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L’ordre sécuritaire


Texte paru dans le journal No Pasaran Hors-Série N°1 - Sécuritaire, la guerre permanente

L’ordre sécuritaire en voie de réalisation est l’incarnation du nouvel âge des sociétés “ démocratiques ”. Il trouve sa source en amont dans les mutations du mode de régulation du système capitaliste, et relève, en aval, d’un processus poussé de technicisation des mécanismes de pouvoir.


image 230 x 184La place centrale occupée par le discours sécuritaire dans le champ de la politique institutionnelle, le débat tronqué concernant les fonctions régaliennes de l’Etat au sein de nos “ démocraties ” tant soucieuses d’ordre, ou encore la focalisation des nouveaux enjeux du pouvoir sur des réponses techniques visant à rétablir et à pérenniser une paix civile menacée ne doivent pas faire illusion. Car “ ce n’est pas seulement dans les réponses mais bien déjà dans les questions elles mêmes qu’il y a une mystification1. ” En effet, la glorification de l’ordre sécuritaire et sa réalisation effective, en ce sens qu’elles traduisent une évolution marquante du traitement social des “ classes dangereuses ”, font apparaître les mutations profondes du syst ème de production capitaliste à travers le recentrage punitif et disciplinaire de son mode de régulation.

L’accompagnement des mutations infrastructurelles du système productif

Pour évaluer la teneur de cette évolution, quelques précisions s’imposent. Le processus d’accumulation du capital constitue le fondement et le moteur de la production capitaliste. Chaque régime d’accumulation est défini par des régularités qui en favorisent la progression, comme par exemple la répartition entre salaires et profits qui permet l’ajustement de la demande à la production (il en va ainsi du développement d’une consommation de masse qui assure l’écoulement d’une production de masse et ainsi de suite). Un régime particulier comporte et implique non seulement un mode d’organisation du syst ème productif particulier (à savoir les rapports de production entre capitalistes et travailleurs), mais également un mode de régulation spécifique. Celui ci renvoie à un ensemble diversifié mais cohérent de mécanismes et d’institutions qui assurent la stabilité et la reproduction du régime d’accumulation considéré, comme le rapport salarial ou la fonction et les domaines d’intervention de l’Etat. Or, le passage d’un régime d’accumulation capitaliste à un autre entraîne une restructuration du syst ème productif et par conséquent une mutation du mode de régulation correspondant.

Ainsi, aux Trente Glorieuses (période de croissance marquée par un régime d’accumulation monopoliste du capital et une organisation “ fordiste ” du syst ème productif), correspondait un mode de régulation fondé sur les fonctions redistributives de l’état. D’une part, parall èlement à l’interventionnisme étatique en mati ère économique (institution du Plan, production monopolistique d’état), l’état-providence, qui se substitue en cela à la Providence religieuse, se donne comme fins la redistribution sociale et la protection contre la mis ère et la maladie (grâce à la Sécurité sociale, la législation du travail, l’assurance vieillesse, l’indemnisation du chômage, etc.). D’autre part, fonctionnant au sein de la société salariale et du plein emploi, ce mode de régulation instaure un compromis social entre les exigences des acteurs sociaux, des bureaucraties ouvri ères et patronat, c’est-à-dire la cogestion. à cet égard, la triple structuration du mouvement ouvrier à travers l’usine, des appareils syndicaux et des partis de masse institutionnels forts joue un rôle de socialisation des travailleurs et de renforcement d’un tel compromis.

La crise du syst ème productif décelable à la suite des chocs des années soixante-dix, ouvrant la voie à un remaniement en profondeur des structures productives, signe le passage à un régime d’accumulation “ post-fordiste ” du capital. Celui-ci est marqué par la flexibilité et la décentralisation des facteurs de production, capital et travail. Ce bouleversement structurel trouve son bras armé politique dans la vaste entreprise néo-conservatrice et contre-révolutionnaire engagée dans la frange anglo-saxonne des pays industrialisés durant les années quatre-vingt. Le nouveau mode d’organisation de la production proc ède d ès lors - sur le long terme - en la flexibilisation du travail dans une économie tertiarisée (déclin des activités industrielles et av ènement d’une économie de services, chômage de masse et imposition du salariat précaire) et en l’accentuation de la mobilité du capital (financiarisation de l’économie). De mani ère consubstantielle, la crise du mode de régulation “ fordiste ” est lisible dans le retrait du rôle économique de l’état, le démant èlement des syst èmes sociaux de redistribution dont le contrôle lui incombait, mais également dans l’éclatement de l’homogénéité organisationnelle et le déclin quantitatif du mouvement ouvrier légaliste. Quel peut, d ès lors, en être le substitut ?

