Retour accueil

AccueilJournalNuméros parus en 2003N°23 - Octobre 2003 > La douce dictature de la transparence

Rechercher
>
thème
> pays
> ville

Les autres articles :


La douce dictature de la transparence


Si l’on s’énerve en militant c’est nous qui avons un problème, pas la société… Si l’on ne souhaite pas mettre à nue sa vie privée c’est qu’on a quelque chose à se reprocher ou que l’on est paranoïaque, pas que l’on souhaite garder d’autres pieds pour conserver son équilibre… L’époque est à la " psychologie du dimanche " - presse marchande et émissions télés reflètent et alimentent cet état d’esprit qui consiste à vouloir analyser les comportements humains, surtout celui de nos prochains et pas le nôtre quand même.



Voilà un coup de gueule pour paraître rebelle, mais très calme quand même, pas le choix sinon c’est le divan…

Les émissions TV et les revues à plus fort tirage sont celles qui proposent des pages pour parler des problèmes personnels, des relations à autrui… Dans une émission comme " Loft Story ", on voyait ainsi les djeunes analyser le pourquoi des réactions des autres cobayes, chacun à tour de rôles, créant ainsi un " effet larsen " insoutenable sur des actes banals de cohabitation entre djeunes pêchés dans les marécages du juste milieu. Succès. Les plus grosses augmentations de vente 2001 et 2002 en presse ont été pour la revue Psychologie (250 000 exemplaires vendus par mois). Ce magazine, désormais le numéro deux de la presse dite " féminine ", peut passer au prime abord pour un catalogue publicitaire mais au second feuilletage on arrive à trouver de courts articles dont certains expliquaient récemment les raisons des révoltes militantes : mal-être, refus de l’autorité, paranoïa, etc. Le tout avec un professionnalisme irréprochable, type gentil collabo. Damned, ils nous ont cernés, rendons-nous… Cet engouement pour la psychologie, la volonté de se connaître et de deviner les mobiles d’autrui se retrouve également dans le vocabulaire, par exemple avec l’emploi à tort et à travers de termes liés à la " folie " pour désigner les comportements qui ne sont pas assez " tranquilles " : des mots comme " parano ", " schyzo ", " névrosé-e " sont employés à tout bout de champ, sans trop savoir de quoi on parle, et en toute occasion, à tel point qu’on est tous le parano ou fada de quelqu’un.

Le mieux est de rester amorphe et " tranquille ", comme disait un camarade du Loft, au moins on se fond dans le décor. Souriez vous êtes aliénés…


Dis moi qui je suis… car je l’ignore…


Il y aurait donc un repli sur son nombril ou celui du voisin. Mais que faire d’autre madame le docteur ? L’hypertrophie apparente de l’individualisme cache finalement la difficulté qu’on rencontre à se projeter dans le futur, qui apparaît à beaucoup pas forcément noir mais très flou et incertain, une source d’inquiétude que les révoltes populaires seraient incapables de tarir. La perception de la faillite du politique, qui serait incapable de transformer la réalité, pousserait les personnes à surinvestir leurs affects dans des valeurs refuges - le cercle intime, amical, professionnel et bien sûr son nombril (ou " moi "). Finalement, vouloir connaître les motivations de ses proches relève de l’intérêt qu’on leur porte, le contraire de l’amour n’étant pas tant la haine que l’indifférence à autrui. Que d’heures passées pour une large part de la jeunesse au portable, sur les " chats " et autres textos, à jouer au chat et à la souris sentimentaux ou amicaux. Chercher à mieux se connaître peut aussi pallier le manque de reflet social des institutions, des représentations pour le moins brouillées. La seule qui tienne le coup c’est l’identité travail mais celle-ci unidimentionnalise l’individu, la plupart des emplois étant trop pauvres en polyvalence, en panel de compétences à apporter, pour que chaque nombril (ou " moi "), forcément complexe, puisse y trouver son compte au fil des années (d’où aussi la souffrance au travail).

