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AccueilJournalNuméros parus en 2002N°7 - Mars 2002 > Entretien avec Patrick Declerck

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Les naufragés. Avec les clochards de Paris

Entretien avec Patrick Declerck


A la suite de la première partie de cet entretien paru dans No Pasaran n° 6, nous vous présentons la seconde partie à travers laquelle Patrick Declerck, psychanalyste et ethnologue de formation aborde le sujet de son ouvrage, le clochard et la clochardisation, autrement dit symptôme d’une grave désocialisation. Il en vient donc à préciser et à décrire ce qu’il en est des pathologies accompagnant la vie des clochards pour finir par faire une critique "à l’acide" et des dispositifs d’aide sociale pour faire surgir parfois leur non sens ou leur absurdité, parfois, au contraire, pour faire apparaître leur caractère inadaptés, parfois enfin pour en révéler le sens fortement marqué de contrainte et de normalisation à marche forcée.

Nous avons tenu à garder certaines tournures de langage plus orales qu’écrites pour maintenir le caractère authentique de la parole de l’auteur.


No Pasaran : Vous écrivez, je cite :"en plus d’être le produit d’une pathologie sociale, économique et culturelle, la clochardisation est aussi profondément un symptôme psycho-pathologique”.

Patrick Declerck : Oui, je crois que ce dont je me suis aperçu, quand j’étais dans la rue (en tant qu’ethnologue), c’est que j’avais à faire à une population malade physiquement et psychiquement, une population marquée par l’alcool et le médicament. Je me suis rendu compte qu’il s’agissait d’un hôpital psychiatrique dans la rue. Dans les années 70, on a, en partie, détruit les asiles psychiatriques, ce qui était un excellente chose parce que c’était des lieux épouvantables. On sait que ce type d’institution a tendance à devenir totalitaire avec des pratiques violentes, des pratiques d’exploitation, etc… C ’était donc une bonne chose mais on paye le prix de cette affaire et je pense qu’on a, en partie, jeté le bébé avec l’eau du bain et qu’il n’y a plus d’endroits dans notre société pour être fou. Il y a des endroits où on peut, sous certaines conditions, être psychotique, si on correspond au protocole thérapeutique de la psychiatrie. Mais la psychose c’est une chose ! Il n’y a plus d’endroit où l’on peut vivre véritablement sa folie. Il n’y a plus d’ "asile". L’asile, c’est un concept qui vient du moyen - âge et cela veut dire être sous protection et ne pas pouvoir être touché, ni par les ennemis, ni par la loi, ni par la punition de la loi, etc… Cette fonction asilaire a disparue. Or, la clochardisation et c’est ce que je défend dans ce livre, n’est pas réductible à l’exclusion sociale, à la pauvreté économique. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de lien avec ces affaires, le lien est organique et profond. Mais cela veut dire que l’explication socio-économique est insuffisante à expliquer la production de tels sujets. Cela veut dire aussi que c’est parce que les causes, l’éthyologie est plus compliquée que le processus n’est pas nécessairement réversible. En fait, l’expérience montre que la clochardisation est, en quelque sorte , un exil dont on ne revient pas. Personne ne se réinsère. Ce n’est pas surprenant car on s’aperçoit en les écoutant, en les suivant, en discutant avec eux qu’en réalité, ils n’ont jamais été insérés. Je disais que la clochardisation est une maladie du lien. Le premier lien qui ait été abîmé, psychiquement le plus fondamental pour tous les sujets, c’est le lien à la mère. Ce lien, tout indique qu’il a été fortement perturbé très tôt. Donc, en quelque sorte, pour faire un clochard, il faut tout une série de choses - une exclusion sociale quasi générale - une exclusion économique, une pauvreté - des traumatismes infantiles - une relation à la mère précocement très perturbée et, dans l’immense majorité des cas, il faut une appétence particulière à l’alcool ou aux produits psychotropes c’est-à-dire une dimension de toxicomanie. Je pense donc que la clochardisation est à voir comme le syndrome de désocialisation . Au-delà de la pauvreté, il y a la misère, au-delà de la misère il y a la folie de la misère et c’est cela la clochardisation. C’est le moment où le sujet, profondément altéré par des processus pathogènes, c’est-à-dire générateurs de pathologie, qu’il a vécu dans sa vie et dans sa famille, les intègre. On est dans quelque chose qui échappe, à certains moments, à la rationalité, qui échappe aussi à ce qui pourrait être réductible à des causes objectives. C’est le problème du traumatisme. Quand on parle de traumatisme, untel a été traumatisé, etc… cela veut dire qu’il a vécu des événements qui l’ont blessés. Pour qu’il y ait traumatisme au sens psychologique du terme, il ne faut pas seulement qu’il y ait un événement pathogène mais il faut aussi un sujet particulier. Il faut une rencontre entre l’événement blessant et le sujet. On peut dire cela autrement. Il y a en France plus de deux millions de chômeurs et peut-être deux million et demi à trois millions d’alcooliques, sans parler des divorces, des abandons… Et, il y a peut-être cent mille clochards. On voit bien que ce n’est pas du même ordre entre les causes et le résultat. Donc, on est dans un processus de production beaucoup plus compliqué.

