Retour accueil

AccueilAnalysesAnti-patriarcat > Violences sexuées, violences sexistes

Rechercher
>
thème
> pays
> ville

Les autres articles :


Violences sexuées, violences sexistes


Texte paru dans le journal No Pasaran n°76 - mars 2000

Environ 300 à 400 femmes meurent chaque année de violences conjugales, alors que tout le monde calque des images d’hommes violents mythifiés sur les auteurs de ces crimes. Ils seraient des fous, des monstres, des malades, des alcooliques, appartenant aux classes populaires… Pourtant, considérer ces phénomènes comme des anomalies venant de nulle part ne peut qu’invisibiliser la violence socialement construite et acceptée des hommes sur les femmes. L’objet de ce texte va donc être de tenter de dégager que sont ces violences et de les restituer dans leur contexte sexué (ou plutôt genré).


La violence des hommes sur les femmes a des précédents historiques très forts. Exemple représentatif durant la guerre d’Espagne pour ne pas remonter trop loin : “ La milice rouge émet des bons d’une valeur d’un peseta. Chaque bon donne droit à un viol. La veuve d’un haut fonctionnaire a été trouvée chez elle. Près de son lit, on a trouvé 64 de ces bons ” (1). Cet horrible exemple du viol en tant qu’arme de guerre atteste d’un lourd héritage de la violence globalisée des hommes sur les femmes, et cela sans même parler du viol comme arme ethnique (comme il a pu être utilisé en ex-Yougoslavie) (2).
En situation d’extrême pauvreté, dans les pays du tiers monde, les femmes sont confrontées à toutes les violences : violence symbolique d’une identité considérée comme inférieure, violence psychologique de la dépendance dans des structures familiales où elles n’ont que très rarement accès à une véritable autonomie, violences physiques de la surexploitation de leur corps dans le travail comme dans la reproduction (3). L’excision est d’ailleurs révélatrice des violences qui peuvent être infligées.
Mais cet article n’a pas pour but de parler de la violence des hommes sur les femmes ailleurs et en d’autres temps, mais bien de s’ancrer dans le ici et maintenant, à savoir la société occidentale d’aujourd’hui. Car la violence physique y est globalement condamnée (même si, comme on pourra le voir, tout n’est pas aussi simple) et non pas valorisée comme pivot de l’éducation ou moyen de se faire justice, comme cela a pu être le cas dans d’autres contextes (4).
Ainsi donc, il ne faut surtout pas considérer les analyses présentées ici comme applicables à toutes les cultures et tous les contextes. De plus, il faut aussi considérer que malgré les nombreuses sources féministes utilisées, la parole présentée ici reste une parole d’homme, donc à considérer comme telle. Le masculin présenté comme neutre et universel est l’un des pivots de la domination masculine.
Les analyses qui vont suivre vont s’agencer selon cinq temps. Tout d’abord, une mythologie de la violence des hommes sur les femmes sera étudiée. Ensuite, à partir d’études concrètes effectuées par des centres pour hommes violents, une définition de la violence sexiste sera proposée. Car ceci est nécessaire pour pouvoir mieux cerner qui sont les auteurs des violences sexistes et éliminer les mythes à ce sujet. C’est seulement alors que l’on pourra s’interroger sur le fonctionnement de cette violence des hommes sur les femmes, puis sur ses origines dans la construction des identités genrées.

Les mythes de la violence

Avant d’examiner plus en détail la mythologie qui tourne autour de la violence, il convient de préciser que cette section (ainsi que beaucoup d’analyses de cet article, d’ailleurs) est directement inspirée des travaux de Daniel Welzer-Lang (5). Donc pour regrouper en quelques phrases les mythes que l’on peut entendre chaque jour sur la violence :
La violence est naturelle, d’ailleurs les hommes sont plus forts que les femmes ; le viol est une pulsion sexuelle irrépressible, on ne peut donc pas y faire grand chose.
Les hommes violents sont des fous, des alcooliques, qui perdent leur contrôle, et les violeurs sont des malades, des monstres…
Les femmes battues sont des femmes qui le cherchent ou le provoquent, consciemment ou inconsciemment, et les femmes violées sont belles et provocantes.
Il ne faut pas qualifier tout et n’importe quoi de violence, il y a violence et violence ; si c’est une fois c’est pas si grave, c’est si c’est tous les jours que c’est grave.

