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AccueilJournalNuméros parus en 2001N°1 - Septembre 2001 > Belgique : Interview du Collectif sans ticket (CST)

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Belgique : Interview du Collectif sans ticket (CST)



Le journal No Pasaran ! a relayé irrégulièrement vos méfaits en Belgique… mais pouvez-vous nous expliquer quand et dans quel contexte s’est créé le CST ?

Le CST est né, en mai 98, du croisement d’une double dynamique : les collectifs de chômeurs de Liège et Bruxelles apparus les mois précédents et un centre social à Bruxelles. Schématiquement, la volonté de se rencontrer, de s’organiser entre chômeurs nous avait amené à se déplacer en train. Après quelques mois de bricolage et de bouts de ficelle (cartes de train partagées, prêts des uns aux autres), nous ne pouvions plus supporter les dépenses de transport. Cela nous a rappelé une évidence : les tarifs pratiqués par les sociétés de transport sont une entrave majeure à la possibilité de se mettre en lien pour tou(te)s celles et ceux qui en ont le plus besoin et plus largement à la possibilité de "faire réseau", de susciter et de développer les réseaux en fait les plus productifs et innovants : les réseaux de désirs, de connaissances, d’affinités, d’entraide…

Nous nous sommes réunis autour d’une volonté d’intervention directe à la fois ancrée dans nos conditions d’existence (comme travailleurs précaires, chômeurs, allocataires sociaux, étudiants) et sous-tendue par le projet de transports de service public, c’est à dire accessibles à tous, indépendamment du statut ou des revenus. Assez rapidement, nous avons adopté le dispositif de la carte de droit aux transports (CDT). Nous nous sommes inspirés de la carte des collectifs AC mais en la travaillant différemment. Les cartes utilisées par AC le sont généralement de façon circonstancielle, lors de déplacements groupés pour des manifs, des assemblées ou isolément par des militants suffisamment audacieux. En Belgique, la plupart des utilisateurs de la CDT s’en servent au quotidien pour leurs trajets "ordinaires", individuellement et sans pour autant être en rapport avec le CST, hors d’un contexte militant. Ça tient en partie à ce qui nous a le plus étonné dès le départ : le potentiel de cette carte en situation. La manière de la montrer à un contrôleur inaugure une situation nouvelle, instaure une relation balisée, bien sûr par un règlement commercial et disciplinaire mais ce qui prime est malgré tout la subjectivité des interlocuteurs, la capacité de l’usager comme de l’agent de contrôle à porter un jugement sur la singularité des circonstances et à se remettre en jeu par rapport aux normes censées s’appliquer froidement. Nous avons découvert comment ce morceau de carton libérait la parole, une parole souvent inédite ou étouffée ailleurs, dans les syndicats notamment.

L’usage de la carte a presque tout de suite dépassé un statut instrumental ou d’opportunité ("j’ai besoin de me déplacer donc je la montre") pour agir comme prisme des pratiques en cours à la SNCB et à la STIB (1). Elle met en place un rapport de force général. Elle confronte les dirigeants des sociétés de transport et les mandataires politiques à un phénomène sur lequel ils n’ont aucune prise et suscite en même temps les conditions d’un débat avec le personnel et les autres voyageurs quand nous nous déplaçons ou avec ces mêmes dirigeants lorsque nous les rencontrons.

Les usagers de la carte acceptent systématiquement de présenter leur carte d’identité, au contraire de ce qui se passe souvent en France. Le contrôleur dresse un PV et dans le cas des chemins de fer, nous autorise toujours à poursuivre notre trajet (le règlement l’y oblige). Afficher son identité est pour nous une pratique de responsabilité civile non violente. Elle distingue radicalement l’accès gratuit d’une fraude. Cette situation a plusieurs avantages : l’emploi de la carte permet quand même de se déplacer "efficacement" puisqu’on arrive à bon port, les bras de fer avec les agents sont pratiquement inexistants et la lisibilité politique de la démarche est assurée. Des contrôleurs SNCB sont soulagés lorsqu’ils voient apparaître la CDT. Si un contrôleur sur trois se montre ouvert voir franchement solidaire, deux tiers dressent quand même un PV.

Où en sont vos ennuis judiciaires, que vous reproche-t-on exactement ?