No Pasaran : Vous parlez, notamment, d’un signe clinique de la désocialisation qui est la perte répétée, vous dites même quasi programmée, des papiers d’identité.

Patrick Declerck : Ce dont on s’est aperçu, déjà à l’époque de Médecins du monde et de l’ouverture des missions France en 86, c’est qu’un signe est observable, signe qu’en terme de médecine on appelle "pathognomonique". Cela veut dire un signe, un symptôme, une maladie qui désigne immédiatement un diagnostic. C’est quelque chose qui indique une logique particulière. Dans la clochardisation, les gens qu’on voyait plus ou moins "désinsérés", plus ou moins en déshérence, fragilisés par rapport à un fonctionnement social minimal, il y en avait qu’on voyait évolué vers la clochardisation chronique. Et, dans ces évolutions intervenait systématiquement, un jour ou l’autre, la perte des papiers comme un véritable symptôme psycho-pathologique, comme un acte manqué. A tel point que nous avons été rapidement amenés à avoir une armoire fermant à clés que nous proposions aux patients, de manière volontaire évidemment, pour y mettre leurs papiers d’identité. Il faut savoir aussi que, dans la rue, on se fait voler ses papiers par des gens qui en font trafic, cela se revend, cela a une valeur marchande certaine. C’est une des raisons d’ailleurs pour laquelle les clochards sont agressés. Nous proposions, donc, aux patients d’entreposer leurs papiers pour les reprendre quand ils le voulaient. En fait, on voyait fréquemment, à la veille de week-end avec une régularité désespérante, les gens qui demandaient leurs dossiers avec tous leurs papiers, sécu, allocations.. ; et revenir le lundi en disant : "devinez ce qui m’est arrivé… j’ai perdu tous mes papiers”. Il y a véritablement quelque chose d’inconscient qui se met en œuvre et qui va achever de détruire et larguer les amarres du sujet d’avec le réel. Une fois qu’on a perdu tous ses papiers, les choses deviennent très difficiles. On en a, au minimum pour plusieurs mois. Il faut trouver une assistante sociale qui a le temps et la compétence de refaire toutes les recherches, d’écrire partout. Pour cela, il faut être dans une situation où on peut aller revoir cette assistante sociale, par exemple, et pendant des semaines. Il faut être relativement stable. Et, pendant que sont faites ces recherches, rien ne peut avancer. On ne peut pas avoir le RMI, on ne peut faire aucune démarche, on ne peut pas, bien entendu, trouver de travail… On voit bien que cette perte de papier, perte symptôme permet aussi au sujet de mettre à l’abri des pressions de la réalité en disant : "de toute façon, je ne peux rien faire, je n’ai pas de papiers". Encore une fois, il ne s’agit pas du tout d’injurier le sujet ou d’imaginer que c’est de sa faute ou de sa volonté. Tout cela n’a rien à voir, ni avec la faute, ni avec la volonté. C’est, à mon sens, un fonctionnement psycho-pathologique. Il ne s’agit pas de choix ou de désir pervers, tordus ou mensongers. Il s’agit de gens qui pour des raisons profondes s’acheminent vers leurs auto-destruction.

