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Juin-Juillet-Août 2002
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La violence nazie

Entretien avec Enzo Traverso


Enzo Traverso, qui enseigne les sciences politiques à l’Université de Picardie, est l’auteur de La Violence nazie. Une généalogie européenne. Dans ce livre très convaincant et très novateur d’un point de vue historiographique, il propose de faire l’anatomie de la violence nazie, et de rechercher ses origines matérielles et idéologiques dans l’histoire occidentale. La violence nazie n’a pas de généalogie spécifiquement allemande et trouve son laboratoire dans l’Europe capitaliste du XIXe siècle.


No Pasaran : On a longtemps considéré le nazisme comme une parenthèse tragique de l’histoire de l’Occident. Si on reconnaît que cette expérience terrifiante a eu pour conséquence de remodeler la conscience occidentale et sa représentation du monde, en revanche, pour le sens commun, le nazisme semble avoir surgi de nulle part. Votre livre montre que la violence nazie ne doit rien au hasard, elle s’inscrit dans un contexte civilisationnel.
Enzo Traverso : Je pense de ce point de vue que nous sommes aujourd’hui en présence d’une certaine régression, y compris sur le plan de l’historiographie. Après la Seconde Guerre mondiale s’est développée une historiographie très importante sur le nazisme et le fascisme, qui, tout au moins pendant les anées 60, 70 et une partie des années 80, essayait de ramener le nazisme et le fascisme à leurs racines européennes. Depuis une quinzaine d’années en revanche, je constate la tendance de plus en plus forte à expulser en quelque sorte le nazisme de la trajectoire du monde occidental et de l’Europe moderne. Aujourd’hui par exemple, Ernst Nolte, dans plusieurs écrits depuis maintenant une bonne vingtaine d’années, défend la thèse selon laquelle le nazisme s’expliquerait exclusivement comme réaction au bolchevisme, à la révolution russe, et ne serait donc qu’un phénomène engendré par le communisme. François Furet, historien de la Révolution Française très connu chez nous et qui peu avant sa mort a publié un livre intitulé Le passé d’une illusion – qui est une histoire du communisme au XXe siècle - propose une nouvelle interprétation selon laquelle le fascisme et le nazisme d’une part, et le communisme de l’autre ne seraient que deux phénomènes parallèles des réactions à l’Occident libéral, certes opposées l’une à l’autre mais qui s’alimenteraient réciproquement. Puis il y a d’autres interprétations, comme par exemple celle de Goldhagen qui a fait beaucoup de bruit en France, qui réduit le nazisme à une sorte de pathologie allemande. Ce serait encore une fois une histoire exclusivement allemande, qui trouverait sa fin en 1945 puisque après 1945 pour Goldhagen, les Alliés auraient « éduqué » les Allemands et extirpé ce « virus germanique ». Finalement, toutes ces explications, très différentes les unes des autres, parfois contradictoires, partagent au moins une vision du nazisme comme quelque chose d’étranger à l’Occident et à l’Europe. C’est donc également une vision très apologétique de l’ordre libéral occidental actuel qui consiste à dire : on s’est débarrassé de ces monstres totalitaires en 1945, l’Histoire a repris son chemin sur des rails normaux et nous vivons désormais dans le meilleur des mondes. C’est l’interprétation aujourd’hui dominante, et je crois que du point de vue historiographique il y a là une certaine régression. Je m’inscris donc contre ces lectures dominantes, au moins du point de vue de ce qu’on appelle l’usage public de l’histoire, c’est-à-dire des interprétations qui trouvent le plus d’écho et de consensus dans les médias et la presse. Je m’inscris contre cela pour souligner les racines profondes du nazisme dans l’histoire occidentale.

