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AccueilJournalNuméros parus en 2002N°5 - Janvier 2002 > Argentine : un nouveau type d’insurrection

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Argentine : un nouveau type d’insurrection


Le FMI trouvait que l’Argentine n’allait pas assez loin dans ses méthodes d’ajustement structurel, en clair que le gouvernement était trop mou pour réduire les conditions sociales et économiques du peuple "leurs efforts n’étaient pas suffisants" a déclaré le directeur du FMI en Europe. Le nouveau président par intérim, Adolfo Rodriguez Saa a suspendu le paiement de la dette et promis un million d’emplois. Irréalisables sans une transformation profonde, à la fois au niveau intérieur et extérieur vis-à-vis du FMI et des instances internationales. Si les médias s’évertuent à ne pas faire le lien entre cette révolte populaire et les mouvements anti-globalisation, celle-ci marque, comme le 1er janvier 1994 au Chiapas, une capacité des mouvements populaires à refuser le libéralisme, et à chercher d’autres alternatives. Nous avons demandé à Diego Sztulwark, que nous avions rencontré en octobre 2000 lors d’une tournée avec No Pasaran de présentation de son livre sur les contre-pouvoirs avec M. Benasayag de livrer sa vision des événements.


Voici une brève information sur les faits qui se sont déroulés lors des journées insurrectionnelles des 19 et 20 décembre 2001 ainsi qu’une réflexion sur l’émergence d’un nouveau "protagonisme" radical. La situation du pays, ces derniers jours, synthétise un processus de plus longue date : de très dures mesures économiques, une incertitude politique et sociale, des luttes qui vont croissantes, une explosion sociale naissante et surtout une grande quantité d’assauts de supermarchés et ce dans plusieurs endroits du pays. Dans l’après-midi du mercredi 18 décembre, des rumeurs issues du gouvernement ont couru, indiquant une déclaration immédiate d’un état de siège avec les forces armées dans la rue agitant le fantasme de la répression et du génocide de la dernière dictature militaire. Finalement, durant la nuit, le président Fernando De La Rua a entériné la politique sociale et économique et formalisé l’état de siège. Au moment où la terreur et l’isolement aurait pu dominer, la population eût une réaction spectaculaire. Elle a commencé de manière radicalement spontanée, sans aucune organisation et sans intermédiaires, à faire "sonner les casseroles". Nous sommes alors tous sortis nous joindre et voir ce qu’il se passait dans la rue appelant tous les voisins. Sans bien savoir pourquoi. Dans tous les quartiers, des barricades se sont improvisées. Les sacs poubelles incendiés ont changé le panorama des avenues portègnes* rivalisant en cela avec les formes de protestations popularisées par le mouvement "piqueteros" du pays. En une heure, la circulation de toute la ville a été coupée. Les voisins se sont joints en masse : applaudissements, coups sonores sur poêle et casseroles, etc…

L’insurrection des 19 et 20 décembre fût exemplaire. Il n’y eût pas d’auteur unique. "Son" protagoniste fût la multitude populaire. Et celle-ci fît preuve de nouveauté ? Contrairement à ce qui commence à se dire maintenant dans les médias, personne n’a tiré les fils dans l’ombre. Le soulèvement a parlé clairement. Il a dit "NON". Certains disent que "c’est peu", que "ce n’est pas assez", que les luttes n’ont de valeurs que lorsqu’elles portent "un modèle de société alternative". Mais ce "NON" de l’insurrection a eu une teneur indiscutable. Ce fût un "NON" positif tant par la force qui fût démontrée que pour les perspectives qu’il ouvre. Il ne s’agit pas seulement de la chute d’un gouvernement. Ce "NON" rebelle marque une limite au pouvoir et affirme les forces de la résistance. Il ne s’agit pas d’un acte "incomplet", d’une "protestation sans proposition" comme disent les "dirigeants politiques". Il s’agit, plutôt d’un acte de force qui s’auto-affirme et montre le niveau actuel de la résistance populaire. Ce "NON" ne devient pas un pouvoir étatique : il n’y a pas besoin de propositions ! C’est la puissance du peuple résistant à l’oppression. Cela constitue, à la fois, un message clair à destination des autres peuples d’Amérique Latine et du monde, sur les possibilités d’en finir avec la domination impériale ainsi qu’avec les pouvoirs locaux articulés dans le "néo-libéralisme".