Deux procédures distinctes sont en cours, à la SNCB, et plus récemment, à la STIB : deux cas d’écoles, deux façons très typiques pour les compagnies de transport (ou d’autres acteurs institutionnels) de répondre à une pratique de désobéissance/construction civile.

Sur le plan bruxellois, le comité de gestion de la STIB a cité au civil en juin 15 usagers ou proches du CST, réclamant selon une procédure en référé (d’extrême urgence) l’interdiction de tout débat public sur la gratuité. Les charges vont de l’association de malfaiteurs à l’usurpation de fonction (nous prendrions la place des contrôleurs !), de la désorganisation du réseau à la dégradation d’infrastructures : une douzaine de motifs au total. La direction de la STIB vise à " arrêter l’hémorragie " (dixit son avocat) et à nous infliger, si nous continuons, des astreintes de 5000 FB (800 FF), pour toute forme d’édition, de transport ou de diffusion d’un texte sur le droit aux transports (y compris s’ils ne viennent pas du CST), toute parole échangée avec les autres passagers pour les prévenir des contrôles ou toute discussion de l’un des 15 usagers cités avec les travailleurs de la STIB. L’avocat de la STIB exige aussi que les 15 personnes soient condamnées à payer 1000 FB (150 FF) par document diffusé sur le réseau, même si elles n’ont pas participé à sa diffusion ou même ignoraient son existence. La direction de la STIB tente de couper à la racine le foisonnement de solidarités et de contacts entre usagers ou entre usagers et travailleurs qui se produit depuis 6 mois suite aux "opérations Free Zone" que nous organisons chaque semaine. Lors des Free Zones, des groupes d’usagers proches du CST parcourent les lignes de métro et de trams vêtus d’une combinaison blanche pour transmettre de l’info aux voyageurs sur le projet de l’accès gratuit et sa faisabilité. En même temps, d’autres équipes, incognito et munies de téléphones portables, sillonnent le réseau à la recherche des contrôleurs. Dès qu’elles en repèrent, elles communiquent leur position aux tute bianche qui avertissent alors les usagers dans les voitures et les stations.

La STIB ne se rend pas compte qu’elle scie la branche sur laquelle elle est assie. En attaquant frontalement les libertés fondamentales d’expression et d’association, elle heurte pas mal de monde. Et surtout les mesures qu’elle veut imposer, si elle se donne les moyens de les appliquer, s’en prendrait à la convivialité et à la socialité indispensables pour que le service de transport soit assuré. Qui voudrait travailler ou se déplacer sur un réseau fliqué à ce point, où chaque mot devient suspect ? Les audiences préliminaires ont lieu pour le moment, les plaidoiries se tiendront à Bruxelles en septembre.

Là où la STIB intervient en son nom considérant que nous lui causons des pertes patrimoniales, la SNCB ne se constitue pas partie civile, ne demande pas de dommages et intérêts. Là où la STIB poursuit le CST en tant qu’association, à travers un groupe de 15 usagers, la SNCB laisse l’Etat poursuivre chaque usager individuellement, sur la base d’un arrêté royal de 1895 qui fait du voyage en train sans titre de transport un délit. Voilà environ un an que la SNCB porte plainte presque systématiquement contre les utilisateurs de la carte. Les parquets se sont saisis de l’affaire, instruisant et poursuivant les usagers pour " violation de la loi ". La justice est rendue au plus bas niveau de son administration : le tribunal de police. A la trentaine de jugements prononcés (allant du sursis, du demi-sursis à l’amende) nous interjetons appel, qui ont été regroupés et auront lieu début décembre.

Comment avez-vous géré les amendes ? Avez-vous eu des retours d’usagers mécontents, vous accusant de les avoir inciter à prendre gratuitement le métro ou le tram et d’avoir reçu un PV ?