NP : Vous évoquez les prisons, les usines, les casernes qui se développent tout au long du XIXe siècle et qui seront aussi d’après vous les ancêtres du système concentrationnaire moderne.
E. T. : Je pense que pour comprendre l’apparition du système concentrationnaire au cours du XXe siècle, grosso modo après la Première Guerre mondiale, il faut essayer d’en faire l’anatomie, d’en étudier les structures, pour comprendre l’émergence du phénomène concentrationnaire dont les camps d’extermination ne sont finalement qu’une variante, dotée d’une finalité nouvelle. Pour comprendre le système concentrationnaire, il faut saisir ses différentes composantes qui apparaissent bien plus tôt, depuis le début du XIXe siècle, car le système concentrationnaire n’est que la fusion, la synthèse de tous ces éléments. Par exemple la prison moderne étudiée par Michel Foucault, comme lieu de dressage des corps et non plus seulement, comme auparavant, d’expiation et de rééducation. La prison de la révolution industrielle est un dispositif coercitif qui agit aussi bien sur les esprits que sur les corps, et constitue une pièce de ce que l’on pourrait appeler, toujours avec Foucault, un système de domination biopolitique. La prison moderne comme lieu d’apprentissage de la discipline, des hiérarchies sociales, mais aussi comme lieu de souffrance, de dégradation et de dépersonnalisation apparaît déjà au XIXe siècle. A la base de la prison, il y a un principe de clôture qui existe tout autant dans les usines et dans les casernes. C’est la mise en place de ce que Max Weber appellera la rationalité moderne, à la fois administrative et productive. Tout cela se retrouve finalement dans le système concentrationnaire. Je crois donc qu’il faut bien voir comment tous ces éléments naissent avec la révolution industrielle, se développent avec le capitalisme industriel, et, après la rupture historique majeure qu’est la Première Guerre mondiale, peuvent donner lieu au système concentrationnaire.

NP : Il y a également l’usine, qui elle aussi d’après vous prépare aux camps de concentration et d’extermination, notamment au travers des méthodes modernes d’organisation du travail et de production industrielle, à savoir le taylorisme et le fordisme.
E. T. : Oui bien sûr, parce que Auschwitz fonctionne comme une usine productrice de mort, de cadavres, un camp qui reproduit tous les traits typiques de l’usine moderne avec une division du travail de type tayloriste, avec une administration et une organisation scientifique du travail, avec une fragmentation rationnelle du « processus de production ». Sauf que cette usine ne produit pas des marchandises mais des cadavres, son but est l’extermination d’un groupe humain qui est considéré comme indigne de vivre ou comme incompatible avec l’ordre racial nazi. Si Auschwitz fonctionne comme une usine productrice de morts, cela veut dire que le nazisme a intégré dans la conception de ses crimes et dans sa politique des modalités qui sont celles du capitalisme. Cela ne veut évidemment pas dire que le nazisme est le débouché inévitable du capitalisme, et que le fordisme trouve inéluctablement son expression dans les chambres à gaz ou dans un système d’extermination. Il y a évidemment une différence, puisqu’une usine produit des marchandises qui sont déversées sur le marché pour réaliser des profits, alors qu’à Auschwitz, on ne réalise aucun profit. Bien au contraire, il y a un système de mise à mort et d’extermination qui est tout à fait irrationnel non seulement d’un point de vue social et humain, mais également d’un point de vue économique et militaire pendant la guerre. Il y a là un hiatus entre la rationalité économique du capitalisme et la « rationalité » des procédés d’extermination nazis. Il n’empêche que ce système d’extermination a intégré les mécanismes de l’usine et la rationalité qui est née et qui s’est développée sous le capitalisme. De ce point de vue, je crois qu’il existe un lien organique, même s’il n’y a pas un rapport de cause à effet ni évidemment un rapport d’identité.