No Pasaran : Dans cette désocialisation, il y a aussi un rapport au corps très particulier. Vous parlez de chosification du corps. Pouvez-vous expliquer quel rôle joue le corps dans le processus de clochardisation ?

Patrick Declerck : Pour comprendre ce qu’il se passe au niveau du corps, il faut, je crois aller en-deçà et revenir à cette "maladie du lien", de l’incapacité de la personne de faire lien avec les autres mais surtout avec elle-même. Au fond, quelle est la terreur fondamentale des clochards ? C’est de se voir eux-mêmes. C’est l’auto-conscience, se voir dans le miroir, dans ce miroir de l’âme, intérieur et qui consiste à porter un regard, un jugement, un auto diagnostique sur son propre état. Ils sont trop faibles pour cela. Il faut se souvenir que Don Quichotte meurt de sa rencontre avec le chevalier au miroir. Comme tous les fous. Les fous ne supportent pas de regarder leur propre folie. Et c’est dans cette lutte du clochard contre sa conscience qui lui apparaît terrifiante, vertigineuse, que l’alcool, par exemple, joue un rôle fondamental. L’alcool, ça sert à ne plus penser. De même la fatigue, l’épuisement. C’est une vie où tout est toujours à recommencer, où le temps n’existe plus, le temps de la réalité sociale. Le disque est rayé et tout repart toujours à zéro. Donc, d’une part, on n’est pas dans la progression temporelle. Et, d’autre part, le temps psychique n’existe plus. Pour avoir une possibilité de fonctionnement mental, il faut être dans un rapport temporel avec soi-même, il faut avoir un passé, un avenir, il faut se voir en progression par rapport à ce passé, à cet avenir, par rapport à son histoire familiale. Dans ces conditions, on se voit comme ayant des projets, évoluant. Eux, ils ont brisés ou plutôt, ce rapport temporel leur a été brisé à eux-mêmes et donc, ils sont dans un rapport de temps fragmenté y compris par rapport à leurs corps. Dans cette négation du temps et de la réalité, le corps tombe en déshérence. C’est comme si le sujet s’exilait, se retirait de lui-même. Je me souviens d’ulcères, pathologie fréquente chez les clochards qui macèrent dans leurs chaussures parce qu’ils ont peur de les enlever, parce qu’ils ont peur de se les faire voler, je me souviens donc de chaussures qui n’ont pas été enlevées pendant des semaines, des mois, ce qui développe des pathologies que l’on connaît très bien en médecine. Elles ont été décrites pendant le siège de Sébastopol, pendant la première guerre mondiale et qui s’appelle "les pieds de tranchées". C’est le terme médical. C’est le pied du soldat dans la tranchée qui macère dans l’eau. On retrouve cela chez les clochards. Ce sont des pieds pourris qu’il faut parfois amputer, totalement ou en partie. Face à des pathologies comme celles-là, face à des ulcères qui parfois deviennent tellement graves qu’ils ont rongé toute la peau entre le genou et la cheville…