L’idéologie de la fin de l’histoire a porté ses fruits amers - pour l’immense majorité de la population le capitalisme, système aliénant, apparaît indépassable. Ce manque d’actions pour modifier notre présent et notre futur, ce rejet de la politique qui témoigne aussi d’un gros poil dans la main et d’un désir de ne pas se mouiller (faut arrêter de se mentir aussi…) accentuent aussi le repli sur soi.


Tout savoir sur rien


L’autre aspect de la douce dictature de la transparence consiste aussi à tout savoir, tout connaître pour être à la pointe de son groupe social favori. L’information est le mot clé des réussites en la matière. On ne peut plus se contenter de voir un match de foot ; pour épater (ou gonfler) ses collègues, il faut l’analyser du début jusqu’à la fin (ou avoir lu L’Équipe) ; les émission TV proposent de voir leurs coulisses et toute une presse dédiée aux " écuries " de Star académie ; les fameux sondages ; etc.

L’information arrive déjà filtrée, raccourcie, digérée par les autres maillons de la chaîne informative (journalistes, rumeurs en tout genre). Le rythme de travail de la presse en général, qu’elle soit audiovisuelle ou écrite, est tel que la culture de l’à peu près et la pioche dans les infos déjà existantes est quasi-obligatoire pour tenir le rythme. D’où le manque de profondeur et de liens avec des situations passées que l’on ressent souvent en recevant une information, c’est moins de " l’incompétence " de la part des journalistes qu’une adaptation obligée au rythme frénétique du capitalisme. Le " savoir " que l’on reçoit est ainsi très fragmenté. Cette transparence-là biaise la réalité.

Cette capacité de transparence que possède désormais le quatrième pouvoir, les médias, sert aussi à vendre ; et pour faire du pognon il faut s’adresser aux instincts les plus bas - le voyeurisme, les pulsions de mort - et non pas à l’intellect. Ainsi les étasuniens ont-ils tout su de l’affaire Clinton / Monica, moins de sa politique étrangère - " chiante comme la mort ", forcément… Les médias se sont penchés sur le " phénomène Larzac " et les échanges d’insultes qui ont suivi de la part des partis de gauche et de droite contre les altermondialistes ; par contre, ils ne se sont pas interrogés sur le fait que ces mêmes partis, si sérieux et responsables, n’ont strictement rien à dire, à penser ou à faire contre l’AGCS (Accord général du commerce des services) ou le sommet de Cancùn, qui se déroulaient pourtant après leur université d’été.

Finalement, on peut tout savoir… sur pas grand-chose. Rendre ce monde transparent - dans ses grandes courbes - c’est en analyser ses rouages organisationnels et ses ressorts collectifs ; ce qui demande une rupture avec la frénésie de l’info précuite, la dissociation avec le leurre de l’opinion générale… Il est difficile de dégager sa propre perception de la réalité, de se situer individuellement par rapport à elle, si on a le crâne bourré par les " références télés ", les mass médias. Voir par exemple comment les médias ont servi d’outils pour fabriquer l’idéologie sécuritaire ces dernières années, et propulser plus haut Sarkozy dans le squattage idéologique…