Nous n’avons pas pour ambition de nous muer en officine de résolution des dossiers individuels ou structure de gestion administrative des PV. Il ne nous est pas encore arrivé de retours d’usagers se plaignant de s’être fait " dupé ". Le " mode d’emploi " de la CDT est relativement vigilant et souligne explicitement la double dimension de son utilisation : à la fois l’inscription du non-paiement dans un cadre collectif, le pari sur la force et la capacité de transformation politique qui s’y rattachent, mais aussi et avant tout la responsabilité individuelle propre à l’acte lui-même. Il ne peut être question de consignes ou d’une morale collective en la matière. Nous expliquons clairement que la CDT n’est pas reconnue par les différentes compagnies, n’évite donc pas les PV (ce n’est d’ailleurs pas sa fonction). Il existe différentes façons d’utiliser la CDT : comme point d’appui à une démarche qui est déjà la leur, celle de ne pas payer les transports ou comme complément à leurs titres de transport valables, pour susciter l’échange de vues avec le personnel de contrôle et affirmer la volonté d’un transport public de qualité.

Comment jugez-vous la visibilité des Free Zones ? Ont-elles vocation à faire passer un discours ou plus à créer un système de coopération réel entre usagers ?

Il est délicat de " mesurer ", de quantifier un acte immatériel. Il est probable que les interventions induisent une multitude d’effets en chaîne dépassant largement le moment même de l’action (discussions après dans les cafés, avec des amis…). Mais il est impossible de savoir si elles entraîneront directement ou indirectement des passages à l’acte par la mise en mouvement de capacités transformatrices.

D’un autre côté, nous pouvons sentir l’impact des interventions de deux manières. Par la réaction directe des usagers, réaction faite de sourires, d’applaudissements, de discussions. Cette situation fait jaillir pour un temps une " zone autonome ". L’autre est liée évidemment aux retours via les courriers, les coups de téléphone, les visites au local ou aux assemblées des usagers. En ce qui concerne l’optique même des interventions, elles visent à créer pratiquement des réseaux de coopérations urbaines, en formalisant un tant soit peu ou en renforçant ce qui existe déjà partiellement, à savoir, tous ces petits gestes quotidiens de solidarité où les usagers se préviennent mutuellement des contrôles, se transmettent un ticket dont la validité n’a pas encore pris fin. L’efficacité directe et bien réelle du désamorçage des contrôles (des centaines de personnes ont déjà échappé à un PV grâce aux Free Zones) n’intervient que comme amorce de mises en relation et de stimulations sur les modalités d’une appropriation des transports par ceux qui les vivent au premier chef.

Avez-vous déjà obtenu des résultats concrets en terme d’amélioration du trafic, de prix, de fréquence ?

Si vous entendez par " obtenir des résultats concrets " être officiellement partie prenante dans une décision politique qui reconnaîtrait explicitement notre contribution au débat sur l’accès gratuit rien n’a encore été obtenu. Cependant, notre existence et l’extension de nos pratiques en amont des traductions institutionnelles pèsent sur les débats. Le travail entamé au sein du parti ECOLO fait resurgir la question de l’accès gratuit pour tous. La plupart des cadres ou mandataires du parti qui bossent autour des transports considère ce thème alors jusqu’ici presque tabou. La chef de groupe au parlement bruxellois avait insisté lorsque nous l’avions vue il y a 2 ans sur le fait que " jamais ECOLO n’a été favorable à la gratuité ". Elle vient de se fendre d’un communiqué exigeant que la STIB suspende ses poursuites.

Nous n’en sommes encore qu’à la première phase : promouvoir le projet de transports de service public (donc d’accès gratuit) au rang de problème de société, c’est à dire en tant que matière à penser, à travailler dans l’espace public, sous peine pour ceux qui l’ignorent ou s’y opposent d’être largué. Nous observons que ça commence à être le cas, y compris par une série de mesures de réduction ou de gratuité mises en place ces derniers mois en Belgique : gratuité des bus pour les plus de 65 ans en Wallonie et en Flandre, gratuité pour les moins de 25 ans dans plusieurs grandes villes, abonnement mensuel abaissé à 50 FF pour les RMIstes et équivalents à Bruxelles, etc.

Et n’oublions pas la généralisation d’une autre mesure de gratuité que les travailleurs des sociétés de transport instaurent comme forme de lutte alternative à la grève, refusant de vendre des tickets et bloquant les machines de compostage. Le personnel de la STIB y a eu recours une douzaine de jours au cours des 6 derniers mois. Notre rôle dans l’inspiration et la légitimation de la pratique est assez clair. Au cours de la dernière journée " tarif zéro ", le 9 juillet, nous avons mis sur pied des équipes " interdépôts " qui sont allées à la rencontre des travailleurs avec entre autres un numéro spécial de notre petit journal mural, pour apporter un point de vue d’usager sur les processus de privatisation. Des agents nous ont dit qu’ils croyaient que c’était le CST qui avait organisé leur journée d’action.