Tous ces mythes sont dans l’ensemble très présents, et même si on a parfois pu s’interroger à leur sujet, nous avons toutes et tous au moins entendu un énoncé de chacun d’entre eux. Maintenant ce bref exposé mythologique terminé, il convient de tenter de cerner la violence en elle-même, sous ses différents aspects et formes.

Qu’est ce que la violence ?

Daniel Welzer-Lang, Gérard Petit, Josiane Nahon et Bruno Sérail sont à l’origine de la création du RIME (6). Daniel Welzer-Lang est aussi auteur de plusieurs ouvrages sur la violence et les hommes, et a fait sa thèse sur le viol. Il a donc pu constituer une classification des violences à partir de témoignages des nombreux hommes du centre d’accueil pour hommes violents, d’observations de couples au travers de leur vie quotidienne, et même des dossiers d’instruction de cours d’assises sur le viol pendant cinq ans dans plusieurs départements du sud de la France (7). Voici donc une classification de différentes formes prises par la violence selon ces divers témoignages.

Les violences physiques peuvent être considérées comme l’ensemble des atteintes physiques au corps de l’autre : taper, frapper, empoigner, coups de pieds, de poing, frapper avec un outil, un ustensile ou un objet quelconque, tirer les cheveux, brûler, lancer de l’eau ou de l’huile bouillante, de l’acide, pincer, cracher, jeter quelqu’un par la fenêtre, séquestrer, faire des gestes violents pour faire peur, fesser, électrocuter, déchirer les vêtements, tenir la tête sous l’eau, mordre, étouffer, casser le bras, les côtes, le nez, étrangler, tirer avec un pistolet, un fusil, poignarder, tuer… Seules les personnes ayant tué se sont retrouvées devant un tribunal, les autres, jamais.

Les violences psychologiques regroupent celles portant (ou essayant de porter) atteinte à l’intégrité psychique ou mentale de l’autre : son estime de soi, sa confiance en soi, son identité personnelle… A savoir : insulter, énoncer des remarques vexantes ou des critiques non fondées, critiquer de fa« on permanente les pensées ou actes de l’autre, se présenter comme celui [celle] qui détient toujours “ la vérité ”, qui sait tout, inférioriser l’autre, lui dicter son comportement, ses lectures, ses ami-e-s, refuser d’exprimer ses émotions et obliger l’autre à exprimer ses angoisses, ses peurs, ses tristesses, essayer de faire passer l’autre pour folle [fou], menacer d’être violent, intimider, menacer de représailles, de viol (par les copains), de mort, utiliser le chantage, faire pression en utilisant l’affection ou les enfants, la destruction permanente, la dénégation de l’autre, créer un enfer relationnel, le chantage au suicide en culpabilisant l’autre, menacer de partir ou de renvoyer sa femme au pays (pour les immigré-e-s), forcer l’autre à des actions vécues comme dégradantes (manger des cigarettes, lécher le plancher…), contrôler sans cesse l’autre, s’arranger pour que l’autre vous prenne en pitié et cède, se moquer sans cesse, nier le travail domestique effectué par sa compagne, insulter et dévaloriser le genre féminin (“ toutes des salopes ou des putains ”)…

Les violences verbales relèvent plus du ton, du débit de parole et des cris que du contenu des paroles elles-mêmes. On peut y trouver : cris qui stressent toute la famille, ton brusque et autoritaire pour demander un service, injonction pour que l’autre obéisse tout de suite, faire pression sans cesse en montrant son impatience, interrompre l’autre constamment en lui reprochant de parler, ou faire grief de ses silences en l’obligeant à parler, changer le sujet de conversation fréquemment, vouloir diriger la conversation sur ses seuls centres d’intérêts, ne pas écouter l’autre, ne pas lui répondre…

