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Juin-Juillet-Août 2002
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Vivre et consommer "tranquille"

Plongée dans deux usines à l’heure de la percée du FN


Les ouvriers ont voté à 30% pour le Front National. Que se passe-t-il ? Cet article vous propose une courte immersion dans deux usines d’un même bassin d’emploi, situé quelque part en France et à la situation économique et sociale réellement différente l’une de l’autre. A ma gauche, "Fabalu", une fonderie d’aluminium de 300 personnes, aux conditions de travail médiocres et dont le système d’organisation n’a dû guère changer depuis 30 ans. A ma droite, "Baby food", principal employeur du bassin en question avec ses 600 salariés. Cette usine fabrique des petits pots pour bébés et bénéficie d’un management à la pointe (comprendre "comme aux Etats-Unis"). Le match peut commencer : qui gagnera la guerre économique ? Précision : les noms des usines et des personnes ont été travestis.


Cet article a été rédigé d’après un vécu personnel mais aussi grâce à l’appui de très nombreux témoignages d’ouvrier-e-s travaillant dans une de ces deux usines, ou dans d’autres boîtes hexagonales.

I- Présentation générale

Entre deux phases du capitalisme
Les deux usines prises en exemple abordent de façon différente les nouvelles règles de libre-échange connues sous le nom de "mondialisation". Appartenant à un grand groupe de métallurgie, Fabalu produit des pièces pour des marques automobiles – Renault, Volvo ou Mercédes. Domaine qui tendrait à être réservé aux Quatre dragons de l’ASE, d’où la crainte d’une délocalisation chez les salariés. D’après des syndicalistes CGT, il s’agit d’une rumeur lancée par le patronat pour accentuer la pression. Après un début d’année 2002 marqué par une absence de commande, Fabalu repart néanmoins sur les chapeaux de roue, recrute à tour de bras des intérimaires et envisage également des embauches en CDI. Néanmoins, la situation économique reste suspendue aux cours des métaux et au carnet de commandes. En clair, il est impossible pour Fabalu de se projeter dans l’avenir. Cette incapacité se ressent sur le moral des 300 salariés, qui même après 20 ans de boîte restent peu attachés à leur usine.
La situation est différente chez Baby Food. Appartenant à une multinationale agro-alimentaire, l’entreprise place ses produits dans les chaînes de distribution et peut plus facilement se projeter dans le futur proche en anticipant sur ses courbes de ventes. Baby Food s’est préparée à la mondialisation en attaquant de nouveaux marchés, notamment ceux de l’Amérique du Sud où ont émergé de nouvelles classes moyennes durant les années 90 (et qui se sont brûlées à jouer avec le capitalisme, comme en Argentine). Baby Food a également une politique salariale plus "large" et le salaire de base se monte à 7.800 F (calculez en euros…).