Un mode de régulation punitif et contractuel pour le nouvel ordre productif

Il apparaît qu’une telle évolution du syst ème capitaliste, identifiée désormais dans le discours politique sous le vocable flou et consensuel de “ révolution néolibérale ”, s’accompagne d’une focalisation du mode de régulation qui lui est associé sur des fonctions de contrôle social, destinées à assurer la reproduction de son organisation flexible.

Avant toute chose, il est nécessaire de préciser que les structures mêmes du nouvel état de ce syst ème - concernant le facteur travail - participent à la construction d’un tel mode de régulation. Le déclin des encadrements traditionnels du mouvement ouvrier (unité de production centralisée et intégratrice, syndicats, partis politiques), le reflux massif de la conscience de classe collective, et, de fait, le retrait parall èle des travailleurs dans une sph ère privée où peuvent s’épanouir les idéologies individualiste et consumériste, fonctionnent comme les différentes composantes d’un mode de régulation responsabilisant centré sur l’individu. Par ailleurs, hormis son statut d’objet de politiques publiques, le couple travail/chômage participe également à ce nouveau mode régulateur. Le travail demeurant un outil de normalisation sociale, le chômage joue dans le sens du renforcement de cette normalisation. D’abord, le chômage renforce la démobilisation politique collective par la déconsidération sociale et l’atomisation de la classe ouvri ère privée d’emploi (repli dans la recherche individuelle d’un emploi comme gage unique d’intégration sociale). Ensuite, le chômage constitue une arme coercitive extrêmement efficace, qui, entre les mains du patronat et des hiérarchies gouvernantes, permet d’exercer une pression sur les salaires et d’entériner la précarisation du travail.

Du point de vue étatique, le passage du fordisme au post-fordisme peut être en partie appréhendé comme un remodelage fonctionnel en profondeur, assimilable à une substitution (totale ou partielle) de l’état pénal à l’état social2. Ainsi, “ dérégulation sociale, montée du salariat précaire (…) et regain de l’état punitif vont de pair : la “main invisible“ du marché du travail précarisé trouve son complément institutionnel dans le “ poing de fer “ de l’Etat qui se redéploie de sorte à juguler les désordres générés par la diffusion de l’insécurité sociale.3 ” Le changement de mode de régulation qui participe à l’av ènement de la flexibilité dans la production capitaliste se traduit donc par l’affaiblissement des fonctions redistributives de l’Etat et le renforcement de ses fonctions punitives. Il ne s’agit pas bien sûr de le déplorer, à l’image des thuriféraires arriérés de “ l’état-social-à-la-fran« aise ”, mais simplement de le constater.

à l’image d’une position avant-gardiste occupée dans l’accompagnement, disons volontariste, de la mutation vers un régime flexible d’accumulation, les états-Unis apparaissent comme le pays où ce processus de recomposition étatique est le plus avancé et le plus visible. En témoigne la montée en puissance depuis une trentaine d’années d’un état pénal dont la politique est réductible à la criminalisation des éléments non productifs de la société américaine : leur “ grand enfermement ” ou leur carcéralisation massive en sont les manifestations les plus ostentatoires.

Le traitement des classes laborieuses, stigmatisées depuis le XIXe si ècle comme “ classes dangereuses ”, passe donc par la formation de l’ordre sécuritaire comme mode de régulation central du syst ème productif flexible. Mais, dans une Europe de tradition étatique démocrate-chrétienne ou sociale-démocrate, ce traitement prend un visage quelque peu différent.

En premier lieu, la crise et le démant èlement de l’état-providence ont conduit à une double évolution des syst èmes d’assistance plutôt qu’à leur disparition. D’une part, on assiste à leur contractualisation, corollaire de la flexibilité accrue dans l’organisation du travail, c’est-à-dire à un recentrage de leur gestion dans un cadre individualisant, fondé sur le contrat. Ainsi, le projet de “ refondation sociale ” que le patronat fran« ais appelle de ses vœux, le Plan d’aide au retour à l’emploi (Pare) et la multiplication des contrats emploi solidarité en ce qui concerne le traitement du chômage, mais également la gestion des retraites par capitalisation, participent à une même dynamique d’ajustement structurel du mode de régulation. D’autre part, ces mécanismes se trouvent parall èlement massivement convertis en instrument de surveillance et de contrôle social, comme en témoigne l’expansion des outils permettant la tra« abilité des individus.