Les violences dites sexuelles ou sexuées posent un problème de définition, car parler de violences sexuelles revient à prendre parti pour le violeur. Car s’il est clair que le viol fait partie de la sexualité du violeur, il ne fait pas du tout partie de la sexualité de la femme violée, et donc parler de violences sexuelles et non sexuées biaise déjà le problème. On peut cependant y mettre tous les rapports qualifiés par l’homme de sexuels, provoqués par contrainte ou par menace : forcer l’autre à se prostituer, violer l’autre en public ou en privé, la battre sur ses organes génitaux, lui brûler les organes génitaux (8), essayer avec sa partenaire et contre son avis, de copier des scènes pornographiques, quitte à la battre ensuite parce que “ c’est une salope ”, exprimer des violences sexistes sur le corps et la sexualité des femmes…

Les violences contre les animaux ou les objets ne signifient pas mettre sur le même plan animaux et objets, mais simplement parler de violences sur des choses, des individus ou des animaux à qui l’autre porte une valeur affective.

Les violences contre les enfants peuvent aussi être définies comme tout acte visant à porter atteinte à l’intégrité physique et psychique de l’autre. Il existe une domination spécifique à l’égard des enfants, qui considère que les coups et l’autoritarisme soient partie intégrante d’une éducation normale. Ce genre de considérations amènent à ne pas toujours appréhender ce genre de traitements comme de la violence. Pourtant, il n’y a aucune raison logique, pour qualifier un acte de violent, de faire une différence en fonction de qui le subit ou qui l’exerce. On peut y trouver : les claques, fessées et électrocutions, les brimades alimentaires, les viols ou attouchements indésirés, les insultes…

Les violences économiques sont assez peu couramment abordées, mais il s’agit bien sûr tout d’abord des salaires des femmes généralement inférieurs de 30 à 50 % à ceux des hommes. Il y a aussi de nombreux couples où soit l’homme vérifie le carnet de chèque de la femme, soit la femme n’a pas de carnet de chèque ou de carte de retrait. Mais la violence économique provient aussi de l’utilisation des ressources au sein du couple. Niort est par exemple un ville d’assurance où les femmes gagnent donc en moyenne plus que les hommes. Et même si les hommes ramènent moins d’argent que les femmes à la maison, celui des femmes est considéré comme second : il sert à acheter la résidence secondaire, à mettre de l’argent de côté…

Il y a aussi d’autres formes de violences : les violences contre autrui dans la rue (afin de montrer sa supériorité), le contrôle temporel, empêcher l’autre de suivre ses études…

Après une telle énumération de violences, certes difficile à entendre, on ne peut pas affirmer que la violence ne concerne pas tous les hommes, et non pas quelques salauds et femmes maltraitées. En faisant attention à ce qui se passe autour de nous, on peut vite se rendre compte qu’elle nous est relativement proche. Il convient donc bien évidemment de s’interroger alors sur le mythe de l’homme violent tel qu’il est habituellement stigmatisé.

Qui est véritablement concerné par la violence ?