J’ai assisté à plus de cinq milles consultations médicales, nous consultions en double, avec un regard médical et psychanalytique à Nanterre et nous voyions bien que vis à vis de tels sujets c’est comme si leurs jambes étaient devenues un objet. Ce n’est plus leurs jambes, c’est un morceau de viande. Le corps est véritablement réifié *. Il devient un objet du monde avec lequel ils n’ont pratiquement aucun rapport. Laissez-moi raconter une petite histoire clinique. Nous connaissions un patient qui est décédé aujourd’hui des suites de son alcoolisme gravissime et qui s’appelait Langoisse. C’était son nom, c’était le nom qu’il revendiquait et qui faisait référence à un tatouage qu’il avait. Langoisse souffrait d’un ulcère de jambe grave qu’il venait faire soigner de temps en temps quand l’envie lui prenait, mais qu’il laissait se dégrader de façon épouvantable entre les soins, avec donc des dangers de gangrènes, etc… Souvent, cet ulcère abritait des asticots parce qu’il ne se soignait pas et qu’il ignorait, en quelque sorte, cet ulcère pendant des semaines ou des mois. Nous lui avons dit que ces asticots étaient le produit de la ponte des mouches et qu’il fallait donc absolument éviter que les mouches viennent sur sa blessure. Mais il refusait de nous croire. Donc, le médecin a prélevé des asticots de cet ulcère, les a mis dans une boite jusqu’à ce qu’ils deviennent des mouches, quelque temps après. Cet homme, Langoisse, nous a demandé s’il pouvait garder ces mouches. Nous les avons donc mises dans de l’alcool, dans un petit tube et quand il venait à la consultation, il demandait au médecin de lui montrer ses enfants. Ses enfants c’était ces mouches qu’il avait en quelque sorte nourri de sa propre chair… Que dire de plus…

No Pasaran : Vous abordez la question de la réinsertion omniprésente par rapport aux clochards ?