La chaîne et le fouet
Un mot sur les conditions de travail. "Bin, c’est du taf en usine" comme dit un collègue. Il n’y a rien à en attendre, en fait. On est loin de l’image d’ouvriers en blouse blanche appuyant sur des terminaux, véhiculée par les chantres (chancres) du capitalisme.
A "Fabalu" 80% du personnel et la quasi-totalité des ouvriers travaillent à la chaîne, que se soit à la fonte des métaux ou à l’usinage. L’encadrement est minimal, et tous les chefs d’équipes bossent au moins quatre heures par jour sur une machine. Seuls les agents de maîtrise en sont dispensés et se contentent de faire de la maintenance. De plus, les ouvriers doivent atteindre le rendement de 400 pièces par heure, chiffre absurde quant on sait que certaines machines ne peuvent produire que 80 pièces par heures mais cela permet de maintenir la pression. Bien évidemment, les ouvriers embauchés n’en ont rien à foutre du rendement, et se contentent de rester dans la roue des collègues pour ne pas avoir d’ennuis. Les accidents de travail sont assez nombreux, en priorité des coupures à la main ou au bras, mais ne sont pas recensés par la direction qui n’en compte que six depuis le début de l’année. En fait, les p’tits gars sont de "vrais hommes" qui ne souhaitent pas se plaindre pour un bobo, même s’ils foutent du sang partout. L’autre problème, c’est la fatigue : des 35 heures très mal négociées permettent tous les abus imaginables (v. plus bas).
A Baby food la situation est un peu moins tendue. Les ouvriers sont un peu plus respectés, ce qui résulte avant tout de pratiques syndicales combatives ainsi que d’une politique de management A PRIORI plus humaine. Néanmoins, ce respect du patron cessera si les ouvriers refusent d’obéir, de se plier à des changements d’horaires par exemple. Contrairement à Fabalu, Baby Food n’hésite pas à éjecter les CDI trop rebelles. Un ou deux licenciements de temps à autres, pour faire des exemples et effrayer le reste des salariés qui-doivent-payer-leur-crédit-à-la-fin-du-mois (1). Francis, un ancien cariste, avait ainsi un passé de prisonnier qui générait trop de rumeurs et d’incidents. Les contremaîtres l’ont sciemment surchargé de travail, jusqu’à ce qu’il tombe toute une série de palettes et qu’il se fasse licencier…

Une solidarité sous le signe de l’ambivalence
Malgré cette mise à l’écart des éléments "indésirables", l’usine est souvent perçue comme un lieu de travail où les salariés sont plutôt soudés entre eux - la fameuse "solidarité de chaîne", comme dit l’autre. Surtout par rapport à la vie de bureau, où les rapports avec le chef sont individualisés. Cette vision a un fond de vérité, même si elle est un peu caricaturale et romantique. Cela dépendra en partie de la façon dont est organisé le travail.
A Baby Food, une équipe d’ouvriers travaillent sur la même ligne de production et sont donc interdépendants les uns des autres. Si quelqu’un fait mal son taf’, ou est fatigué, les autres personnes ont un surcroît de travail ou doivent le remplacer. Tout ceci pousse effectivement à ce qu’il y ait une "solidarité de chaîne". De plus, les ouvriers sont obligés de communiquer les uns avec les autres, au moins par des signes ou des attitudes à cause du bruit (on pourrait gagner du fric avec des spectacles de pantomime). Le feedback qui existe est important pour le moral individuel, pour tenir durant ces longues heures ennuyeuses et pénibles.
A Fabalu, les ouvriers d’une même équipe se retrouvent seuls devant une machine, que se soit à la fabrication des pièces ou à l’usinage. Ils communiquent éventuellement à la pause ou en cas de problèmes. Cela créé des liens pour le moins distendus, et des personnes qui peuvent avoir travaillé quinze ans côte à côte se connaissent à peine.

II- La liberté se mesure à la longueur de la chaîne

1995-2002 : mise en place des politiques des flux tendus
C’est durant le premier mandat de Chirac et la cohabitation avec la gauche plurielle que "Fabalu" et "Baby Food" ont modifié leur fonctionnement afin de devenir plus flexible, sous prétexte de "faire face à la concurrence".
Tout le monde sent intuitivement ce que signifie le concept de "flux tendu". La définition des libéraux est très courte : il s’agit de produire avec un minimum de stocks. Traduction : il s’agit de tout faire au dernier moment, afin de coller le plus prêt possible à la demande. Ce n’est guère une nouveauté, ce souci existe depuis le début de la Révolution industrielle car c’est bien entendu la garantie d’engranger un maximum de profit en réduisant les coûts. Ce qui est nouveau depuis quelques années, c’est la rationalisation extrême de la production autour de concept – et ce à tous les niveaux – flexibilité des horaires accrue, développement des emplois précaires, formations professionnelles de plus en plus spécialisées, accroissement de la part des primes dans les salaires, etc.