On a vu que le mythe veut que l’homme violent soit un monstre, un malade, un alcoolique, un homme sous l’emprise de la colère qui perd son contrôle, qu’il appartient aux classes populaires… Ceci tend à dire qu’il y a un type d’homme violent (et donc aussi à dire que ceux qui ne sont pas de ce type ne sont pas violent). On sait aujourd’hui que le phénomène de la violence n’est pas uniquement limité aux classes populaires, mais qu’il a à voir avec tous les milieux. Car si la majeure partie des femmes qui viennent aux refuges pour femmes battues sont en effet le plus souvent issues de ce milieu, ce sont aussi des femmes qui ne disposent pas de réseaux de soutien ou de ressources autonomes. Mais elles ne représentent pas pour autant l’ensemble des femmes violentées. Et plus spécifiquement, les hommes violents du centre d’accueil de Lyon n’avaient pas le moins du monde l’air de psychopathes, mais plutôt gentils, affables…
Il existe aussi un problème de définition quant au fait de considérer quelque chose comme violent. Frapper ou rouer de coups sa femme ne serait-ce qu’une seule fois, c’est être violent. D’où les anecdotes racontées par Daniel Welzer-Lang à propos des hommes accueillis au centre pour hommes violents : “ Ah bon, si « a pour vous c’est être violent, alors oui on peut dire que je suis violent, d’ailleurs c’est ce qu’elle m’a dit avant de partir… ”. Au départ, personne ne se considère comme violent, ni ne se sent concerné par la violence. Un homme violent, c’est n’importe qui sauf soi.
En ce qui concerne les femmes battues, tous les spécialistes s’accordent à dire qu’il y a environ 1% d’hommes battus par rapport au nombre de femmes battues. Et il n’est pas toujours facile de savoir car beaucoup de femmes témoignant préfèrent dire “ on se bat ” plutôt que “ c’est lui qui me cogne ”. De plus, étant donné les stéréotypes que l’on colle généralement sur l’étiquette d’homme violent, il arrive aussi qu’une femme ne veuille pas parler des violences qu’elle subit pour ne pas faire apparaître son compagnon comme l’un de ces archétypes de brute alcoolique. Car il est tout à fait possible d’être violentée, de détester cela, et de continuer à aimer l’homme en question. Ce sont justement les stéréotypes qui existent qui empêchent de prendre conscience de la violence des hommes sur les femmes comme d’un phénomène social d’ampleur. Car personne n’est vraiment considéré comme violent (sauf dans les cas les plus extrêmes comme lorsqu’il y a meurtre), ce qui permet à tout le monde reléguer la notion de violence sur autrui. Au final, seules les formes les plus extrêmes de violence sont donc reconnues ainsi, alors que la violence est très souvent présente même si généralement sous des formes moins extrêmes que le meurtre. Comme le dit Marie-Elizabeth Handman (9), “ la violence psychologique ou symbolique parfois s’y ajoute [à la violence physique], parfois la remplace, mais nul n’y échappe ni comme acteur ni comme victime ”.
Pour continuer à propos des femmes violées, elles sont recensées par les statistiques comme ayant de 2 à 85 ans, ce qui semble casser quelque peu le mythe de la femme violée “ belle et provocante ”. D’ailleurs, le discours qui considère le viol comme pulsion sexuelle irrépressible apparaît rapidement comme une reconstruction a posteriori quand les dossiers des cours d’assises sont étudiés et les violeurs interrogés en prison une fois le procès fini. Après avoir été jugés, les violeurs désignent souvent leur acte comme une “ rigolade ” entre hommes, comme un “ bon plan qui a mal tourné ”. Comme le dit très justement Daniel Welzer-Lang, “ dès qu’ils ne sont plus dans une situation où ils doivent justifier ce qu’ils ont fait, ils remettent le viol à la juste place dans les valeurs masculines, c’est-à-dire comme un mauvais moment qu’ils font passer à une personne pour prendre du plaisir ”.
De la même manière, les hommes violents sont persuadés d’agir sous l’emprise de la colère. Le contrôle de soi qui lâche et mène à la violence. Pourtant, il y a aussi des situations où les hommes violents pourraient se mettre en colère et “ craquer ”, alors qu’ils n’en font généralement rien. Quand un flic met un PV, ou que le patron fait une remarque, rien ne se passe la plupart du temps… Il y a simplement des circonstances où l’on sait inconsciemment que la violence est permise et autorisée socialement.
En ce qui concerne les violences domestiques, le scénario est généralement : un homme et une femme vivent ensemble, et l’homme la frappe une première fois. Elle est alors bouleversée, mais pense qu’il s’agit d’un accident. Le tout accompagné d’excuses et d’assurance que l’homme non plus ne sait pas ce qu’il lui est arrivé. Il y a donc pardon, mais en même temps l’intégration inconsciente du fait que la “ perte de contrôle ” de l’homme peut arriver de nouveau, et donc que cela peut recommencer. Car la violence sert à obtenir ce que l’on veut, à faire céder l’autre, et beaucoup d’hommes considèrent toute contrariété ou frustration de leurs désirs de tout ordre comme une atteinte intolérable à leur personne. Il ne s’agit pas de faire partir l’autre, mais en quelque sorte de la dresser, de la rendre docile. Et quand les conditions sont à nouveau réunies, c’est alors que la violence peut revenir, et son intensité augmenter, car la tolérance physique et psychologique va croissante elle aussi… Un cycle peut alors se mettre en place, et la spirale montante d’une violence de plus en plus fréquente et intense se crée.
On peut alors légitimement se demander comment fonctionne et se pérennise aujourd’hui un tel phénomène, à savoir la violence socialement présente bien que peu reconnue, et comment il est possible qu’on en ait si peu conscience.

