’hymne zapatiste chanté par Contreras qui y ajoute des références à la révolte de Oaxaca ainsi qu’au mouvement zapatiste (« ¡Viva la Otra Campaña ! »...) ; il filme les visages attentifs écoutant à quel point les luttes à Oaxaca et au Chiapas sont à la fois étonnamment soeurs et différentes.

En bas de la pente du terrain, se trouve un bâtiment en dur dont le toit de tôle abrite deux machines très grosses et hautes. A des jeunes femmes zapatistes qui se trouvent là, je veux demander à quoi servent ces machines [1], mais quand je m’approche d’elles, elles s’en vont en courant et en riant, et ce plusieurs fois. Il y a un type qui regarde la scène en rigolant ; je lui demande : « - Elles se moquent de moi ? - Faut croire... - Pourquoi ? - Sans doute à cause de ta taille... ». C’est vrai qu’il y a parfois jusqu’à deux têtes de différence entre vous, habitant-es du Chiapas, et nous, gens du “premier monde”. Il y a eu beaucoup d’autres moments de la Rencontre où, les un-es et les autres, nous nous sentions séparé-es par nos différences physiques, culturelles et économiques. Je me rappelle par exemple la façon dont certains d’entre vous avez montré du doigt une très jeune grungette allemande. Alors que, malgré le manque d’argent, votre tenue était soignée, elle portait des dreadlocks et un pantalon tout déchiré à travers lequel on voyait sa culotte.

Dans le caracol, il y avait aussi des cuisines- restaurants, qui portaient souvent des noms géographiques, comme au VAAAG, en l’occurence les noms des municipios qui les faisaient tourner. La différence avec le VAAAG [2] ou avec d’autres campements revendicatifs, c’est qu’ici, il n’y avait pas de volonté d’intégrer les arrivant-es dans le fonctionnement des cuisines. D’autre part, la nourriture était à prix fixe, environ 30 pesos pour un repas, soit 15F (l’argent ainsi récolté devant servir à renforcer l’autonomie des municipios). Pour caricaturer, notre monde était divisé en deux, d’un côté nous, les Blancs qui nous faisions servir, et de l’autre, vous qui serviez. Même si on se disait “Compa”, les relations ressemblaient à celles qu’on voit dans n’importe quel petit restau à tacos un peu familial. J’en ai parlé avec une camarade du CSPCL (Comité de Solidarité avec les Peuples du Chiapas en Lutte) qui m’a affirmé que pour vous, c’était important d’accueillir, et que vous ne souhaiteriez sûrement pas qu’on demande à participer à la corvée de bouffe. Effectivement, dans la première cuisine où j’ai proposé de filer un coup de main, on m’a répondu plusieurs fois de repasser plus tard, et finalement, alors que le travail paraissait bien dur en cuisine, on a fini par me dire que ce n’était pas la peine, avec un sourire qui m’a semblé gêné ou vexé, comme si ma proposition signifiait que la nourriture ou le service laissaient à désirer. Pourtant, dans la deuxième cuisine où j’ai proposé mes services, on m’a accueilli à bras ouverts, à certaines heures c’était vraiment le coup de bourre. Mais finalement, au moment où j’aurais pu participer, il n’y avait plus rien à bouffer. Pour nous à No Pasaran, aller vers l’autogestion des cuisines, dans des rassemblements comme celui-là, nous paraît politiquement important  ; c’est pour cela qu’à chaque rassemblement nous apportons le matériel de cuisine, mais dans l’idée de collectiviser les moyens d’une bouffe autogérée à prix libre. Et souvent, dans le mouvement ancestral de faire la bouffe en groupe, des conversations fortes jaillissent...

Par ces exemples, je voudrais montrer comment l’Egalité se construit ou se vérifie souvent par un effort, toujours par un mouvement actif vers l’Autre. Une fois qu’elle est là, il semble qu’elle a toujours été là, elle paraît plus évidente que l’inégalité. Et pourtant elle demande une élaboration, elle demande de construire les circonstances qui n’empêchent pas qu’elle soit là. C’est pour cela que le chemin pour dire avec sincérité “nous” et “Compas” est long et difficile. Les choses n’iront pas de soi ; c’est ce que raconte cette autre anecdote : dans une des cuisines, un môme zapatiste qui fait le service dit à un adulte, apparemment son père : « Les gringos veulent... » L’adulte l’interrompt fermement : « Ce ne sont pas des gringos [exploiteurs blancs], ce sont des luchadores sociales [lutteurs sociaux] ! ». Comme quoi la différence ne sautait pas aux yeux pour l’enfant en train de travailler... Alors que pour l’adulte, apparemment, affirmer cette distinction faisait partie de sa responsabilité éducative. Lequel des deux avait le plus raison ?