La réduction du temps de travail
Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle laisse une impression mitigée. Les 35 heures ont permis aux patrons d’introduire une dose non négligeable de flexibilité dans les horaires de travail. Le premier point, c’est que le week-end n’est plus du tout sacré, loin de là. L’autre, c’est que les heures supplémentaires étant peu ou pas majorées, l’ouvrier se retrouve souvent à bosser sur la même longueur de temps, à une journée près de repos supplémentaire par mois.
Ainsi, à Fabalu, et à cause de l’action de la CFDT (Contre-syndicat Fédérateur Des Traîtres) qui a signé dans leur dos, les ouvriers bossent désormais 6 jours sur 7, une semaine sur 3. Cette semaine là, il quitte le travail le samedi à 20 heures… Pour le reprendre le lundi matin à 4 heures du mat’. Le fait de travailler 48 heures en une semaine a des effets non négligeables sur le corps, surtout lorsqu’on enchaîne au matin après une courte journée de "repos". La médecine du travail s’est montrée très critique sur ces horaires, mais elle n’a pas été écoutée. En accusation, les politiques de flux tendu qui peuvent induire de travailler 5 heures, avant la reprise après une pause d’une demi-heure. Hors, le travail est relativement pénible : des poids à déplacer, (généralement) un rendement élevé, pas le droit de s’asseoir cinq minutes… ça va lorsqu’on est de passage pour quelques mois mais les ouvrier-e-s qui suivent ces rythmes depuis déjà plusieurs années ont du mal à tenir la distance.
Chez Baby Food, la négociation des trente-cinq heures avait très mal commencé ; avec une CFDT qui se range "naturellement" du coté du patronat le rapport de force était mal engagé. Néanmoins les ouvriers ont fait grève et ont bloqué les camions de marchandises deux jours durant, avant la négociation des accords. Grâce à une CGT galvanisée par la radicalité de la "base", les ouvriers se sont retrouvés un peu plus gagnants niveau salaire et jours de repos, mais ont néanmoins perdu sur la flexibilité des horaires. Une des autres conséquences secondaires, c’est que la CGT a gagné 20 points sur la CFDT lors des élections suivantes au CE…
A noter que les revendications de type "réduction du temps de travail" sans baisse de salaire reste très populaires dans ces deux usines. D’après Albertine, plus des deux tiers d’ouvrier-e-s préfèrent retrouver du temps que gagner des rallonges financières, quitte à avoir du mal à boucler les fins de mois. Des études ont été menées par les syndicats locaux sur l’utilisation de ce temps libre : en premier vient "s’occuper du foyer", ensuite des activités comme la pratique d’un sport et surtout la chasse… Mais la plupart bosse également au noir et font des chantiers.

III – C’est l’hallu finale

La classe dans son coin
Question : combien d’ouvriers fréquentez-vous, en dehors d’éventuels intérimaires qui font ça quelques mois pour l’argent ? La réponse que je reçois le plus souvent c’est "personne, ou si peu". Cela n’a rien d’extraordinaire, et il existe deux causes majeure à cela : des questions d’horaires, qui modèlent en profondeur la vie ouvrière, ainsi que des raisons d’héritage culturel.
Les horaires de travail, en 3x8, 5x8 ou (2x12) + (2x8) et autres monstruosités, coupent en grande partie les ouvrier-e-s de toute vie sociale au sein de la cité, qu’elle soit culturelle, sportive, associative… Les horaires tournants ainsi que la pénibilité du travail, qui suppose de récupérer une ou deux heures après la sortie (pas question d’enchaîner avec un entraînement sportif par exemple), empêchent ainsi de fréquenter des personnes extérieures au cercle familial et à l’entreprise ou de pratiquer des activités qui ont des horaires fixes et régulières.
L’héritage socio-culturel n’est pas non plus secondaire et "il y a peu de médecins fils d’ouvrier". A peine 6% de fils et filles d’ouvriers parviennent à décrocher un diplôme en secondaire. Les raisons sont nombreuses mais elles n’ont guère évoluer depuis la publication de La distinction, le livre de Bourdieu sur la question (2). Juste un point, il ne s’agit pas seulement de capacités économiques, un ouvrier gagnant souvent plus d’argent qu’un professeur des écoles, mais véritablement d’héritages du capital culturel ainsi que des centres d’intérêts.