Les transports gratuits inévitablement vont supprimer les contrôleurs, les guichetiers… Quelle est votre réponse à ceux qui vous le reproche ?

Nous n’avons pas de réponse tranchée, "surplombante". Notre découverte du quotidien des agents de première ligne a permis de nous rendre compte que cette question ne se pose pas à la SNCB et a priori dans les autres compagnies ferroviaires. Les contrôleurs, d’ailleurs qualifiés "d’accompagnateurs de train", passent le plus clair de leur temps à prendre en charge d’autres dimensions que l’aspect répressif. Ils renseignent, aident les voyageurs, relaient l’image de la compagnie, réglent des problèmes mécaniques. Eux-mêmes soulignent que l’accès gratuit allègerait leur boulot sans remettre en cause leurs postes.

Les contrôleurs des sociétés de transport urbain sont plus centrés sur la discipline, la répression. D’un point de vue purement pragmatique, il y a à première vue deux options : la réaffectation dans un autre service ou donner un nouveau contenu aux postes de travail.

Vous avez eu l’occasion de vous mettre en contact avec une députée écologiste. Est-ce un moyen d’obtenir les transports gratuits ? Ne craignez-vous pas que votre discours soit oubliée ?

Nous ne sommes pas seulement en contact avec une députée mais avec les différents niveaux où le parti ECOLO (2) est aux affaires (ministère fédéral de la mobilité, ministère wallon, parlementaires fédéraux et régionaux, parti) et à Bruxelles avec un député social-chrétien.

Un agenda de travail comptant essentiellement deux axes a été mis en place. L’un consiste à faire avancer la question de l’accès pour toutes et tous aux transports au sein de ce milieu, l’autre vise à faire pression sur le monde judiciaire (en vue des procès) et de temps en temps sur les structures répressives comme la police fédérale. D’ici peu nous étendrons ces liens à des parlementaires européens.

Notre pratique ne porte pas en elle même d’exclusive. Nous effectuons un travail de rue, d’action directe, de lobbying... Nous essayons que le débat pénètre dans tous les lieux. Que le politique serve au moins à quelque chose.

Pour la dernière partie de votre question, je pense que c’est assez clair. Ils vont lessiver le discours. Mais je n’ai pas l’impression que cela nous dérange trop. Nous n’entretenons pas trop d’illusions vis à vis de ces institutions politiques. Pour nous l’essentiel est ce qui se passe en dehors de l’hémicycle.

Quels sont vos contact avec les salariés des transports ? Quel regard portent-ils sur votre lutte ?

Nous avons toujours pris le pli de rencontrer les travailleurs de la SNCB ou de la STIB. Pour au moins 4 bonnes raisons : Le service public, du moins comme on essaye de le penser, a un devenir s’il passe par une appropriation collective avec deux pôles constituants : les usagers qui se déplacent et les travailleurs qui permettent le déplacement. Le fonctionnement du pouvoir aujourd’hui se déploie autour d’une figure hybride mêlant les anciennes stratifications disciplinaires (hiérarchisation massive, prescription des tâches…) et de nouvelles formes de contrôle (management participatif, auto-évaluation du rendement…) visant à intérioriser le commandement. Une des dynamiques de cette " modern governance " passe par un transfert de l’autorité du contremaître, des chefs, vers l’extérieur de l’entreprise. C’est l’incantation du marché et de sa figure-pivot, le client. A chaque velléité d’autonomie ouvrière, on ressort : " le client est pris en otage ". Faire sauter cette dynamique du pouvoir nous semble un élément crucial dans une perspective de conflits sociaux. Ouvrir une brèche dans les formes de contestation, bâtir des pratiques transversales entre " eux " et " nous " pourra non seulement créer une situation inédite (en terme d’échange de savoirs, de modes d’action…) mais aussi produire une lutte offensive. Enfin le fait d’écouter et de discuter avec les travailleurs dans ces entreprises de service public est l’occasion de mieux cerner à qui nous avons à faire.