Invisibilisation et pérennisation de la violence

Les violences des hommes sur les femmes se sont fondées historiquement de manière très complexe. Pour ne pas se lancer dans un débat certes très intéressant, mais beaucoup trop vaste, je me contenterai de ne pas remonter plus loin que le code civil napoléonien. Celui-ci fait rentrer la mère à l’abri de l’autorité maritale. Mais plus que de la priver de ses droits, le code civil la place sous la tutelle du mari. Ce statut de mineur (au même titre qu’un enfant), la livre corps et biens à l’arbitrage de l’époux (10). Si la violence pouvait être autrefois considérée comme l’expression du droit le plus strict et de l’honneur des hommes (11), ce n’est plus le cas aujourd’hui. Officiellement, la violence n’est que très rarement considérée comme allant de soi, et le corps des femmes n’appartient plus légalement aux hommes. Donc si les rapports de violence des hommes envers les femmes subsistent aujourd’hui, cela signifie qu’ils ont été intégrés et invisibilisés.
Le mythe de l’homme violent et de la femme responsable y sont pour beaucoup. Tant que l’homme violent ne correspond pas à celui du mythe, il n’y a pas vraiment violence, ce n’est pas bien grave… De la même manière, si les femmes se sentent responsables de la violence qu’elles subissent, il n’y a pas matière à dénoncer ce qui se passe puisque c’est la faute des femmes. On peut ainsi arriver à entendre ce genre de témoignage : “ Quand je fais quelque chose « a l’énerve… J’ai dû l’énerver, j’aurais dû me taire… ”. Des femmes ont donc aussi intégré le mythe du “ c’est la faute des femmes aussi ”. Et c’est pire encore avec le mythe du “ il y a violence et violence, on ne peut pas tout taxer de violence sinon c’est n’importe quoi ”. Car si la femme est convaincue que son agresseur ne l’a pas fait exprès, il ne peut y avoir absolument aucune remise en cause de ce qui se passe. D’où les “ OK, il m’a foutu une claque, mais c’est parti tout seul, il ne l’a pas fait exprès, on ne peut pas dire que ce soit “ vraiment ” de la violence… ”. Il est clair qu’il faut que les dominées n’aient qu’une conscience imparfaite des pratiques des dominants pour que ceux-ci puissent continuer à exercer leurs privilèges. D’ailleurs, les constructions sociales du masculin et du féminin amènent aussi les hommes et les femmes à mettre un sens différent derrière la notion de violence (comme derrière d’autres notions aussi, comme le propre et le rangé, ou même le “ je t’aime ”…).
Les stéréotypes sont au fondement même du fait que les violences soient possibles sans remise en question individuelle et surtout sociale. Le mythe sur les hommes violents et les hommes violeurs isole complètement ces hommes, et les empêche d’en parler. De plus, cela leur permet aussi de ne jamais se considérer comme tel. Car personne ne correspond jamais totalement à un stéréotype, ou alors n’en a pas conscience. Il y a alors une totale déresponsabilisation des hommes par rapport à ce phénomène. Car il est clair que faire du viol (ou de la femme battue) un événement monstrueux, une “ anomalie ” ou une “ atrocité extrême ”, c’est empêcher toute analyse sociale et s’enfoncer dans l’impuissance d’y apporter une réponse adéquate. Car on ne peut alors chercher les contraintes individuelles et sociales qui produisent quelque chose considéré à tort comme le dysfonctionnement d’un individu, un dérèglement social.
Comme le remarque très justement Véronique Nahoum-Grappe à propos des viols en ex-Yougoslavie (12) : “ la performance du stéréotype, c’est le négationnisme ”. En effet, car le stéréotype du “ « a a toujours été comme « a ” amène à une futilisation du problème et une invisibilisation de son existence véritable. “ La meilleure fa« on de nier le présent, c’est de le renvoyer à l’éternité des répétitions fatales ” (12).
Pourtant, on peut alors légitimement se demander comment tous ces schémas de domination, ces stéréotypes et cette violence intrinsèque au découpage genré de l’humanité peut prendre forme dans la vie des individus. Peut-on être porté à croire que cette répartition des rôles entre dominant et dominée, entre violeur et violée, entre violent et violentée… est naturelle et immuable, ou bien doit-on tenter de comprendre d’où elle provient et comment elle s’inscrit petit à petit en chacun et chacune au cours du conditionnement social que l’on subit au travers des âges ?

