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AccueilJournalNuméros parus en 2008N°66 - Février 2008 > Au sujet de la souffrance au travail

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Au sujet de la souffrance au travail

ENTRETIEN AVEC CHRISTOPHE DEJOURS


Christophe Dejours, directeur de laboratoire de psychologie du travail, présente ses recherches dans cet extrait d’entretien publié dans Nouveaux regards, un trimestriel de la FSU. Nous avons jugé utile de le reproduire car ses travaux sont encore très peu connus ou utilisés par les militants. Cet entretien date de l’an dernier, à l’occasion des présidentielles.


- Pour vous qui travaillez sur le travail depuis 20 ans ou plus, quelle est l’actualité de la question ? Que dites-vous par exemple aujourd’hui que vous ne disiez pas il y a dix ans ? Et vers quoi tendent vos recherches  ?
Les changements dans la réalité, dans l’état du monde, nous obligent à parler autrement et à changer la manière de penser les questions du travail.
Dans une première étape, des années 70 à 90, on pensait ces questions sur le mode de la dénonciation de ce qui était le plus inacceptable, le plus horrible. Et c’était la santé au travail qui intéressait le plus les syndicats et suscitait l’indignation des gens. Le travail pouvait générer le pire, des maladies psychosomatiques, une fragilisation du corps, des cancers... Des gens pouvaient être détruits par les rapports psychologiques au travail.
On n’avait pas vu le pire : on en est depuis une décennie aux suicides sur le lieu de travail : environ 300 à 400 par an et ça augmente. Des gens sont capables de déployer des trésors d’intelligence pour tenir au travail jusqu’à la décompensation.

Décompensation :
On peut expliquer le suicide par une décompensation de quelque chose qui normalement est compensé. La normalité n’est pas une donnée, c’est quelque chose de conquis. La décompensation, c’est l’indice que la personne a perdu la bataille, qu’elle capitule. Ce n’est pas l’indice d’une fragilité quelconque, le fait d’une structure pathologique particulière. Tout le monde peut en être victime et aller jusqu’au suicide.
On a connu la violence ouvrière dans le travail, la dureté des rapports sociaux. Le harcèlement au travail, ça ne date pas d’aujourd’hui. Il y avait des compensations dans l’espace familial. Ça retombait sur la femme et les enfants. Il y a eu des recherches sur les pathologies de décompensation et les compensations. Le travail peut aussi générer le meilleur. Des rapports réussis au travail constituent une promesse  ; du travail comme épreuve de la vie, je sors grandi, transformé, avec un espoir de reconnaissance, de gratitude par le travail individuel et collectif. Il n’y a pas de travail s’il n’y a pas de zèle : le zèle c’est l’intelligence plus la mobilisation de l’intelligence.

Centralité anthropologique du travail

Cette centralité est politique : travailler c’est produire et c’est vivre ensemble, c’est coopérer  ; on travaille toujours pour les autres. Cette centralité est subjective : le travail, c’est l’accomplissement de soi, l’identité de soi.
Il y a aussi la centralité du travail par rapport au genre, la centralité épistémologique du travail. Penser l’action c’est prendre le travail comme un objet politique parmi les plus prioritaires. Le problème c’est que le politique est incapable de penser le travail et sa centralité, de comprendre que via le travail on transforme la société tout entière.