En second lieu, cette derni ère évolution permet d’établir que le recentrage des priorités étatiques sur des thématiques sécuritaires passe certes, comme outre-atlantique, par le rôle déterminant de l’institution pénitentiaire, mais surtout par le biais d’un nouveau “ panoptisme ”. étendu à l’ensemble de l’espace social, celui-ci fait intervenir les fonctions répressives de l’appareil d’état (police et justice) conjointement à des services sociaux dont se renforcent les fonctions de contrôle et de suivi des individus (éducation nationale, assurance maladie, aide sociale, aide au logement, etc.). La question de l’assurance chômage est ici révélatrice : en France, dans le cadre du Pare, chaque chômeur doit se soumettre à une série de procédures de contrôle (entretien approfondi, bilan de compétences) pour ne pas se voir suspendre ses allocations. Parall èlement, l’ANPE se dote de nouveaux moyens de suivi (fichiers informatiques) afin de renforcer l’emprise sur les travailleurs en quête d’emploi, et donc de faciliter leur mise en besogne.

On le voit, la focalisation du débat politique contemporain dans les pays industrialisés sur des thématiques sécuritaires s’inscrit dans une évolution plus globale de la régulation institutionnelle et infra institutionnelle du capitalisme. Il rend compte d’une volonté étatique de maximisation des outils et mécanismes de contrôle permettant la reproduction du syst ème de domination de classe. Le mode de régulation du nouvel ordre productif convoque à cet effet, conjointement à une action sociale survivant sur le mode de la surveillance, un ordre sécuritaire destiné à la disciplinarisation des classes marginalisées et/ou précarisées, et à l’étouffement des désordres engendrés par l’insécurité sociale et économique. Le glissement sémantique est révélateur : la précarité n’est plus considérée comme une “ insécurité ” ni l’exploitation comme une violence, et le traitement de l’“ insécurité ” (entendons l’insécurité des personnes et des biens indépendamment de tout rapport social) sera policier et pénal ou ne sera pas.

D ès lors, cet ordre sécuritaire, autre visage de l’ordre capitaliste, s’appuie sur un certain nombre de procédés de pouvoir destinés à instaurer l’irrévocabilité de l’Ordre social et à en promouvoir la reproduction.

Réajustement des mécanismes du pouvoir : le primat de la technicité

Le renforcement et la glorification de l’ordre sécuritaire dans le débat public trahissent en effet la tendance du politique à se rétracter sur des enjeux gestionnaires, ultime faillite des perspectives d’émancipation sociale. Une telle faillite est notamment lisible, en ce qui concerne la politique institutionnelle, dans la double conversion solidaire (et définitive), à pr ès de quinze années d’intervalle, de la “ gauche ” sociale-réformiste fran« aise au libéralisme économique et à l’ordre policier4.

Les jeux sont faits. La technicité, qui a fait irruption dans le champ du pouvoir politique, l’occupe, au final, totalement et permet de borner l’horizon collectif à la reproduction illimitée de la domination existante. Elle insuffle une nouvelle rationalité aux mécanismes traditionnels du pouvoir (loi, force répressive). Ainsi, comme l’écrit Michel Foucault, “ les nouveaux procédés de pouvoir fonctionnent, non pas au droit mais à la technique, non pas à la loi mais à la normalisation, non pas au châtiment mais au contrôle5. ” Les évolutions notées précédemment prennent ici tout leur sens du point de vue du pouvoir : détecter et prévenir s’ajoute au mot d’ordre traditionnel de “ surveiller et punir ”. En mati ère scolaire et polici ère, en mati ère de protection sociale, sanitaire ou judiciaire, les pratiques et techniques de repérage et de mise sous contrôle des déviants se multiplient. Un tel souci de prophylaxie sociale implique la production constante d’ennemis de l’intérieur, rationalisant et renfor« ant ce processus. De ce point de vue, les stratégies convoquées par cette nouvelle “ technologie ” du pouvoir renvoient à une double dynamique. D’une part à des mécanismes disciplinaires centrés sur l’individu déviant, et d’autre part à des mécanismes régularisateurs centrés sur la population ou sur une classe6.