NP : Avec le procès Eichmann et les débats de ces dix dernières années en France autour de Vichy et du procès Papon, il est également important de rappeler le rôle joué dans le processus d’extermination par les fonctionnaires, les bureaucrates, les exécutants.
E. T. : Il y a toute une historiographie qui bien avant moi a étudié ce phénomène. La bureaucratie joue un rôle fondamental dans le système de domination et d’extermination nazi, et cette bureaucratie nazie fonctionne exactement comme toute bureaucratie moderne. Elle reproduit tous les traits de la bureaucratie qui, selon Max Weber, incarne le rationalisme occidental. Cette bureaucratie, qui est indispensable pour le fonctionnement du système, a la mission d’exécuter des ordres, d’exécuter des tâches grâce à des compétences et à une expérience acquises. Elle fonctionne sur la base d’un principe qui est celui de son irresponsabilité éthique. Un bon fonctionnaire est quelqu’un qui exécute son travail, auquel on peut faire confiance, qui sait remplir une fonction, mais qui ne se pose pas de question quant à la finalité de sa tâche. La question soulevée par Hannah Arendt de la banalité du mal tourne autour de cela. C’est ainsi que la bureaucratie nazie est une bureaucratie moderne, rationnelle, profondément occidentale dans sa nature et son fonctionnement, et cette bureaucratie est indispensable pour le déploiement de la violence nazie. Elle peut agir comme une pièce dans cet engrenage de destruction sans même pas se rendre compte du rôle qui est le sien. Sa rationalité est indispensable au fonctionnement d’un système de mise à mort sans sujet. Les responsabilités sont tellement diluées qu’elles s’évanouissent, qu’elles s’évaporent. D’ailleurs, on verra bien qu’après la guerre on ne pourra, à Nuremberg par exemple, que condamner quelques hauts responsables du système de pouvoir nazi. Mais pour mettre en place un tel système de destruction, de déportation et d’extermination, il faut le concours de dizaines voire de centaines de milliers de personnes qui n’ont pas forcément conscience de participer à une activité criminelle, et qui de toute façon peuvent toujours se déculpabiliser en disant : « mais moi je n’ai fait qu’exécuter une tâche qui en soi n’avait rien de criminel ». Par exemple, à quelqu’un qui est responsable des chemins de fer, on demande seulement de permettre aux trains de circuler, et ce n’est pas son affaire de savoir si les convois transportent des marchandises, des soldats ou bien des Juifs vers un camp de mise à mort. Il ne se pose pas cette question qui n’a aucune pertinence dans le cadre de son travail, qui transcende sa déontologie professionnelle. Dès lors, la bureaucratie nazie n’est que la dérive criminelle d’un fonctionnement qui est celui des sociétés modernes. C’est la raison pour laquelle le nazisme a des racines profondes dans la société occidentale. Il ne s’agit pas, comme le fait Goldhagen, d’expulser le nazisme de la trajectoire de l’Occident et de le présenter comme quelque chose d’absolument anormal et pathologique. Certes, il existe une pathologie nazie et certes, le régime nazi n’est pas un régime normal, c’est une exception. Mais cette exception a des racines qui plongent dans l’histoire de l’Occident, il s’agit d’un régime hors norme qui suppose néanmoins les structures normales du monde moderne. A partir de là je crois qu’il est beaucoup plus fécond de dire : si le nazisme a des racines dans l’histoire de l’Occident, alors il faut « dénormaliser » l’Occident plutôt que de toujours craindre une normalisation ou une banalisation du nazisme en soulignant son appartenance à la modernité. Souligner les racines occidentales du nazisme, c’est remettre en question l’Occident.

NP : Vous faites justement cette remise en question de l’Occident dans la deuxième partie de votre livre, qui propose également un point de vue très original sur la question, puisque vous parlez du racisme biologique, mais surtout de l’impérialisme du XIXe siècle, en vous référant à Hannah Arendt dans son livre Les origines du totalitarisme. Peut on considérer le colonialisme comme un prémisse de la violence nazie et du racisme qui se développera par la suite ?
E. T. : Je crois que cette question est fondamentale. J’ai effectivement consacré un chapitre de mon livre à l’analyse des liens qui existent entre le colonialisme classique et les violences nazies, parce qu’il me semble que cet aspect majeur est complètement négligé, voire occulté par l’historiographie contemporaine. Il faut bien comprendre que la violence nazie se déploie pendant la Seconde Guerre mondiale, qui est conçue, surtout à l’Est à partir de 1941, au moment de l’assaut contre l’URSS, comme une guerre de conquête et d’extermination. C’est la conquête de ce que le nazisme appelle le Lebensraum, l’espace vital, qui se traduit par la destruction de l’Union Soviétique et l’extermination des juifs. Cette extermination est tout à fait indissociable de la soumission à l’état d’esclavage des populations slaves et de toute une série d’élites politiques, économiques, intellectuelles des pays slaves et en particulier de l’URSS. Or cette guerre de conquête et d’extermination n’est que la reproduction, au cœur du XXe siècle – ou si l’on préfère la version moderne, évidemment filtrée et réélaborée à la lumière de la vision du monde nazie – des guerres coloniales du XIXe, menées par l’impérialisme français et britannique notamment en Afrique, qui étaient des guerres de conquête et d’extermination. Evidemment, il y a un niveau de violence qui est qualitativement différent, dans la mesure où les moyens déployés ne sont plus les mêmes, et dans la mesure où il ne s’agit plus de s’attaquer à un continent très arriéré d’un point de vue technique, économique et militaire, mais à une grande puissance industrielle, militaire et démographique comme l’Union Soviétique. Cela devient une guerre qui mobilise des millions de soldats, des moyens de destruction incomparablement plus puissants que ceux déployés dans les guerres coloniales, mais le principe est le même. C’est une guerre dans laquelle le jus in bello – c’est à dire le droit qui fixe les normes à respecter pendant la guerre – n’est plus pris en compte. C’est une guerre où on n’établit plus aucune distinction entre combattants et civils. C’est une guerre d’anéantissement, qui n’est pas menée dans le but d’établir un traité de paix mais pour détruire l’ennemi.