Pour le second aspect de la question, il est assez facile de répondre pour la STIB. Dans la grande majorité des cas le regard est positif et traduit parfois par des gestes de solidarité, notamment pendant les Free Zones. Des alliances sur certains points deviennent vraisemblables. Ca dépend sans aucun doute de nous mais aussi des capacités d’auto-organisation au sein de la boîte, qui sont loin d’être données d’avance, au moins à cause de deux facteurs : la pesanteur de l’encadrement syndical (l’affiliation atteint près de 80%) et les conséquences financières de certaines actions (arrêts de travail alors qu’environ 50% du personnel roulant est surendetté, au point d’être en saisie sur salaire).

A qui s’adresse votre discours et créez-vous des alliances avec d’autres mouvements ?

Notre lutte est minoritaire, dans le sens où notre manière de rentrer dans le champ de la mobilité consiste à faire émerger un certain nombre de problèmes (sociaux, environnementaux,…) en tentant d’éviter que l’aboutissement de la lutte engagée autant que les critères avec lesquels nous l’évaluons se conforment à un schéma prédéfini. L’essentiel est beaucoup moins de se positionner sur un échiquier dont les cases sont déjà connues (réformiste/révolutionnaire, violent/non violent, pouvoir/contre-pouvoir,…) que de travailler autour de situations concrètes, sur des relations entre acteurs impliqués dans le domaine, pour rebattre les cartes entre les territoires que chacun occupe au départ.

Une part importante de notre processus consiste à essayer de créer des passerelles entre une multitude d’acteurs. Nous nous efforçons d’ouvrir des brèches dans le monde associatif sans critère sélectif, avec des assoces de jeunesse, les restos du coeur ou des groupes environnementaux. Le travail spécifique est d’impliquer d’une manière ou d’une autre des associations sur des problèmes qu’ils ne se posent pas forcement et surtout de les amener sur un terrain où ils ne vont en règle générale jamais : celui de l’action directe et de la désobéissance civile.

En dehors des acteurs déjà constitués sur un mode associatif ou autre, l’activité et les hypothèses du CST parcourent surtout ce que nous appelons la " banlieue du travail salarié ". Ce terme désigne l’espace social où se jouent actuellement les mutations du capitalisme. Il comprend tous ceux ou celles qui n’accèdent plus au régime classique du salariat (sédentaire, fait de contrats à durée indéterminée, doté d’horaires fixes) et est peuplé d’une multiplicité de gens fuyant un boulot qui ne leur permet pas de s’épanouir, refusant de s’y faire enrôler à vie ou à moyenne durée et bricolant au quotidien pour se maintenir à flot.

Notre travail spécifique est de faire émerger ces subjectivités, ces paroles et ces savoirs assujettis voire même capturés par le " nouveau capitalisme ". Nous avons inauguré un dispositif appelé à défaut de mieux " assembléaire ". Il fait office d’espace ouvert permettant aux usagers de la carte disséminés sur le territoire bruxellois de se rencontrer, d’échanger, de voir en quelque sorte qu’ils appartiennent à une collectivité. Le temps des assemblées est aussi celui où nous tentons de potentialiser, de rendre opérant pour une collectivité les savoirs parcellaires des usagers. C’est aussi un défi d’inscrire cet espace-temps dans une mémoire vivante, d’éviter la chronologie, la série (première assemblée, seconde,…) en promouvant le mouvement, le flux et l’expérimentation.

Une des clefs est de casser le " ghetto " militant en recomposant un espace plus hybride où se rencontrent des gens qui n’ont en apparence " rien à voir, rien à se dire ", des vieux et des jeunes, des lookés et des " normaux ".

Avez-vous cherché à travailler avec des associations d’usagers ?

Les relations sont jusqu’ici restées ponctuelles et plutôt formelles. Certaines d’entre elles ont tendance à relayer assez fortement l’idéologie du client, à considérer le service de transport comme une marchandise auquel l’accès est défini contractuellement. On entend alors des opinions comme "Tout service a un prix", "Ce qui est gratuit est dévalorisé et négligé".

Heureusement d’autres organisations se démarquent de cette obsession du service à la clientèle. En Flandre, le BTTB (Ligue des usagers des Trains, Trams et Bus) suit l’extension de l’accès gratuit dans la région et nous a transmis pas mal d’infos. A Bruxelles, NoMo, l’association des Non Motorisés, a récemment pris position publiquement pour exiger que la STIB vende ses abonnements sans obligation de présenter une carte d’identité, vu que cette "formalité" pénalise doublement les sans-papiers, contraints d’acheter des tickets.