Pour décrire en gros le reste du caracol de Morelia, il y avait un puits couvert par un dôme de ciment, qui donnait beaucoup d’eau mais pas assez pour 5000 personnes  ; alignés, avec une partie pour les hommes et une partie pour les femmes, environ 200 chiottes secs à la chaux, en bois et baches plastique ; à vue de nez, trente cabines de douche. Tout cela pour les invité-es ; pour les gens du coin, des bâtiment permanents  : une grande cuisine avec des bacs pour la vaisselle ; des toilettes en dur et des douches avec sol de brique et béton, avec, sur les portes, les nom des municipios et des cadenas. Entre les toilettes et le champ de tentes, une prison de quatre cellules (on en reparlera dans un article sur l’organisation politique et la justice autonomes). En repassant vers l’entrée, deux bâtiments en dur abritent des ateliers de “technologie appropriée” (je ne sais pas de quoi il s’agit : à chaque fois que j’y suis passé, dans les bâtiments il y avait des enfants qui jouaient ou qui dormaient). En remontant, un “caracolito” (“la casita de compañeritos y compañeritas”), maison en bois ornée de peintues murales, qui sert de crèche, où des enfants semblaient venir spontanément, et où il y avait quelques adultes en permanence, différents jeux ou ateliers. Plus haut, une maison en bois “atelier libre / art de se chausser” écrit en deux langues (castillan et une langue maya). En remontant la côte, cinq ou six cuisines, et tout en haut de tout en haut, Marcos qui regarde en fumant sa pipe ; un peu en-dessous, une cafétéria, puis les bâtiments médicaux, des dortoirs en dur, et en redescendant au centre du caracol, un terrain de basket, couvert le soir par des chaises tournées vers la grande scène, et foulé la journée par des équipes de basket qui mêlaient de jeunes géants du “premier monde” et de jeunes indiennes en tenue traditionnelle. Au-dessus, la grande scène ; sur les côtés, les groupes de musique qui se relaient pendant les pauses. Sur la base de la scène : des figures de révolutionnaires célèbres comme le Che ou « 1er janvier » (le militant à la cagoule), à côté d’un large arc-en-ciel. Tout autour jusqu’à l’horizon, un paysage de hautes collines touffues, d’où surgissent à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit des escadrons de la “fragile armada” aux uniformes un peu dépareillés, les marches rapides et silencieuses, en files indiennes, à travers la forêt aux replis innombrables.

Unité, diversité

« Notre lutte est pour la survie. Ici au Chiapas nous avons appris beaucoup ces jours-ci. Nous voyons que votre lutte ressemble beaucoup aux nôtres », dit Yudhvir Singh de la coordination nacionale indienne BKU. Il raconte que pendant la réunion de l’OMC à Doha (Qatar), 71 000 paysan-es qui protestaient à Mumbai se sont faits incarcérer ; ils et elles ont refusé de sortir de prison sans compensation à moins que les policiers viennent travailler sur leurs terres. De cette manière ils ont réussi à occuper l’espace total de la police, puis après cette action, les paysan-es se sont faits payer par l’Etat le retour dans leurs fermes. Singh évoque aussi les 150 000 suicides de paysan-es depuis 1992, les fauchages par le feu de champs de coton transgénique, diverses formes de répression et d’oppression de la paysannerie indienne, et l’inventivité des formes de résistance.

Soraia Soriano, dirigeante du Mouvement des Sans-Terre, parle des luttes rurales au Brésil, qui ont permis à 350 000 familles d’obtenir des terres, donnant aussi plus de place aux femmes et transformant les relations sociales. Elle accuse l’alliance Bush-Lula pour le contrôle de la production mondiale des biocombustibles comme l’éthanol.

Pour tout-es les orateur-es, quel que soit leur pays, les ennemis sont communs : Monsanto, Cargill, ADM, Coca Cola, Nestlé, Wal-Mart et d’autres, qui expulsent paysan-es et autochtones, rendant malades les terres, l’eau et les gens, imposant des monocultures de soja, de canne à sucre et de transgéniques, et maintenant, avec le soutien renouvelé de l’Etat, d’agrocombustibles. Les autres ennemis sont l’Organisation Mondiale du Commerce, le Fond Monétaire international, la Banque Mondiale et sa politique de « réforme agraire de marché », et tous les gouvernements qui permettent l’extension du capitalisme, et de ce que Marcos appelle « la quatrième guerre mondiale contre l’humanité  ».

Si, entre les gens de Vía Campesina et les zapatistes, les ennemis sont communs, en revanche les moyens de lutte ne sont pas forcément les mêmes. Murielle Coppin écrit pour le bulletin Narco News que « la grande différence entre les organisations de Via Campesina et l’organisation des zapatistes réside dans la relation avec le gouvernement. Bien que toutes se disent autonomes et indépendantes des partis politiques, les zapatistes sont les seuls à construire une autonomie totale dans tous ses aspects - organisation, santé, éducation, commerce soutenable, etc. » [3] Par ailleurs l’ensemble des adhérents à la Sixième déclaration de la forêt Lacandone utilise des modes d’action politique très variés. Outre le choix des moyens de lutte, il est très improbable que les projets de société de tous les participant-es à la Rencontre soient les mêmes. Le mouvement zapatiste parviendra-t-il à composer avec l’ensemble de ces petites nuances énormes ? Quoi qu’il en soit, ces Rencontres (la première avait eu lieu en janvier), marquent une nouvelle étape dans la lutte des zapatistes, qui n’est plus seulement la lutte isolée de certain-es mayas pour leurs droits et leurs cultures, mais un catalyseur incontournable (qui aurait pu, et dans quel pays, organiser un tel rassemblement aujourd’hui ?) des révoltes d’un grand nombre de minorités, qui veulent survivre au capitalisme, vivre une vraie vie, et en donner la possibilité à ceux et celles qui viendront après.

Comono


[1] J’ai appris plus tard que ces machines servent à la fabrication du café. Pour soutenir le mouvement zapatiste, possibilité de consommer et de vendre le café Mut Vitz, voir avec les groupes du réseau No Pasaran, ou le site du CSPCL (http://cspcl.ouvaton.org/)

[2] cf. livre et No Pasaran juillet 2003

[3] Article de Muriel Coppin sur les actions de Vía Campesina : http://www.narconews.com/Issue46/ar...


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