NP : Cet ennemi est également vu comme une « race inférieure », qui est une notion très présente.
E. T. : Les codes mentaux, si l’on peut dire, du racisme classique sont exactement les mêmes que ceux qui président à la politique de conquête et d’extermination nazie. Ce n’est d’ailleurs pas une interprétation ou une lecture personnelles, mais uniquement un constat puisque Hitler l’écrit lui même. Hitler conçoit la guerre à l’Est comme une gigantesque entreprise de colonisation, et le modèle auquel il se réfère constamment est celui de l’impérialisme britannique. Il affirme à plusieurs reprises au cours des conversations dans son quartier général que si les Britanniques, avec quelques centaines de milliers de soldats et de bons administrateurs peuvent contrôler un empire de 400 millions d’Indiens, il n’y a pas de raison que les nazis ne puissent pas s’emparer, coloniser, germaniser et soumettre le monde slave. Cette référence est constamment présente chez Hitler. Ce qui en découle également, c’est la racialisation des Slaves, leur assimilation à des « races inférieures » et à des populations extra-européennes, donc une stigmatisation raciale qui est parfaitement analogue à celle pratiquée par les Français, les Britanniques et les autres puissances européennes vis à vis des Africains au cours du XIXe siècle. En découle aussi la destruction des Juifs, qui sont considérés par Hitler comme le cerveau de cette « sous-humanité » slave. Les Juifs sont aux yeux de Hitler l’élite qui dirige l’Union Soviétique et inspire le communisme, qui n’est que l’instrument politique de cette « sous-humanité » slave qu’il faut conquérir et coloniser, et c’est pourquoi il faut les détruire.

NP : Les puissances occidentales ont interprété les génocide de ces peuples comme quelque chose de très naturel, comme l’élimination de « races inférieures » par d’autres qui étaient plus fortes et plus résistantes.
E. T. : Il faut prendre en compte une différence qualitative. Les guerres coloniales ont fait un nombre de victimes somme toute assez limité, mais les conséquences de la colonisation seront terriblement meurtrières à long terme. On peut donc parler de génocides, mais ces génocides qui se perpétuent en Afrique, en Asie, en Australie ou en Nouvelle-Zélande se déroulent sur plusieurs décennies et peuvent parfois provoquer la décimation voire l’élimination ou la disparition de groupes humains dans leur ensemble. En prenant l’exemple effroyable du Congo, on peut effectivement parler de génocides mais de génocides dilués dans le temps, qui ne sont pas le produit immédiat de la conquête militaire. En revanche, les génocides nazis sont des génocides concentrés, d’une intensité meurtrière épouvantable, qui se déroulent pendant quelques années, pendant la Seconde Guerre mondiale. Il y a un siècle de différence, avec des moyens de destruction et d’extermination qui ont effectivement intégré la rationalité industrielle du monde moderne et qui ne sont pas encore à l’œuvre en Afrique et en Asie. C’est une grande différence mais le principe est le même.