Patrick Declerck : D’abord, en général et sans entrer dans les détails, je crois que les dispositifs d’aides, le discours institutionnel vis-à-vis de l’Etat qui subventionne les organisations caritatives est orienté, a pour objectif la réinsertion. La réinsertion, quand on va à l’essentiel, cela veut dire la mise au travail du sujet. C’est l’idée qu’un sujet normal est un sujet qui travaille. De ce point de vue là, le discours de l’exclusion est très ambigu et il faut l’analyser avec prudence parce qu’il vise à recouvrir pratiquement n’importe quoi. Les personnes âgées sont exclues, les homosexuels, les enfants battus, les pauvres, les immigrés sont exclus, tout le monde est exclu. Bien entendu, je ne nie pas que l’exclusion sociale existe mais ce n’est pas suffisant comme explication. Qu’est-ce que cela veut dire. Finalement, l’exclusion sociale devient l’équivalent de la souffrance. Et cela véhicule quelque chose de pernicieux. Si l’exclusion sociale c’est la souffrance, le corollaire implicite dont personne ne parle jamais c’est que l’inclusion sociale c’est le bonheur. C’est l’idéologie perverse véhiculée par ce discours. L’inclusion sociale c’est le bonheur, le travail c’est le bonheur ou bien alors c’est la dignité. Voilà une autre chose extrêmement faisandée. On entend ça et là qu’on donne une veste, qu’on leur permet de se couper les cheveux, de prendre une douche, on leur redonne une dignité ! Ah bon ! Mon dieu, quelle toute puissance ! J’ignorais qu’être pauvre était indigne en soi, j’ignorais qu’être en dehors de la société était indigne en soi et personnellement je me refuse à donner des brevets de dignité car je ne sais pas lorsque l’on est mené à l’échafaud s’il est plus digne de se laisser faire en stoïcien ou de protester et d’essayer de taper sur les gardiens jusqu’à ce qu’on y arrive. La dignité, c’est la légion d’honneur des cocus, c’est ce qui est attribué par les nantis aux pauvres types pour les remercier de fermer leurs gueules. Donc, je crois qu’avec ce discours il faut être extrêmement vigilant. Cette insertion sociale qui passe par le travail, en tous les cas est inadaptée aux clochards. Les clochards ne guérissent pas. Ils peuvent, certes, aller mieux si les soins qui leurs sont prodigués leur sont faits de manière intelligente et adaptée, ils peuvent contrôler un peu leur alcoolisme, contrôler un peu ces grands abandons d’eux-mêmes, mais ils ne vont pas devenir des sujets autonomes économiquement viables… Cela veut dire qu’au fond, la société les voit comme des gens transgressifs. Le clochard comme la prostituée comme le criminel est une des grande figure de la transgression sociale. C’est un des fantôme de la liberté. "On" imagine ce refus. C’est l’image du clochard philosophe ou médecin qui un jour où il en avait marre a choisi les délices du vin et de la méditation. Tout cela n’a évidemment rien à voir avec la réalité. C’est ignorer, mépriser totalement cette souffrance immense qui accompagne la vie à la rue. C’est quelque chose d’un fantasme aussi qui est véhiculé par notre malaise d’inclus. On doit finalement être bien malheureux, comme on doit souffrir dans nos rapports aux contraintes du fonctionnement social minimal pour imaginer que des gens vont choisir quelque chose d’aussi épouvantable que la vie à la rue de gaieté de cœur. Dans la réalité, on leur offre deux choses, l’hébergement d’urgence, une, deux, trois nuits ou les centres d’hébergement et de réinsertion social, six mois renouvelable une fois avec formation et remise au travail. Cette dernière alternative est pour eux totalement impossible. Généralement, ils ne sont même pas acceptés dans ces processus mais s’ils le sont, ils ne tiennent pas le coup très longtemps. Cela veut dire quoi ? Cela veut dire que l’hébergement d’urgence c’est une pratique sadique qu’il faut dénoncer comme sadique parce qu’elle est purement ponctuelle et qu’elle refuse de prendre en compte le fait qu’on est en face de situations chroniques. Prendre un type dans la rue, lui offrir une nuit et lui demander de partir le lendemain à sept heure, à des heures absurdement tôt, pour retourner dans la rue et … recommencer le soir, s’il y a de la place ou ailleurs ou à la saint glin glin. C’est exactement comme être sur le pont d’un cargo, de repêcher un naufragé qui est tombé à la mer, le sécher, le réchauffer, le nourrir et le lendemain matin le remettre dans l’eau. Il n’y a pas d’autre terme que celui de sadisme pour décrire de telles pratiques. Il faut absolument et je pense que c’est un objectif politique, qu’une possibilité d’hébergement à volonté soit l’un des droits de l’homme des plus fondamental.

No Pasaran :Vous dites n’avoir vu ou vécu aucun exemple de réinsertion quel que soit le type de dispositif mis en place ?

Patrick Declerck : Non.

No Pasaran : Il peut facilement apparaître même aux personnes qui travaillent dans ces dispositifs qu’il est impossible de remettre au travail les clochards. Mais il y a une autre chose très présente c’est la notion de "participation". On demande aux clochards de participer.

Patrick Declerck : Oui, c’est assez curieux ! Le RMI de ce point de vue est une mesure particulière. Le RMI, si on lit le texte de loi est, au fond, une subvention accordée par l’Etat en contre partie d’un désir avoué de travail. Il y a des commissions d’insertion locales pour cela qui sont le nouveau masque des notables locaux qui vont gérer le "plaisir des pauvres", c’est-à-dire qu’ils vont essayer de voir jusqu’à quel point on subventionne l’oisiveté. C’est une vieille, vieille question. Le vocabulaire, les termes changent mais les enjeux restent exactement les mêmes. Quelqu’un qui ne travaille pas porte le poids du soupçon d’oisiveté et donc, porte la question de la légitimité des aides qui vont lui être apportées. Est-ce qu’il est dans un désir pervers, dans une mauvaise utilisation de l’aide sociale, pourquoi ne travaille-t-il pas ? Il a à se justifier. D’où tout l’appareillage médico-social fliqué qui va consister à interroger les gens, à faire des rapports sur eux, à essayer d’évaluer leur désir profond de normalité. Ce n’est même pas une caricature. C’est la description exacte de toutes ces conversations qui ont lieu dans ces commissions sociales d’insertion.

image 315 x 227No Pasaran : Vous dites que le contrat thérapeutique souffre d’un paradoxe qui consiste à accepter de soigner un sujet malade à condition qu’il commence d’abord par guérir.