Dans votre brochure, vous commencez par une information sur les coûts et recettes des transports en commun. Pensez-vous que cette question soit la plus importante ?

Sur le plan des processus que l’activité du CST vise à enclencher ou à renforcer, non certainement. Par contre, ce type d’information met à plat la réalité, dégonfle un certain nombre de représentations erronées ou de fantasmes sur les sommes en jeu, les modalités de financement. La grande majorité des personnes avec lesquelles nous parlons n’ont pas du conscience du fait que chacun de nous, par ses achats quotidiens et/ou par les impôts directs, finance très largement le fonctionnement de transports en commun dont l’accès nous est refusé si nous n’avons pas de quoi payer une seconde fois. A Bruxelles comme à Paris (le RATP le rappelle dans son tract) les sociétés de transport sont financées à environ 75% par des prélèvements fiscaux. Si ces mécanismes de " solidarité obligatoire " sont discutables, ils ont le mérite de ramener à sa véritable échelle la part des rentrées commerciales dans l’existence de services que beaucoup imaginent déjà complètement tributaires du marché. Se rendre compte que seul 25% du budget de ces transports devra être trouvé (à situation inchangée) pour compenser l’arrêt des ventes de tickets, la disparition des rentrées publicitaires et une ou deux autres babioles, ça met quasiment l’accès gratuit à portée de main. Cette seule info fait bouillonner les imaginations, accorde à celui qui la détient un peu plus de prise sur son environnement et met radicalement en relief le rôle des politiques dans l’immobilité qui règne en la matière.

A partir de ce point d’entrée nous pouvons élargir le débat sur le contexte des transports en général, ouvrir sur une "évaluation comparative" (pourquoi abandonner cette formule aux seuls consultants ?) entre transports individuels et collectifs, sur les options d’organisation des déplacements entre différentes villes ou régions, sur les conséquences sociales, environnementales ou économiques du trafic routier. Ce que les économistes ont coutume d’appeler les externalités ou coûts externes représentaient en 1995 pour les 15 Etats de l’Union Européenne plus la Norvège et la Suisse, 530 milliards d’Euros, pour la Belgique environ 25 milliards d’Euros et pour la France 100 milliard de FF (1998). Les déplacements par la route (dont la voiture particulière est responsable à 91%) engloutissent chaque année l’équivalent de 10% du PIB de ces Etats.

Un autre volet est celui des transformations socio-productives et de leurs répercussions sur les flux de déplacements dans nos pays au cours des 30 dernières années. Si les axes routiers et ferroviaires irriguaient auparavant avant tout les bassins industriels, pour assurer l’acheminement de la main d’oeuvre sur le lieu de travail et l’écoulement des marchandises à partir de ceux-ci, la donne est en train de changer. L’organisation productive dans les entreprises a basculé d’une gestion de stocks à une gestion de flux, d’une concentration des infrastructures à une dissémination en petites entités (PME, sous-traitants), dont les exigences en terme de transport ont aussi éclaté, passant d’une logique de sillons à une occupation généralisée du territoire (quel village ne voit-il pas certaines de ses rues devenir des voies de transit pour camions ?). Cette logique de déstructuration de l’espace public le livre tout entier au diktat du fret en flux tendu.

Il s’agirait, pour conclure, de comprendre aussi la question de la mobilité en tant qu’instrument et indice de nouvelles formes d’exploitation dans la gestion du travail. Dans le nouveau paradigme économique où prime la mise en réseau, la volatilité de la demande, la réduction des coûts dus aux infrastructures lourdes, on paie cash son absence de mobilité, sa sédentarité. Que ce soit pour la main d’oeuvre obligée de rester sur place (sans-papiers par exemple) ou pour ceux dont les connexions ne s’étendent pas plus loin que leur environnement immédiat (dans la plupart des cas les précaires et peu qualifiés). Pénalisés, ils assurent en même temps l’ancrage indispensable au déploiement des transactions financières et des flux informationnels avec lesquels jonglent les "mobiles décideurs".

Comment le CST coordonne-t-il sa lutte sur les transports urbains et les transports nationaux ? Le discours, les actions sont-ils les mêmes ?