NP : En ce qui concerne l’interprétation qui en est faite par un certain nombre d’universitaires et d’intellectuels européens de l’époque, on voit se développer, conjointement à la domination de ceux que l’on nomme les « races inférieures », tout un discours raciste scientifique biologique, et la théorisation de l’eugénisme. Cette évolution aboutit à une biologisation de l’antisémitisme, et également à la racialisation des classes laborieuses avec le développement d’images pathologiques.
E. T. : Je consacre tout un chapitre de mon livre à la reconstruction d’un débat qui a eu lieu au XIXe siècle autour de la notion d’« extinction des races inférieures », qui est la formule utilisée à l’époque et qui fait l’objet de débats, de conférences, de symposiums. Par exemple le débat qui a lieu à l’Anthropological Society de Londres au cours des années 60. Tout ce débat sur « l’extinction des races inférieures » n’est qu’une tentative de rationaliser en termes théoriques, idéologiques voire même philosophiques, au nom de la science, une pratique d’extermination qui est celle des puissances coloniales européennes. De ce point de vue, la notion d’Untermenschen qui est élaborée par le nazisme, l’assimilation des Juifs et des Slaves à des « races inférieures » que l’on peut soumettre en esclavage, voire exterminer, ne sont que le renouvellement d’un langage, de stéréotypes culturels, de catégories mentales qui sont tout à fait courants au sein de la culture européenne du XIXe siècle. Pour celle ci, le monde extra-européen constitue un espace colonisable, de même que pour le nazisme, l’Europe orientale est un espace colonisable. Pour les nazis, les Slaves sont ce que sont les Noirs d’Afrique ou les Aborigènes d’Australie ou de Nouvelle-Zélande pour les Français ou les Anglais. Il y a aussi, à partir de la fin du XIXe siècle, une évolution du darwinisme social, c’est à dire l’idée de la sélection naturelle et de la suprématie du plus fort appliquée à la société, qui conduit à l’émergence de l’eugénisme, c’est à dire le projet de fabriquer artificiellement une « race pure », dominante, correspondant aux critères à la fois intellectuels, physiques et esthétiques de la culture européenne de l’époque. Ces projets eugénistes il faut bien le dire, ne sont pas une spécificité du nazisme, même s’ils trouvent sous le nazisme leur manifestation paroxystique. Des politiques eugénistes commencent à se répandre en Europe, surtout dans les pays scandinaves, et aux Etats-Unis à partir de la fin du XIXe siècle. Encore une fois de ce point de vue, la nazisme est redevable d’un contexte qui va bien au delà des frontières de l’Allemagne, et il montre encore une fois ses racines européennes et occidentales.

NP : Dans une autre partie de votre livre vous expliquez que la Première Guerre mondiale fut l’acte fondateur du XXe siècle. Vous insistez sur le fait que tout ce qui va se passer par la suite, la violence nazie en particulier, découle de cette guerre. Qu’y a t il de nouveau dans cette guerre par rapport aux guerres des siècles précédents ? Quelle est la nouveauté dans la manière de combattre ?
E. T. : La Première Guerre mondiale a été qualifiée de première guerre totale du XXe siècle. C’est une guerre totale parce qu’il s’agit, pour la première fois, d’une véritable guerre internationale, une guerre qui mobilise des millions de soldats, qui fait des millions de victimes non seulement parmi les combattants mais également parmi les populations civiles, et c’est une guerre qui mobilise toutes les ressources sociales, économiques, matérielles des pays engagés dans le conflit. C’est une guerre qui exprime des formes de violence jusqu’alors inconnues. C’est avec la Grande Guerre que le monde découvre la mort anonyme de masse et la destruction de l’ennemi comme une opération planifiée, qui peut mobiliser des armes et des moyens techniques modernes, qui peut se perpétuer pendant des semaines voire des mois. Cela provoque une rupture, une mutation anthropologique en Europe. Les notions de violence et de mort changent de signification après cette expérience qui a traumatisé un continent dans son ensemble et les sociétés européennes, et qui a introduit – je reprend là la formule de George Mosse – une « brutalisation » tout à fait nouvelle dans le langage, dans la vie et dans les formes de la lutte politique. Après la Première Guerre mondiale, les méthodes de la guerre entrent en politique, le langage est transformé, et le projet d’exterminer des masses ou un groupe humain dans son ensemble devient quelque chose de concevable parce qu’il y a eu une expérience qui a montré que cela est possible. Cela devient concevable sur le plan technique mais aussi sur le plan mental et culturel. De ce point de vue, je pense que les violences de la Première Guerre mondiale ont un aspect fondateur. Sans les millions de victimes de la Grande Guerre, je ne crois pas qu’on aurait pu connaître les génocides nazis de la Seconde Guerre mondiale ou même, sur un autre plan, Hiroshima et Nagasaki. C’est pour cette raison que je parle d’une expérience fondatrice.