Une violence masculine construite socialement

Il est habituel de recourir à la nature pour légitimer des rapports de domination. On entend habituellement que les hommes sont plus forts que les femmes, ce qui prédispose bien sûr à considérer comme possible des violences de la part des hommes sur les femmes. Pourtant, s’il n’y a plus de pressions religieuses qui empêchent les femmes de manger avec les hommes, il existe à la place d’autres formes de coercition. Le “ si tu manges à ta faim, tu ne trouveras pas de mari ” est une déclinaison plutôt courante de nombreux lieux communs véhiculés pour les petites filles depuis leur plus jeune âge. Ces pressions modèlent le corps des femmes, et ce depuis si longtemps qu’il est difficile de savoir ce qu’il en est véritablement. Des travaux américains montrent aussi que les mères nourrissent plus les petits gar« ons (“ il en aura plus besoin ”). De la même manière, d’autres travaux ont aussi montré que les mères sont portées à allaiter moins longtemps leur petites filles, en raison de la légère jouissance provoquée par la tétée, jouissance beaucoup mieux acceptée si elle provient d’un petit gar« on que d’une petite fille. Les normes hétérosexistes jouent là encore un rôle assez conséquent. Bref tout ceci pour préciser qu’il n’existe pas de preuve que, par nature, les hommes soient plus forts que les femmes.
Dans le cas du viol, en dehors de pseudo explications naturalistes, on peut s’apercevoir que la violence est avant tout un rapport de domination. Il ne s’agit pas de traiter le comportement violent en tant que tel, mais plutôt de comprendre quels sont les rapports sociaux qui permettent d’imposer et de légitimer l’utilisation de la violence. Tout ceci s’explicite d’ailleurs dans un rôle de soumission, de l’homme comme de la femme à des rôles de domination/oppression.
Les normes de la masculinité imposent que, pour être un “ vrai ” mec, dans la société d’aujourd’hui, il faut exercer une domination sur autrui. Ce besoin est encore plus fort si un homme a la sensation d’être faible, ou s’il se retrouve en situation d’échec. Afin de se conformer aux modèles conventionnels de la virilité, il est alors encore plus nécessaire de se poser en tant que dominateur insensible. Selon John Whiting (13) : “ Il semble que les gar« ons qui doutent de leur masculinité aient davantage besoin de donner d’eux-mêmes une image stéréotypée de mâle, comme pour éviter d’être à nouveau happés par l’univers chaud et rassurant des femmes ”. Les individus “ mal dans leur peau ” font habituellement montre d’un grand nombre de pulsions caractéristiques de la virilité agressive hétérosexuelle, présentée en modèle aux gar« ons (14). Car telles sont bien les normes mises en valeur implicitement par l’éducation donnée aux gar« ons : grandir dans l’ambiance agressive d’une famille dominée par un homme ; donner des coups ; en recevoir ; subir les pressions du clan des hommes ; reporter sa peine et sa souffrance sur autrui ; s’identifier à des héros fantasmatiques hyper-virils ; apprendre à séparer ses sentiments des souffrances que l’on occasionne… L’éducation masculine et ses corollaires (l’exacerbation de la guerre, de la dureté), tend à insensibiliser les hommes et à les faire relativiser, pour eux-mêmes et pour les autres, toutes les formes de violence. Pour continuer à citer Daniel Welzer-Lang : “ pour devenir un homme -un “ vrai ” homme-, il fallait endurer beaucoup de violences et de souffrances. L’apprentissage de la violence, les gar« ons le font d’abord dans leur propre corps ”. Car pour s’intégrer dans le clan des hommes, il faut être capable d’exclure tous ceux qui ne s’y intègrent pas. C’est par l’apprentissage entre hommes, des savoir-faire, savoir aimer, savoir dominer masculins que la domination des femmes est structurée (15).
Et les médias sont aussi pour beaucoup dans cette formation des normes masculines à l’égard de la violence. “ De nos jours, en moyenne, un gar« on américain âgé de dix-huit ans a assisté à 26000 meurtres à la télévision, la plupart des meurtriers étant des hommes ” affirme Myriam Miedzain (16). Suzanne Képès affirme quant à elle qu’“ il est urgent que les médias éliminent les images stéréotypées de la hiérarchie patriarcale, où les femmes sont présentées comme des objets sans défense à la disposition des pulsions sexuelles masculines ” (17). Encore récemment cette publicité pour la crème fraîche Babette qui montre une femme en tablier (sans la tête, donc sans doute “ représentative ” de toutes les femmes…) sur laquelle se trouve écrit le texte : “ Je la lie, je la fouette, et parfois elle passe à la casserole ”. Faut-il préciser que le “ comique ” de cette publicité repose sur l’ambiguoeté de la phrase qui peut être comprise comme celle d’un homme parlant d’un femme ou celle d’une femme parlant de la crème fraîche ? Si le rapport entre hommes et femmes est le même que celui entre les femmes et la crème fraîche, on reste interdit devant une telle réification des femmes, ravalées au simple rang d’objet manipulable.
C’est notamment ainsi que beaucoup d’hommes peuvent penser qu’en matière de sexe, il faut forcer la main aux femmes, et qu’ensuite seulement elles y prennent du plaisir. Les images romanesques classiques, où, dans sa fougue, le héros force quelque peu les résistances physiques de la belle, qui lui succombe finalement, sont plus que nombreuses et en général très bien ancrées dans les mentalités. On dit même parfois que cela “ met du piment ”. Faut-il donc croire que violer une femme, acte crapuleux, est radicalement différent de la “ conquérir ” ?
Etymologiquement, le verbe séduire du latin seducere, provient de la séparation (se) “ emmener à part ”, et de la conduite (dux, ducis, le chef) (18). Ne dit-on d’ailleurs pas plus facilement d’une femme qu’elle est séduisante (passivité explicite), et d’une homme qu’il est séducteur (rôle actif). Qu’il est rare d’entendre parler de séductrice et de séduisant jeune homme, ou du moins pas avec les mêmes connotations que celles qu’ont leur pendant masculin ou féminin. La séductrice reste encore pour certain-e-s le démon tant pourchassé par l’église…
Il convient aussi de prendre en compte le fait qu’une éducation différente selon les sexes a pu amener à concevoir certains rapports de manières différentes. Ainsi sur le fait de céder ou d’arriver à obtenir quelque chose, on a habitué un grand nombre de femmes à avoir des rapports sexuels quand l’homme le demande. Il est nécessaire de réapprendre à avoir des rapports de désirs multiples et de s’interroger sur le sens que l’on met derrière les plaisirs que l’on peut prendre ensemble.