Or, ceci n’a pas été possible sans un coup de force symbolique, caractéristique de la “ modernité ” bourgeoise. Il s’agit de faire exister un centre symbolique (et non géographique) unifié, homog ène et universel où r ègne le “ droit ”, et qui donne aux individus qui y sont intégrés le statut d’êtres humains, de sujets politiques. Mais un tel lieu suppose - dans sa logique même et pour sa reproduction - la contre-existence d’un espace radicalement extérieur, dans lequel dominent l’animalité et la barbarie, et qui par conséquent doit être traité en objet7. Cette configuration se retrouve aujourd’hui dans l’idéologie sécuritaire, lorsque l’espace où s’exerce la “ loi démocratique ” fait l’expérience de “ zones de non-droit ” livrées à des hordes barbares de délinquants agissant en toute impunité.

Les nouvelles classes dangereuses doivent donc demeurer soumises à l’arbitraire du pouvoir par un contrôle social accru et démultiplié (quadrillage policier des quartiers populaires, répression ciblée, disciplinarisation par l’école et les travailleurs sociaux, observation panoptique par les syst èmes d’assistance, etc.), ce qui permet de les maintenir dans une situation de fragilité et de précarité. Réduites à une simple “vie nue8”, elles peuvent être constituées en un “ objet ” que des procédures appropriées peuvent traiter. Au final, la convergence des techniques de pouvoir, dont la mise sous tutelle polici ère est l’un des éléments, renvoie donc à une stratégie binaire. Il s’agit certes d’un musellement par la force de toute contestation sociale (allant du caillassage d’un commissariat à l’émeute), ou de sa destruction méthodique par la prison, voire la mort violente. Mais cela passe surtout par la production, l’accroissement et l’ordonnancement contraignant d’une nouvelle main d’œuvre industrielle mobilisable et surtout corvéable à merci, à partir du moment où elle a été “ traitée ” rationnellement pour le devenir. Ne nous y trompons pas, les “ classes dangereuses ”, une fois disciplinées et normalisées retrouvent leur statut de classes productives dont la force de travail peut à nouveau être digérée par la production capitaliste.

Loin des discours idéologiques appelant à un “ sursaut-national-contre-l’insécurité ” relayés, amplifiés par les médias de masse et les propagandistes de la nouvelle rationalité répressive, la portée aux nues de l’ordre sécuritaire et sa mise en application méthodique sont d’une toute autre nature.

Alors que la “ démocratie ” instituée, restaurée grâce à la victoire du capitalisme mondialisé, se pensait comme une situation éternelle de guerre intérieure suspendue et de mise en abîme de la conflictualité, le nouvel ordre capitaliste nous donne à voir autre chose. Il livre, bien au contraire, une nouvelle guerre sociale menée sur tous les fronts contre les “ classes dangereuses ” et plus largement contre tout potentiel de subversion sociale.

En cela, il nous appartient de prendre part à ce qui, aujourd’hui comme hier, ici et ailleurs, doit être appelé par son nom : une guerre de classe.

Ben

1. Karl Marx, Friedrich Engels, L’idéologie allemande. Editions sociales.

2. Voir Looec Wacquant, Les prisons de la mis ère. Raisons d’agir, 1999. Malgré la vision statocentrée, et les conclusions hyperétatistes et nostalgiques de l’auteur, certaines de ses analyses peuvent être intéressantes.

3. Looec Wacquant, “ Une voie européenne vers l’Etat pénal ? Sur l’importation de l’idéologie et des politiques sécuritaires américaines ”, in : Collectif, La machine à punir. Pratiques et discours sécuritaires. Paris : L’esprit frappeur, 2000.

4. La premi ère conversion prend forme avec la politique de rigueur du troisi ème gouvernement Mauroy en 1983. Quant à la seconde, elle se cristallise lors du Congr ès de Villepinte.

5. Michel Foucault, La Volonté de savoir. Paris : Gallimard, 1976.

6. Michel Foucault, Il faut défendre la société .Paris : Gallimard/Seuil.

7. Sur ces questions, voir Alain Brossat, L’épreuve du désastre. Le XXe si ècle et les camps. Paris : Albin Michel, 1996.

8. C’est à dire la vie biologique, le fait d’exister comme simple être vivant. Voire l’ouvrage – complexe – de Giorgio Agamben, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue. Paris : Seuil, 1997.


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