NP : Dans la dernière partie de votre livre, vous revenez plus précisément sur l’antisémitisme nazi. On se trouve un peu devant un paradoxe, puisque vous expliquez que l’aboutissement de l’antisémitisme nazi, c’est à dire l’extrême violence exterminatrice, a suivi un processus industriel et ultra rationnel comme on l’a vu, et en même temps, l’antisémitisme nazi voit dans les Juifs l’incarnation de la modernité abstraite et impersonnelle. Est ce que vous pouvez expliciter ce qui apparaît paradoxal ou tout du moins assez étonnant ?
E. T. : Cette représentation du Juif comme l’incarnation de cette rationalité abstraite et calculatrice appartient à la culture allemande, mais de manière plus générale à la culture occidentale et à l’antisémitisme moderne qui se développe, au tournant du siècle, aussi bien en France, si l’on pense à l’Affaire Dreyfus, qu’en Allemagne. Pour l’antisémitisme européen, le Juif est un peu l’incarnation d’une modernité honnie, détestée, exécrable. Le Juif est l’incarnation de la ville anonyme, de la société de masse, du capitalisme industriel et surtout financier, donc d’une économie parasitaire. Le Juif est aussi, sur le plan politique, l’incarnation de la démocratie, car c’est elle qui l’a émancipé et qui lui a permis e connaître une ascension sociale et politique considérables. Le Juif incarne donc ce que les Allemands appellent la Zivilisation – qui ne correspond pas tout à fait à la signification française du mot – c’est à dire la civilisation moderne au sens purement matériel. La Zivilisation détruit la culture. Il y a donc cette représentation du Juif qui est assez répandue dans la culture européenne de l’époque et dont le nazisme est l’héritier. La nouveauté du nazisme est qu’il reprend cette conception du Juif mais radicalise à l’extrême son antisémitisme, car pour le nazisme, le Juif n’est pas seulement l’incarnation de cette modernité rationnelle, mais également l’incarnation de la Révolution, du socialisme, du communisme et du groupe dirigeant de l’URSS. Le nazisme fait en quelque sorte du Juif une métaphore, et forge surtout cette figure nouvelle de l’intellectuel juif comme expression de cette modernité détestée, comme chef de l’Union soviétique (Trotski par exemple ou Lénine qui devient un juif aux yeux des nazis) et comme incarnation de la Révolution. L’extermination des Juifs est donc nécessaire pour réaliser la vision du monde et le projet de domination nazi. Il faut également voir que l’extermination des Juifs aux yeux du nazisme est aussi une tâche régénératrice, une lutte émancipatrice, une croisade. La guerre d’extermination est menée dans un esprit de croisade car elle permet, dans la littérature et la propagande nazies, de régénérer le capitalisme allemand. C’est toute la contradiction qui est au cœur du nazisme. Ce dernier est une combinaison entre une idéalisation romantique du passé allemand, une détestation de la société industrielle, des villes qui éloignent de la nature et des forêts germaniques, une mythologie germanique passéiste, et le culte de la technique moderne, le culte de la force identifiée à l’acier, à l’industrie, etc. L’antisémitisme permet alors de concilier ce rejet romantique de la modernité d’une part et de l’autre ce culte de la technique. Le capitalisme devient fécond, positif, créateur à condition de se débarrasser de sa dimension financière, spéculatrice qui est incarnée par le Juif. Pour les nazis, l’Europe sera régénérée une fois débarrassée de cet esprit calculateur du juif qui est à la fois financier et révolutionnaire, parasitaire, capitaliste et bolchevique. L’antisémitisme nazi présente donc des aspects contradictoires mais focalise cette pulsion qui se traduit dans une guerre de croisade, dans un combat rédempteur, pour parler en termes religieux. Le résultat est une politique d’extermination, menéeavecdes méthodes rationnelles et modernes, dans le but de détruire la modernité (juive par définition), et de soumettre la Zivilisation à la vision du monde nazie. Le concept de « révolution conservatrice » résume bien cette contradiction qui vous soulignez et qui est au cœur du nazisme.