Même si on a affaire dans les deux cas à des sociétés de transport et des discours institutionnels assez similaires, on ne peut pas transférer tel quel les dispositifs employés d’un côté pour l’autre. Prenons par exemple l’usage de la CDT. Elle s’inscrit dans une réalité sollicitant des rencontres, des acteurs et des logiques d’organisation. La vérification des billets, la manière d’appréhender la fraude, le rôle des agents de contrôle, les logiques de territoire varient sensiblement entre la SNCB et la STIB.

La logique en oeuvre à la STIB se construit autour d’une politique public de lutte contre la fraude. Il utilise pour se faire un arsenal de techniques, passant par des campagnes massives de tracts, affiches et autocollants pointant le rôle incivique voir asocial des " fraudeurs ", par une occupation disciplinaire du territoire (équipes volantes de contrôle,…), par une judiciarisation systématique ou le recours à des sociétés de recouvrement exerçant des pressions sur les " mauvais payeurs ". Nous avons face à nous une dynamique d’une part disciplinaire, faire en sorte de maintenir un taux de fraude acceptable et d’autre part sécuritaire, se jouant par une jonction de la lutte contre les " clients non servis " (appellation officielle) à une présence et une visibilité de type policier, qui agissent de préférence dans les points du réseau répertoriés comme " sensibles ", là où vivent en majorité les classes populaires.

Comme nous le disions les CST sont nés, il y a trois ans à Liège et Bruxelles. Il nous a alors semblé logique de prendre comme levier de travail ce qui nous reliait directement : le rail. D’effectuer à partir de Liège et de Bruxelles un combat ensemble sur une même structure : la SNCB. Ce combat, nous l’avons articulé autour d’une " recherche -action ". Après plus d’un an de travail nous avons dû rectifier le tir. Si cette période fut très riche au niveau d’une formation collective, en terme d’efficacité politique elle fut relativementnulle. Nous n’avions pas réussi à produire des dispositifs d’intervention et de participation collective permettant de bousculer un temps soi peu la réalité du chemin de fer.

De même avec le type d’action que nous menons " désobéissance civile ", " refus de paiement " il nous fallait couvrir un peu nos arrières. Chose que nous n’avons pas su produire à l’époque. Plus profondément on ne s’attaque pas à une structure comme la SNCB (plus de 40.000 travailleurs) ou comme la SNCF (136.000) n’importe comment. Si nous voulons développer une lutte à ce niveau il faut dans un premier temps couvrir en suffisance le réseau. Avoir dans une multitude de ville des points de relais, relativement coordonnés et susceptibls de faire un travail spécifique d’organisation au niveau des usagers. Ensuite il nous fallait avoir une connaissance mouvante de la réalité des chemins de fer, être en quelque sorte dans un même rapport au train que nous le sommes au niveau urbain, disposer d’une manière presque innée d’une cartographie du terrain : savoir où frapper, où fuir et comment se coordonner. Nous n’avions pas ce savoir particulier à la disposition de ceux ou celles qui voyagent quotidiennement. Troisièmement, au même titre que nous, ceux à qui nous nous adressons directement, les " banlieusards du travail salarié ", sont dans le même rapport au train. Ils le prennent ponctuellement, soit en faisant un " sacrifice " pécuniaire, soit en développant des stratégies de non-paiement plus clandestines (le taux de fraude dans les chemins de fer est selon les chiffres officiels de 5-6%). En gros le train n’est pas un soucis quotidien. Enfin, le rail est à prendre à un niveau européen ou pas. C’est à ce niveau-là qu’ils se réorganisent et que nous devons le réorganiser par le bas. Mais cette dimension demande de produire un point de vue européen sur la question. ll nous semble que nous avons une belle carte à jouer. Cela sera dur mais nous pouvons envisager des victoires partielles à moyen terme.

Le choix des luttes est vaste, pourquoi les transports gratuits vous ont paru aussi important que le reste, alors que les luttes des sans papiers, des chômeurs peuvent paraître plus urgentes que le fait d’obtenir la gratuité des transports ?