Patrick Declerck : Lorsqu’on est dans des formes d’hébergement à long terme ( 6 mois, 1 an ), le social oublie paradoxalement tout des notions les plus élémentaires de la psychiatrie. Une dépression, pour autant qu’elle soit traitable, c’est une prise en charge de 6 mois, 1 an, 2 ans. La prise en charge d’un malade alcoolique, c’est plusieurs années dans le meilleur des cas avec des cures, des rechutes. C’est très long, très compliqué. C’est aussi difficile de soigner un alcoolique qu’un héroinomane, il ne faut pas se faire d’illusion. Et tout ce poids, tout ce temps est balayé du revers de la main quand on se trouve en situation d’aide sociale. Là, on dit aux gens : vous allez être hébergé pour 6 mois, cela commence mardi prochain donc, à partir de mercredi matin, l’alcool c’est fini, on se lève à 7 heures, on travaille le matin, on mange à heures fixes, ceci, pour vous guérir. Il est tout de même paradoxal que, comme préalable à l’accès à un traitement, on demande finalement au sujet d’être guéri tout seul avant même de commencer. Si le sujet dysfonctionne, il est refoulé à l’extérieur du dispositif, il est rejeté à la rue. Là, il se dégrade, il recommence… Cela veut dire qu’on a un système qui structurellement vise à refouler les gens dans une précarité et dans une vie à la rue dont ils ne sortent jamais.

No Pasaran : pour revenir à cette question du clochard comme figure de la transgression, vous parlez à ce propos de "choix à payer" comme condition d’équilibre de l’ordre social. Autrement dit, la société fait payer aux clochards leurs transgressions de l’ordre social.

Patrick Declerck : Oui. Regardez, par exemple, ce qui s’est passé du côté de la réforme du code pénal. Le délit de vagabondage a été supprimé en 92. Très bien. Plus de ramassage obligatoire. Très bien. Que constate-t-on depuis. La prolifération d’une série d’arrêtés municipaux contre la mendicité qui permet à la police municipale de prendre les gens et de les déporter en dehors du centre ville et de les perdre dans la campagne. Ce qu’on a gagné d’un côté, on l’a perdu de l’autre.

No Pasaran : Vous avez, à ce propos, une phrase qui dit : il est nécessaire à l’ordre social que la vie des clochards soient difficiles.

Patrick Declerck : Oui, parce que la société a peur de créer des vocations. On sait très bien ce qu’est le RMI à Paris. Il permet soit de se nourrir, soit de se loger. Pas les deux. Il est des hôtels dont la vocation est de louer des chambres au mois dont le prix est indexé sur le RMI. Donc, on y laisse tout son RMI. Comment fait-on pour manger ? Il est évident que la discussion sur les montants du RMI est liée à cette question de l’oisiveté "subventionnée". Toujours est-il que dans les centres d’hébergement d’urgence, dans ce bricolage, tous les ans on se repose la question du froid, de l’hiver, de la mise à l’abri, des resto du cœur… Tout cela est très bien mais j’aimerais tout de même rappeler que personnellement je bouffe tous le jours, l’été aussi. Je dors tous les jours, j’utilise les toilettes tous les jours. Qu’en est- il de cette variation saisonnière de l’aide sinon ce que j’appelle de la "charité hystérique" qui consiste à ne penser qu’aux plus pauvres parmi les pauvres quand nous avons froid, lorsque nous sommes dans cette fantasmagorie de Noël ou des intempéries de l’hiver. Lorsque nous sommes en vacances, nous n’y pensons pas, tout va bien, il fait chaud. Sauf que les clochards sont face aux mêmes difficultés toute l’année, ils s’amenuisent tout l’été et meurent aux premiers froids.