Horizon 16/9e
Abandonnés de la classe politique, les ouvriers ont voté à 30% pour Le Pen lors des dernières présidentielles. Ce vote exprime très certainement une lepénisation des esprits, une xénophobie qui est réelle et qui s’exprime par un fort rejet des travailleurs d’origine immigrée et de toute différence culturelle (de la part de ces électeurs-là principalement, pas de tout le monde !). Mais il résulte également d’une absence d’alternatives politiques lisibles, de discours et de pratiques politiques différentes dans les milieux ouvriers. C’est autant Le Pen qui a gagné que le désir de "vivre et consommer tranquille". Les ouvriers qui votent FN expriment déjà par des attitudes ou des actes leur racisme, ce qui est très inquiétant pour l’avenir, néanmoins ils ne sont pas pour la majorité prêts à s’engager à fond derrière le FN, à participer à sa structure, à se battre politiquement et/ou physiquement pour lui. La plupart sont trop imbibés par la société de consommation pour avoir ce type de comportement qu’ils considèrent comme un sacrifice ("les militants ne sont même pas payés"). Les horizons politiques se réduisent souvent au désir d’avoir suffisamment d’argent pour s’acheter une télé 16/9e. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le replis de la classe ouvrière sur elle-même n’est pour l’instant guère dépassable.

Des lignes de fuite pour de nouvelles perspectives
Autant les ouvrier-e-s de ces deux usines vivent en grande partie replié-e-s sur eux-mêmes, autant les gestes de révoltes existent, heureusement. La situation en usine est très ambivalente et témoigne du chaos politique qui règne souvent dans les têtes. Une électrice du Front National peut ainsi passer son après-midi à faire des gâteaux pour son collègue "arabe", comme elle dit, cela n’a rien de surprenant. Et le lendemain on se prendra la tête sur la "France au français", ça ne m’étonne plus désormais. J’ai déjà vu également des ouvriers stopper spontanément le travail pour défendre un collègue intérimaire, d’autres mélanger avec les leurs les casiers des travailleurs "handicapés" par rejet de la ghettoïsation, des techniciens saboter une machine pour nous permettre de souffler lors d’une fin de semaine pénible, et même un cadre traverser une porte vitrée parce qu’il avait insulté un jeune ouvrier (la personne a été défendue et n’a pas été virée).
Deux objets politiques manquent dans ces deux usines :
- Des syndicats révolutionnaires et surtout internationalistes, qui relient la défense des intérêts ouvriers à des luttes plus globales et politiques ;
- Des points de connexion avec d’autres résistances et "le reste de la population", comme des associations de chômeurs (entre autres AC !) l’avaient fait lors de la grève des LU et des Moulinex. Les ambivalences politiques ne manquent pas dans le monde ouvrier, et pour l’instant ce sont à la fois les idées de Le Pen et le "Vivre et consommer tranquille" qui gagnent par défaut. Reprendre l’avantage ne sera pas facile puisque l’on ne s’appuie pas sur des ressorts autoritaires ou des facilités consuméristes. Si l’on souhaite combattre la fascisation de l’Europe, il faut aussi retourner discuter à la sortie des usines, proposer aux ouvrier-e-s des débats ou des alternatives, soutenir leur lutte et tenir des espaces d’échanges non-marchands.

H Don Quishoot

(1) Une majorité de la classe ouvrière vit à crédit, et il serait intéressant d’étudier la causalité avec son manque de combativité chronique.
(2) La distinction, Pierre Bourdieu, Les éditions de minuit, 1979.


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