Une histoire commence souvent par un imprévu. Cet imprévu pour nous est la " carte de droit aux transports ". Petit bout de papier qui ressemble pas à grand chose mais qui s’est révélé être d’une part un formidable " analyseur " se situation, et d’autre part une magnifique bombe bio-politique pour parler comme Foucault. C’est un des éléments (voir aussi plus haut) qui nous a poussé à aller plus loin. Mais d’autres chose nous ont paru intéressant dans ce champ des transports. Nous venons, comme nous l’indiquons plus haut, d’une pratique liée pour Bruxelles à celle d’un centre social, et à liège autour de luttes sur le chômage. Ces expériences nous ont nourri, mais nous ont montré aussi un certain nombre de limites. Ce sont limites et les échecs partiels de ces pratiques qui nous ont conduit à nous dissoudre (fermeture du centre social juillet 99 et cessation d’activité pour " Chômeur, pas chien ! " vers novembre 99). Certains d’entre nous ont pris le pli de continuer directement, mais à n’importe quel prix. Ils nous fallaient concrètement travailler ces limites et se donner les moyens d’expérimenter " des formes de luttes ".

Le champ de transports était/est un terrain d’expérimentation idéal. Et ceci au moins pour deux raisons, d’une part par le fait que personne à gauche en Belgique ne le travaille, ce qui nous permettait d’avancer tranquillement, sans devoir rendre des comptes à tout bout de champ. Et d’autre part, nous ne connaissions rien ou pas grand chose dans ce domaine (il y a très peu de littérature passionnante sur les transports). Nous devions donc, ni plus ni moins, comprendre et produire un point de vue un tant soi peu antagoniste sur cette réalité. Pari qui nous a plu.

Pour revenir à ta question et sur la dimension que tu évoques de l’urgence de certaines luttes.

La caractère urgent de la lutte dépend toujours de la manière dont on investit les choses. Les différentes luttes que tu parles ont commencé avant que nous existions, et il y a de fortes chances quelles vont perdurer encore un moment. Consacrons nous alors sur ce que nous considérons comme important. Mais qu’est qui est important dans une lutte ? obtenir des résultats ? certes. Conquérir des victoires mêmes partielles donne de la force. De plus après des décennies de défaites ouvrières, et le laminage assez profond que le capitalisme a provoqué, ce n’est pas mal de gagner sur certains points.

Mais l’essentiel aujourd’hui n’est pas là, nous semble-t-il. Il est dans la mise en mouvement de la multitude. Construire par la lutte des dispositifs permettant à " l’autre " de te rejoindre sur un de tes axes, ou sur plusieurs dimensions du projet (ce n’est pas autour d’un programme ou d’une charte que l’on agrège des gens), inciter à actualiser le savoir des gens, c’est à dire à la rendre opérant pour une collectivité, tisser du réseau vivant…

Ce point est pour nous essentiel. Nous pensons la pratique collective autour de différents niveaux. Il y a bien sur le sommet de l’iceberg, fait de revendications adressées à un tout public, et tentant de faire fléchir les " gestionnaires " (politiques ou administratifs).

Autour de ce pôle, se construit un certain type de discours (par exemple les questions liées à l’accès aux services publics…) et d’actes. C’est la face généralement public de ton projet. Du moins c’est autour de cela que les médias, par exemple, focalisent.

En dessous de cette " visibilité ", se cache la dynamique même de ce qui est entrepris. C’est grosso modo là que se situe pour nous le cour de la démarche. Ancré dans le mouvement réel de nos vies, de nos existences, de nos recherches et de nos doutes. Ce sont toutes les dimensions du processus.

Comment dans la pratique que tu mènes, tu peux construire ici et maintenant, un autre rapport à la vie, à l’espace, au temps ? Te réapproprier en situation de puissance, de liberté pour toi même et avec les autres ?

Il s’agit donc bien de ne pas s’oublier dans ce que l’on fait, tout en ouvrant à d’autres ce processus. C’est ce que nous avons compris dans le slogan lancé par le mouvement des chômeurs " résistance - existence ".

Et pour nous qu’importe le champ de la lutte, si ce type de processus se construit, elle vaut la peine d’être mené. A défaut de cet " oubli " nous tombons rapidement dans des figures militantes, voulant un peu trop le bien des autres.

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1050 Bruxelles

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1 Société Nationale des Chemins de fer Belges et Société des Transports Intercommunaux de Bruxelles

2 Equivalent des Verts, composante du gouvernement en Belgique aussi.


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