Aujourd’hui, on est très préoccupé par les conditions qui permettent au travail de s’inscrire comme une chance, une espèce de deuxième chance, pour la construction de soi et de l’identité. C’est le travail comme accomplissement de soi, voire de l’émancipation et pas seulement le travail médiateur de la santé. C’est l’antithèse de l’aliénation. C’est pour moi un problème majeur. Il ne faut pas lâcher là-dessus. Il n’y a pas de fatalité dans la question de la domination au travail. C’est vrai que la destructuration des solidarités à l’intérieur dans l’organisation du travail, a été très efficace. La rapidité des transformations a cassé les syndicats qui se sont effondrés. Il n’y a pas eu de résistance. On aboutit à la servitude volontaire : la participation à des actes que nous réprouvons. Il faut comprendre comment, à travers des formes concrètes, le travail est requis pour obtenir des évolutions de la société (plus de richesses créées et plus de pauvres) où nous sommes parties prenantes.
Nous apprenons des sciences du travail, que quelle que soit la subtilité et l’inventivité de l’organisation du travail, il subsiste toujours un décalage irréductible entre le travail prescrit par l’organisation et le travail effectif. Le travail vivant est nécessaire pour gérer l’écart, individuellement ou collectivement. Les gens doivent mobiliser l’intelligence au travail, l’intelligence du travail. Il nous faut étudier cette mobilisation de l’intelligence, ces formes de l’intelligence. Une des découvertes majeures, c’est qu’il faut du “ zèle “, que des milliers de gens y mettent du zèle pour faire marcher le système. Quand on dit c’est le marché, quand on dénonce le marché tout puissant quelque chose qui relève de l’extériorité, on ne comprend pas que le système ne marche pas tout seul, sans une espèce de génie endogène. D’ailleurs, moi le premier, comme patron de laboratoire, je suis partie prenante dans le fonctionnement du système. Quand je parle de “ servitude volontaire “ je suis tout seul. Beaucoup sont contre. Cela suppose de tels déplacements de la pensée. Dans les années 70, j’ai commencé à parler de souffrance au travail. Les syndicats m’ont traité de petit bourgeois. L’ouvrier ne se plaint pas, il combat.
La servitude volontaire, c’est pénible à envisager, mais c’est une chance, une possibilité de déstabiliser la domination, car rien n’empêche de faire autrement.
La responsabilité des scientifiques est énorme. Alerter les gens en montrant que la question de la domination est fondamentale. Peut-on considérer le social comme étant toujours une ressource ? Je dirai oui et non, mais en n’oubliant pas que le social c’est d’abord la domination, que l’aliénation est première. Si on ne rouvre pas la question du travail, il n’y a pas de solution.
Les policiers, ils font aussi un travail, ils ont peur, ils souffrent. Les chômeurs, ils souffrent aussi du mépris des autres. On pourrait parler des professeurs de collège. Tous développent, pour résister, des stratégies collectives de défense. Ils démontrent qu’on n’a pas besoin de la société organisée, qu’on est fort.
Mais il n’y a pas d’issue si on ne réouvre pas la question du travail. Je ne parle pas du “ travailler plus “ qui est l’antithèse de la valeur travail.
A partir de la servitude volontaire, on peut penser rationnellement l’action, penser l’action en prenant en compte ce que la clinique du travail nous apprend. Ça dérange le syndicaliste comme le sociologue. Mais ça ouvre des perspectives.
L’action suppose une démarche critique sur la manière de faire, ou plutôt sur la manière de penser.

- Vous êtes attaché (c’est la raison pour laquelle nous vous avons sollicité spécifiquement dans ce dossier) à la rencontre entre la recherche et l’action, à la façon dont vos recherches contribuent à la transformation des situations de travail. Quelles voies explorez-vous dans ce sens ?
On n’a pas beaucoup d’idées sur la manière d’agir parce qu’on n’arrive pas à penser certaines questions. On fait des erreurs d’analyse. Cela conduit à la démobilisation, la résignation, l’accablement devant quelque chose que nous ne comprenons pas. Si l’analyse fait apparaître les choix possibles, on peut sortir de la fatalité  ; mais il faut des idées, des éléments qui aident à comprendre.
Par exemple, si on démonte le zèle, on a des éléments pour sortir de la domination symbolique. Tout cela tient aussi grâce aux chercheurs qui ont une responsabilité considérable. Quand Dominique MEDA a sorti son livre sur la fin du travail, les chercheurs pensaient tous cela. Pour renverser la situation il faut penser le rapport entre domination et lutte pour l’émancipation et la façon dont tout cela se concrétise dans les organisations du travail, la qualité totale et les conditions de sa certification. La qualité totale, c’est un contresens théorique. Celui qui travaille doit toujours faire face à quelque chose qui n’est pas prévu dans la prescription. Comme le pensait Marx, le travail est toujours à la fois vivant, individuel et subjectif. Dans le travail vivant on fait face à l’expérience du réel, on invente dans un corps à corps avec l’objet technique, la matière. La qualité totale, ça peut être un idéal mais pas un préalable à la certification. En fait, ça oblige à tricher, à frauder pour remplir des papiers. Mais la fraude, ça casse les gens, le moral ; on se trahit soi-même, on trahit les règles du métier. L’enthousiasme est en voie d’être détruit partout avec cette absurdité. Et le système ne marche que parce que tout le monde est amené à mentir à soi-même et aux autres. Prenons les bilans d’entreprises : les rapports de bilans, c’est du mensonge organisé. La qualité totale, c’est AZF à Toulouse !
Si on arrive à penser tout cela, on trouvera les solutions ; il y aura un retour au réel. J’espère qu’il ne sera pas trop tard.
Si nous n’avons pas une critique suffisamment nourrie, ça peut nous revenir sous forme de catastrophe économique, de crise (il faut voir comment le système soviétique s’est écroulé). Nos systèmes sont fragiles. Le système de santé est hypertendu. Les gens travaillent trop. La crise n’est pas souhaitable : une crise mondiale, ça serait l’horreur. Il faut remettre en cause avant qu’il ne soit trop tard, repenser tout cela autrement. On peut travailler autrement en développant la solidarité, en reconstituant le système autour de la coopération au travail. Celle-ci n’a pas disparu ; elle est seulement étouffée. C’est une perte d’énergie considérable. Il faut retrouver les éléments pour constituer la coopération, reconstituer les liens entre le travail et la culture, retrouver le sens du travail. Travailler pour de l’argent, pour la maison... ça ne sert à rien si on n’a pas le temps d’en profiter. La continuité entre travail et culture, ça passe par la référence au métier, le travail bien fait, le travailler ensemble. Le postulat pour l’action, ça n’est pas de fixer des objectifs d’action, des mots d’ordre qui limitent, des prescriptions. Il faut d’abord être capable de penser les choses : les gens trouveront des solutions à partir de leur situation. Compte tenu de la centralité du travail, si on repart du travail, tout suit.
Il ressort de mes enquêtes que les gens ne parlent plus du travail. Il faut absolument revenir au travail, pas au management, débattre de ce qui marche ou ne marche pas, parler du réel dans le travail. Echanger sur le réel, là où ils souffrent, ça intéresse, il y a de la curiosité. Et ça part tout de suite sur “ qu’est qu’on fait pour le faire mieux ou moins mal “. Il faut apprendre à parler, à rendre compte de son expérience du travail pour le rendre visible, justifier ses choix. Apprendre aussi à écouter pour reconnaître que c’est intéressant. Si on le fait, c’est magique. Le réel, c’est ce qui résiste, c’est aussi le commun. A partir de là, l’imagination repart.
Le postulat de l’action, c’est si les gens pensent autrement, ils agissent autrement. C’est donc repenser la capacité de penser.
Tout cela vaut aussi pour les cadres. Ces vingt dernières années, on a appris l’inverse : que l’autre c’est un salaud, que finalement moi aussi je suis lâche. Or j’agit si j’aime les autres, pour l’amour des autres, pour la justice...Les gens sont capables de redevenir généreux (voyez Tchernobyl, la tempête de 1999...). On peut retrouver ainsi dans l’action, l’enthousiasme, la reconnaissance, la confiance dans les autres. Par contre, si on n’apprend que le mépris de soi, la méfiance des autres, on ne part pas dans l’action.