NP : Concernant la nature du nazisme, il y a des thèses très minoritaires qui ont été développées par l’ultragauche sur cette question et qui ont rencontré un certain écho. Ces thèses expliquent – pour aller vite – que le fascisme et le nazisme ne sont qu’une forme du capitalisme, elles assimilent les deux systèmes et ne voient pas de différence profonde entre leurs fondements, leurs objectifs, voire même pour les plus extrémistes de ceux qui défendent ces thèses, entre les moyens employés. Vous montrez comme on l’a vu dans votre livre l’ancrage du nazisme dans l’histoire de l’Occident et de l’Europe libérale. Pour vous, quelle est la nature de la rupture entre le système capitaliste et le nazisme ? Est ce qu’il existe une rupture fondamentale et si c’est le cas à quel niveau se situe-t- elle ?
E. T. : Je ne crois pas qu’il y ait de rupture fondamentale, et c’est là je crois une des faiblesses de toutes les théories du totalitarisme. Il y a une différence fondamentale entre, par exemple, le communisme soviétique d’un côté, et le nazisme et le fascisme de l’autre, dans la mesure où le communisme s’est installé au pouvoir en Russie après avoir exproprié les anciennes classes dominantes sur la base d’une révolution sociale, alors que le fascisme et le nazisme ne remettent pas en cause le pouvoir des élites traditionnelles. L’Italie fasciste comme l’Allemagne nazie restent des pays capitalistes. Sous Hitler, les grandes entreprises capitalistes allemandes collaborent avec le régime nazi jusqu’à la fin, et on sait très bien que dans les camps de concentration, il y a des entreprises allemandes qui exploitent la main d’œuvre des déportés. Il y a une complicité, voire même une relation organique entre capitalisme et fascisme, mais cela ne veut pas dire que Hitler était le simple agent de l’impérialisme allemand ou une marionnette manipulée par le Grand Capital allemand, selon une caricature ou des interprétations que désormais plus personne ne défend. L’historiographie (et même plusieurs marxistes, si l’on pense aux écrits de Trotsky et de Daniel Guérin des années 30, ou aux écrits plus tardifs de certains théoriciens de l’école de Francfort) a souligné les origines plébéiennes des mouvements fascistes et de leurs leaders. Surtout je crois que ce n’est pas le capitalisme qui explique la politique d’extermination nazie, et on ne peut pas essayer d’interpréter les génocides nazis comme les résultats d’une politique qui aurait défendu les intérêts du Grand Capital allemand. A contrario cela ne signifie absolument pas que le nazisme était une forme d’anticapitalisme, mais il n’y a pas de relation de cause à effet, et on ne peut pas expliquer la politique d’extermination par le profit ou les intérêts du capitalisme allemand. Cette thèse, qui était autrefois défendue par l’historiographie officielle de la RDA, a un fondement purement idéologique. Le nazisme a une relation avec le capitalisme, mais il ne se réduit pas à cela, il a également son autonomie. La vision du monde des nazis a une histoire, des racines profondément liées à l’histoire de l’Occident sans découler pour autant de manière automatique des mécanismes de fonctionnement du capitalisme ou des intérêts des classes capitalistes. Le capitalisme s’accommode de tout régime politique et de toute idéologie, pourvue qu’ils ne remettent pas en cause la propriété privé des moyens de production, le marché, la circulation des capitaux, le profit, etc. Je crois que les interprétations marxistes vulgaires, disons, ou d’une certaine ultragauche, provoquent un court-circuit qui déforme complètement la perspective historique.

Propos recueillis par Cdric, mis en forme par Ben.


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