No Pasaran : Vous abordez également la notion de relations perverses soignant-soigné ainsi que ce processus répétitif : 1- élaboration d’un processus thérapeutique. 2-mise en œuvre. 3- abandon.

Patrick Declerck : Souvent, le contrat ou projet thérapeutique s’élabore sur un malentendu. Un malentendu structurel qui part d’une volonté opératoire. On va "faire" quelque chose. On va soigner votre tuberculose, on va trouver des papiers, on va vous mettre au travail. Là encore, on n’analyse pas la dimension symbolique, défensive du discours de surface du type "je voudrais bien retrouver du travail, retrouver un fonctionnement normal, retrouver une famille”. On prend cela pour argent comptant. On ne mesure pas que ce discours de surface du clochard est une monnaie d’échange qui permet une identification du soigné au soignant. Cela permet de "dire" quelque chose. C’est très difficile de dire sa folie, dire sa différence. D’abord, il faut oser l’admettre. Il faut être suffisamment fort, structuré, capable d’admettre qu’on ne peut pas bien vivre. Laissez-moi vous raconter l’histoire de Raymond. Raymond travaillait à Nanterre. Il avait donc été amené par la police dans l’hébergement d’urgence. Puis, il était passé à une forme d’hébergement plus stable au centre. Il travaillait en salle de garde de l’hôpital où il servait. Je le connaissais, j’avais avec lui une relation… pas d’amitié mais de complicité. Un jour, je rentre d vacances, je ne le vois plus. Je pose des questions et l’on me dit : il est mort devant l’hôpital. J’ai voulu, alors, reconstituer son histoire. J’ai retrouvé les documents, les rapports, son dossier pour reconstituer ce qui lui était arrivé. Et, ce qui lui est arrivé, c’est une parabole. Il avait 44 ans, il était gentil, aimable. Il travaillait bien à Nanterre, dans les murs de l’asile, dans les murs de l’institution. Alors, on s’est dit : Raymond, c’est un garçon très bien, il est encore relativement jeune, il n’est pas encore trop abîmé, il doit pouvoir fonctionner dans la société. Donc, on le voit dans les premiers rapports, il est convoqué chez la psychologue, chez le psychiatre, chez le médecin, chez le travailleur social et les rapports tombent : bon pour le service du travail. Parallèlement, on voit que Raymond se doute de quelque chose et il recommence à picoler. On voit donc, ensuite, des rapports contre lui qui a été pris en état d’ivresse, etc… Mais la machine de normalisation est en place et finalement au bout de quelques semaines, on le convoque et on lui dit : Voilà, Raymond, on est très contents de vous, voulez- vous bénéficier d’un stage de formation à l’extérieur qui va vous permettre d’aller vivre dans la société. Qu’est-ce qu’il dit Raymond ? Il dit : Oui, merci Madame, merci beaucoup, très honoré. Qu’est-ce que vous voulez qu’il dise : non, je suis trop fou, trop taré, trop faible pour pouvoir supporter autre chose que la vie asilaire ? Non, cela ne lui est pas possible, alors il dit : oui, merci beaucoup. On l’envoie en stage. Cela dure 48 heures et il casse tout lien. Il quitte l’institution. Il retourne dans la rue et on le retrouve ramassé par la police, enregistré du côté "clochard gravement alcoolisé" et on le retrouve quelques semaines plus tard, mort de froid dans l’abri-bus, devant l’hôpital de Nanterre à 15 mètres de l’entrée. Voilà l’histoire d’un homme qui, en quelque sorte a été "assassiné pour son bien" par des gens de bonne volonté et la République est sauve.

Propos recueillis et transcrits par Fioul

*du latin res qui signifie la chose


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