Ainsi, nous partîmes dans la spontanéité la plus radicale comme des fourmis ayant une connaissance mystérieuse de ce qu’il y avait à faire, comme si, tous, par milliers, nous étions organisés avec des objectifs clairs et précis, allant à la Place de Mai, au Congrès de la Nation, à la maison du Ministre de L’Economie Domingo Caballo, à la Résidence Présidentielle, à la maison du dictateur Videla etc…, les gens se divisant par quartiers en s’occupant de tous les objectifs à la fois. La répression a frappé un peu partout.
Le slogan le plus entendu fût : "Qu’ils s’en aillent, qu’ils s’en aillent" et "L’état de siège qu’ils se le mettent au cul". Caballo a démissionné, entraînant derrière lui tout le ministère de l’économie. Les partis politiques et les centrales syndicales sont restés en retrait, des faits, des gens et de leurs colère. Les gens, eux, ont refusé les drapeaux et les slogans partidaires ainsi que les petits groupes prétendant radicaliser les choses en forçant les rythmes de la multitude. Toute la matinée s’est maintenue dans la même situation et le jour suivant, la résistance s’est poursuivie dans tout le pays ainsi que de manière concentrée sur la Place de Mai et ses alentours (à Buenos-Aires). Les Mères de la Place de Mai furent frappées par les forces répressives qui avaient pour ordre de vider la place pour que le Président puisse entrer dans la Maison du Gouvernement. Cela s’est soldé en fin de compte par 29 morts assassinés par la police avec des balles de plomb et dans certains cas par des commerçants, il y eût aussi des milliers de blessés et des milliers de détenus. Dans les rues, des voitures furent incendiées, il y eût des francs-tireurs et beaucoup de courage face à la répression.

Cette répression est devenue intense en se déployant dans les quartiers empêchant les organisations de chômeurs de rejoindre la capitale. Mais, il y eût aussi des incidents très sérieux entre habitants de bidonville et habitants de quartier de travailleurs. Ce matin, encore des groupes de voisins attaquaient des assaillants de supermarchés et applaudissaient à l’arrivée de la police. A Matanza, entre autres, il y a eu des échanges de coup de feu entre quartiers. Tout cela étant évidemment encouragé par les services de police et de renseignements. Avec la démission de De La Rua, la succession présidentielle s’est mise en marche. L’Assemblée Législative a finie par choisir un président péroniste pour compléter la période présidentielle.

La violence insurrectionnelle a été exercée comme une forme d’auto-défense et de lutte de résistance pour la libre expression populaire de la même manière que l’avaient montré le mouvement des "piqueteros" ainsi que les soulèvements populaires de ces derniers temps. L’exercice de la violence n’a pas été comparable à celle dont use habituellement le pouvoir, responsable des morts provoqués directement par les forces répressives ainsi que par la psychose toujours disponible de l’idéologie de la sécurité.

La multiplicité est une des clés du nouveau "protagonisme" populaire. Il n’y a pas une forme de lutte, un discours ni une seule voie de résistance supérieure et exclusive. Comme à l’intérieur de l’insurrection elle-même, le mouvement de résistance se coordonne sans se centraliser dans une organisation unique et se constitue sous cette forme mouvementiste, sans conducteur, sans "organique" ni leader unique mais - en situations - sans plus de programmes mais dans des projets concrets, sans structure qui noient la créativité populaire mais dans des expériences de contre-pouvoir.

Veronica Gago et Diego Sztulwark

Pour le collectif "Situaciones" - 23/12

*Porteno et Portena : nom spécifiques des habitants et habitantes de Buenos-Aires.


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