- Souhaitez vous donner votre point de vue sur la façon dont le syndicalisme prend en compte les questions du travail ?
Les syndicats ont un peu manqué les rendezvous. Ils ont été précédés par les sociologues, les intellectuels. Nous sommes tous à la fois des individus et des collectifs. Les adhésions, les collectifs se font à partir des individus. Mon champ de travail comme chercheur c’est la coopération. Le collectif, c’est un accord normatif sur ce qu’on fait ensemble, les règles du vivre ensemble. Le métier, ce sont des règles techniques et morales à la fois. L’efficacité repose sur ce qu’on fait ensemble.
Il y a une difficulté théorique à penser les rapports entre l’individuel et le collectif.
Les syndicats se sont pris les nouvelles formes d’organisation du travail qui les ont démantelés. Ils ont été à la fois partie prenante et victimes. La qualité totale, c’est aussi cela.
Il y a un vrai problème d’articulations entre syndicats et chercheurs dont l’enjeu est la domination symbolique. L’action syndicale découplée de la recherche, de la pensée critique, va dans le mur.
La capitulation de la pensée critique est une catastrophe.

- L’Institut de recherche de la FSU est un outil pour des syndicalistes. Dans le cadre de ce dossier, nous avons organisé une table ronde entre des militants pour commencer à explorer l’hypothèse que l’activité militante est un travail qui appelle lui aussi des transformations. Pensez-vous que c’est une piste à suivre ?
La réponse est évidente.
Il faut revenir à Aristote : il n’y a pas d’action sans travail. Le juriste, la secrétaire, l’enseignant, le militant, le politicien etc. font du travail. Mais le travail politique ou syndical, ça n’est pas l’activisme échevelé mais la politique, le syndicalisme.

L’organisation du travail, c’est l’échelon du collectif, de l’activité déontique, des règles de travail, ça relève de l’action de la praxis. Le travail militant relève bien sûr du travail. L’action coupée du travail n’existe pas. Mais elle n’est pas qu’un travail.
Quand je travaille, j’engage le destin d’autrui (c’est évident pour le médecin ou l’enseignant mais pas seulement). Je travaille pour mes collègues, j’engage les autres. Je suis donc dans l’action. Ne pas découpler travail et action, c’est ça l’espoir.

Interview réalisée par Yves Baunay, Evelyne Rognon et Régine Tassi

(Cette partie d’interview minore la question du capitalisme et des rapports de domination dans les entreprises qu’induit ce mode d’organisation économique. Mais cette critique est présente dans les ouvrages de Dejours)

A lire : Souffrance en France : la banalisation de l’injustice sociale, Ch. Dejours, Seuil, 1998.


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