En guise de conclusion…

On a pu voir que l’articulation principale du problème de la violence, problème qui nous concerne tous et toutes, réside dans ce qu’il sous-tend, à savoir l’exercice quotidien et permanent de la domination masculine, plus que dans la stigmatisation de quelques cas extrêmes de violences particulièrement abouties. La question est donc de ne pas se focaliser sur l’“ arbre qui cache la forêt ”, au risque de croire la violence comme un dysfonctionnement de la société alors qu’en réalité, elle en fait partie intégrante en tant que valeur inculquée à tous les hommes. C’est aussi là l’utilité des violences et plus spécifiquement du viol, que de permettre aux hommes de montrer leur pouvoir et d’en tirer des privilèges.
Pourtant, la violence exercée à l’encontre des femmes n’est bien sûr pas la voie vers leur bonheur, ni même vers celui des hommes. Car même si les hommes tirent d’importants privilèges de la violence exercée sur les femmes, cela ne fait pas leur bonheur. L’imposition de normes tant dominatrices que dominées, sur les hommes et sur les femmes, les enferme dans des carcans sociaux où la liberté et l’individualité de chacun et chacune ne peut pas s’épanouir.
Pourtant voir les hommes comme des ennemis des femmes ne peut en rien permettre de se diriger vers un meilleur futur. Car voir le monde comme un affrontement manichéen animé par des schémas simplistes n’apporte rien. Savoir qu’en tant qu’homme un lourd conditionnement prédispose à la violence ne signifie pas tant que l’“ ennemi ” est en nous et qu’il n’y a rien a faire, mais bien plutôt que nous n’avons rien à attendre que de nous !!! La violence sur les femmes existe aussi parce qu’invisibilisée, et l’un des premiers moyen de lui résister est de la rendre visible, de la pointer du doigt afin de montrer la place qu’elle détient dans la société d’aujourd’hui. Une prise de conscience est nécessaire pour toutes et tous, et la volonté de changer les choses est indispensable, que ce soit au travers de structures de discussions et d’échanges (mixtes et non-mixtes), ou de luttes antisexistes réelles, dans le quotidien aussi bien que de manière organisée. Il ne tient qu’à tous et toutes de briser et de dénoncer ce consensus et de décider de vivre autrement en refusant de se laisser enfermer dans les carcans sociaux.

