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AccueilJournalNuméros parus en 2008N°67 - Mars 2008DECOLONISONS LE FEMINISME > PENSER LE MINORITAIRE

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PENSER LE MINORITAIRE


Difficile de parler du croisement entre oppressions sexiste et raciste en France sans évoquer la pensée de Colette Guillaumin. Son ouvrage L’Idéologie raciste (Gallimard, 2002), publié en 1972 sur la base d’une recherche menée en 1967-68, marque un tournant dans les études du phénomène raciste. Je voudrais donc en présenter ici quelques aspects particulièrement utiles pour comprendre et lutter contre les dispositifs de minorisation des opprimé-e-s.


Ce livre naît d’une insatisfaction générale de Guillaumin par rapport aux études classiques sur le racisme. Selon elle, ces études reproduisent la pensée raciste en n’interrogeant pas les modes de construction sociale des catégories qui permettent de penser la race. En effet, elles considèrent les groupes raciaux comme donnés, et limitent les phénomènes racistes aux attitudes hostiles contre ces groupes. En ce sens, elles prennent comme référence implicite la construction majoritaire, dominante, des groupes racisés et du racisme. Or, selon Guillaumin, l’idéologie raciste fonctionne tout à fait différemment de ce que ces études présentent : d’une part, elle s’exerce de façon tout à fait similaire contre les divers groupes victimes du racisme, qu’il s’agisse des noirs, des juifs, des arabes, mais aussi des ouvriers ou des femmes. D’autre part, l’idéologie raciste se situe endeçà de l’hostilité, elle commence dès le travail de catégorisation du groupe racisé, et peut tout à fait s’accompagner de jugements mélioratifs.

La raison en est que le racisme ne se situe pas dans un rapport à « l’autre réel », mais à la construction symbolique de la différence. Loin d’être une réaction (moralement condamnable, mais justifiée physiquement) à une différence réelle de l’autre, le racisme est tout entier du côté de la création imaginaire de cette différence : « le racisme est un monde du fantasme » (p.65). Ce n’est pas un hasard si les formes paroxystiques du discours raciste, sous la plume de Gobineau, de Drumont, des Protocoles des Sages de Sion, ou d’Hitler, sont baignées dans un univers symbolique bien particulier, marqué par une vision catastrophiste d’un monde en déliquescence, menacé par des forces obscures et par le pourrissement. Peu importe alors que la différence racisée ait un substrat biologique (sexe physique, couleur de peau etc.) ou non (judéité, classe sociale), du moment que dans l’univers symbolique il y a croyance en la différence de nature entre soi et l’autre. La biologisation des rapports sociaux est donc un moment historique du racisme particulièrement important, mais elle n’est pas absolument nécessaire : le passage du vocabulaire de la race à celui de l’ethnie, de la culture ou de l’identité reste dans l’univers raciste, dès lors que se perpétuent des conduites de « mise à part revêtue du signe de la permanence  » (p.110), critère de la symbolique raciste.

Puisqu’elle se situe dans un univers symbolique particulier, l’idéologie raciste n’est pas un invariant de la nature humaine, et doit être analysée dans son déploiement historique. Si le rejet de l’autre peut se produire dans de nombreuses situations sociales et historiques, le racisme est une forme particulière de ce rejet, apparue dans le monde atlantique dans des circonstances précises. Guillaumin la fait naître au XIXème siècle : elle naît au moment d’une conjonction particulière entre des changements économiques (l’industrialisation), idéologiques (égalitarisme et inclusion de tou-te-s dans l’espèce humaine), scientifiques (biologisme, historicisme), en lien indissociable avec le projet colonial, comme adaptation des discours de la domination aux conditions de la modernité. L’idéologie raciste est en effet centrée sur le maintien de la domination sociale. Si elle a pour but la mise à part permanente de la différence, son apparition dans un monde où règnent des inégalités sociales fortes donne au racisme un rôle particulier dans la perpétuation d’un système de domination qui aurait dû être rendu illégitime par l’égalitarisme des Lumières et des révolutions modernes. C’est pourquoi les groupes racisés sont des groupes minoritaires, c’est-àdire des groupes qui « ont en commun leur forme de rapport à la majorité, l’oppression. Oppression économique d’abord, oppression légale (ou coutumière) ensuite. Les formes de ce rapport d’oppression économique et légale sont différentes selon les groupes mais constantes : ces groupes se définissent par leur état de dépendance au groupe majoritaire. Ils sont, au sens propre du terme, en état de minorité.  » (p.119) C’est donc en lien avec la domination que l’idéologie raciste doit être comprise : elle permet aux dominants de justifier le maintien des groupes racisés dans un état de dépendance par rapport au minoritaire ; dépendance physique, par l’oppression économique et légale, et dépendance symbolique, puisque c’est par les catégories mêmes du majoritaire (qui se définit comme le général) que les minoritaires (toujours particuliers) existent.

Cette présentation succincte permet peut-être de donner quelques indications sur les formes d’une lutte exigeante contre l’idéologie raciste. La première est qu’il est impossible de lutter contre un racisme particulier (antisémitisme, misogynie, homophobie, mépris de classe etc.) de façon efficace, car les mécanismes symboliques racistes fonctionnent de façon unifiée. La seconde est qu’il ne peut y avoir de réponse politique au racisme par le biais d’une condamnation morale, ou d’une simple lutte contre les comportements d’hostilité : c’est une structure symbolique complexe, ancrée dans des institutions précises et dans des situations d’inégalité socio-économique, qu’il s’agit de subvertir. La troisième est qu’il ne faut pas sous-estimer la force actuelle du racisme et du sexisme sous prétexte que les dispositifs légaux ou que la violence physique serait atténuée : le maintien, évident à l’extrême-droite mais présent aussi de façon plus diffuse dans l’ensemble de la société, d’un discours du Même et de l’Autre, qui assigne aux corps des identités strictement définies, montre que l’idéologie raciste n’a rien perdu de sa vigueur. A nous de nous donner les moyens de la faire reculer.


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