L’opacité comme liberté de création


La transparence touche aussi les domaines de la création commerciale en termes artistiques. Ainsi à Hollywood les grosses productions cinématographiques sont obligées de soumettre aux " fans " les avancées des scénarios ; des " profilers " se chargeant par la suite d’analyser les échantillons de réponses et de les soumettre aux scénaristes qui devront revoir leur copie. L’exemple le plus caricatural est un affreux navet de la série Star Wars, La Menace Fantôme, ou pour plaire à tout le monde (et donc à personne) les scénaristes et le réalisateur ont alterné des scènes de combats, sentimentales, une scène sous marine, une course de char, une bataille finale, le tout cousu de fil blanc. Le parfait produit calculé au millimètre près, sans dramaturgie et sans passion ; sauf que les spectateurs n’ont pas apprécié d’être pris pour des cons et ont un peu boudé le film malgré les matraquages publicitaires. Plus globalement, toute l’industrie du disque, du film, de la bande dessinée et du livre sont touchées par cette formidable envie de formatage pour vendre plus et mieux, ou pour toucher au maximum une clientèle ciblée. Aux États-Unis, des écoles privées, financées par les gros éditeurs comme Scribner ou Vicking, apprennent à devenir un écrivain à succès. Plusieurs ficelles existent : le héros de l’histoire doit être un " Américain moyen " pouvant toucher le public visé (effet d’identification), le plan de l’histoire doit être segmentarisé et chaque segment doit proposer un ingrédient-clé susceptible d’accrocher le lecteur : ainsi s’alternent des scènes d’angoisse, d’amour, de suspense, de violence, de grosses difficultés pour le héros puis du triomphe improbable, ad nauseam. Le tout savamment dosé, enchaîné, orchestré, relu par l’éditeur… Enfin, il faut respecter certains carcans idéologiques : dans ces écoles-là, on apprend aussi qu’il ne faut pas se servir de syndicalistes, militants politiques comme héros ou personnages, pour ne pas froisser les susceptibilités. Les best-sellers américains reflètent un degré zéro du politique, vous n’en trouverez pas dans les pages des Tom Clancy, Stephen King etc.

En France, les écrivains sont moins plongés dans cette bouillabaisse, le thème du livre fera office d’argument commercial. Par contre, les scénaristes doivent eux aussi tenir compte du goût du public : plus de violence, plus de sentimentalisme et surtout un rythme soutenu, faut que ça soit rapide quitte à aller nulle part. Finalement le serpent se mord la queue, le spectateur lit, regarde, écoute ce qu’il avait envie de consommer…

Enfin le dernier aspect c’est le rapport au temps : il faut produire vite quitte à bâcler. Le nombre de sorties d’une quelconque série (BD, télé…) permet de combler le vide. Le tout c’est d’occuper au maximum l’espace, peu importe le contenu.

La transparence tue la création car elle empêche la relation intime, dans la frénésie du capitalisme, de l’auteur avec son œuvre. Dans l’économie, on ne crée pas pour exprimer une part de soi mais pour toucher un max de personnes et remplir un peu son compte en banque… Concernant la création, l’expression " faut avoir l’idée qui tue " n’est pas très loin de la vérité…


L’opacité pour nourrir

le politique



Notre degré de liberté, en tant que militants politiques, naît de l’opacité, de cette capacité à ne pas pouvoir être figé par le jugement d’autrui, à ne pas devoir remplir un rôle dans la société du spectacle.

Opacité des personnes : un service des RG se consacre aux récoltes d’informations sur nous. Il s’agit autant d’évaluer, de temps à autres, un peu comme l’on fait des prélèvements d’échantillons dans un labo, les risques criminogènes de nos activités, si elles peuvent déborder ou créer des violences non gérables par l’État (par violence entendre tout ce qui contrarie l’ordre et pas seulement les violences physiques).

Opacités des organisations, des groupes politiques : non pas en interne (il faut de la transparence pour que la démocratie directe puisse fonctionner) mais vis-à-vis de l’extérieur. Notre force naît aussi de notre capacité à créer l’incertitude et plus que nos petits groupes militants, les rapports de luttes des classes se nourrissent de cette opacité. De plus, mettre un maximum de bâtons dans les roues au flicage peut toujours servir… Car on ne sait pas de quoi demain sera fait…

La médiatisation, la transparence peuvent ainsi non pas se porter sur les groupes ou organisations mais sur ce qu’ils produisent comme actions, alternatives ou idées.


Raphaël


No Pasaran 21ter rue Voltaire 75011 Paris - Tél. 06 11 29 02 15 - nopasaran@samizdat.net
Ce site est réalisé avec SPIP logiciel libre sous license GNU/GPL - Hébergé par Samizdat.net