Pirouli

Berliner Nachtausgabe, 4 novembre 1936, cité in Arthur Koestler, Hiéroglyphes, 4ème partie : L’écriture invisible ; 1936-1940, in Œuvres autobiographiques, Paris, Robert Laffont, 1994, p. 633
Guerre et différence des sexes : Les viols systématiques (ex-Yougoslavie, 1991-1995), Véronique Nahoum-Grappe, in De la violence et des femmes, Paris, Albin Michel, 1999
Le corps assujetti, Thérèse Locoh et Jean-Marie Sztalryd, in La place des femmes, les enjeux de l’identité et de l’égalité au regard des sciences sociales, Paris, La Découverte, 1995, p. 278
L’enfer et le paradis, violence et tyrannie douce en Grèce contemporaine, Marie-Elisabeth Handman, in De la violence et des femmes, Paris, Albin Michel, 1999, p. 132, 134
L’utilité du viol chez les hommes, Daniel Welzer-Lang, in Violence et masculinité, no copyright, Publications “ …, 1998
RIME : Recherches et Interventions MasculinEs. A l’initiative d’un centre d’accueil pour hommes violents (aussi animé par Isidro Fernandez) qui fonctionnera de novembre 1987 à décembre 1996, et fermera faute de subventions.
Ces dossiers contiennent quasiment tout : l’histoire du violeur, de la victime, les témoignages de la concierge, du boucher, les photos des lieux, du violeur, de la victime…
Il est extrêmement fréquent dans les services d’urgence de voir des femmes avec des brûlures aux organes génitaux.
L’enfer et le paradis, violence et tyrannie douce en Grèce contemporaine, Marie-Elisabeth Handman, in De la violence et des femmes, Paris, Albin Michel, 1999, p. 122
Fragiles et puissantes, les femmes dans la société du XIXème siècle, Cécile Dauphin, in De la violence et des femmes, Paris, Albin Michel, 1999, p. 101
Proximités pensables et inégalités flagrantes, Paris, XVIIIème siècle, Arlette Farge, in De la violence et des femmes, Paris, Albin Michel, 1999, p. 91
Guerre et différence des sexes : Les viols systématiques (ex-Yougoslavie, 1991-1995), Véronique Nahoum-Grappe, in De la violence et des femmes, Paris, Albin Michel, 1999, p. 189
Sorcery, sin and the superego : a cross-cultural study of some mechanisms of social control, John Whiting, S. Ford Clellan, 1959
Devenir un homme, tuer l’enfant en soi, David Jackson, in Violence et masculinité, no copyright, Publications “ …, 1998
Les transgressions sociales des définitions de la masculinité, Daniel Welzer-Lang, in La place des femmes, les enjeux de l’identité et de l’égalité au regard des sciences sociales, Paris, La Découverte, 1995, p. 447
Boys will be boys, Myriam Miedzain, Virago Press, 1992
Violences sexuelles et prostitution dans la société patriarcale, Suzanne Képès, in La place des femmes, les enjeux de l’identité et de l’égalité au regard des sciences sociales, Paris, La Découverte, 1995, p. 315
Fragiles et puissantes, les femmes dans la société du XIXème siècle, Cécile Dauphin, in De la violence et des femmes, Paris, Albin Michel, 1999, p. 105


No Pasaran 21ter rue Voltaire 75011 Paris - Tél. 06 11 29 02 15 - nopasaran@samizdat.net
Ce site est réalisé avec SPIP logiciel libre sous license GNU/GPL - Hébergé par Samizdat.net