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Le poulet nouveau est-il arrivé ? Nouveaux policiers et nouveaux dangers
Le consensus sécuritaire se
construit depuis le début des années 1990 et
s’est déployé dans la quasi-totalité
de la classe politique (cf. No Pasaran n33) ; mais cette
homogénéité apparente dans le traitement
politique de la notion entraîne de fait de nombreuses
modifications moins directement perceptibles en
particulier dans la définition du travail policier et du
danger qu’il est censé combattre. Deuxième
partie de l’entretien avec Laurent Bonelli, chercheur en
sciences politiques au Groupe d’analyse politique de
l’université de Paris X-Nanterre et au Centre
d’études sur les conflits (www.conflits.org).,
à l’occasion de la sortie d’une nouvelle
édition de La Machine à punir (éd.
Dagorno).
No Pasaran : Selon toi,
c’est donc la même logique qui
préside aux politiques sécuritaires
depuis le début des années 1990 ?
Laurent Bonelli : C’est
vrai pour ce qui concerne la petite délinquance
ou la sécurité urbaine. On a franchi des
caps, les différentes lois (LSQ, LSI, etc.) ont
repoussé les limites, mais il y a une
véritable continuité. En même
temps, et c’est là que les choses
changent, la question de la sécurité
urbaine s’est largement autonomisée. Elle
tend à devenir une question en soi et pour soi.
D’où des tensions, y compris au sein de la
police, sur la définition du métier et
des tâches auxquelles renvoient le terme de
sécurité.
En quoi est-ce que ça se
différencie du classique phénomène
de la guerre des polices ?
Le phénomène
guerre des polices n’est
évidemment pas nouveau, mais là où
il y avait des rivalités entre services, on
observe maintenant des oppositions entre modèles
d’excellence. Auparavant, il y avait globalement
consensus sur le fait que le grand criminel faisait le
grand policier. Aujourd’hui, on observe des
luttes entre deux pôles radicalement
opposés : l’un faisant avec
l’appui objectif de certains élus
des petits désordres urbains la priorité
absolue de l’action policière ;
l’autre désignant sur la
criminalité organisée, la
délinquance transfrontalière ou le
terrorisme international,
comme les principales menaces
pour nos sociétés.
Bref, et pour paraphraser notre
cher premier ministre, il y aurait un écart de
plus en plus grand entre une police d’en bas,
presque assimilable à la police de
proximité prônée par les
socialistes, et une police d’en haut,
noble, qui traiterait de questions comme
la drogue, le terrorisme, etc. ? Un écart issu
de représentations concurrentes de ce
qu’est un policier ?
D’abord, il faut tordre le
coup à l’idée de police de
proximité. Ce n’est jamais qu’une
nouvelle tentative pour importer la community policing
de Grande-Bretagne ou du Canada. Elle a des
ancêtres, avec les îlotiers
mis en place au début des années 1980,
avec l’arrivée de la gauche au pouvoir et
l’idée que la police devait être
plus proche des gens. Concrètement, ça
donne quoi dans les services de police ? Ce travail est
perçu comme la dernière des tâches
policières. C’est-à-dire qu’on met
à l’îlotage hormis quelques
volontaires qui y croient les bras
cassés, ceux qu’on ne veut pas dans
d’autres services.
Quand le gouvernement de Lionel
Jospin lance en 1997 l’idée de la police
de proximité, ça fait vingt ans que cette
image traîne dans la police. Et ce genre
d’idée, on ne s’en débarrasse
pas comme ça. Conséquence, c’est
quoi la police de proximité ? Une patrouille
avec policier avec une barrette,
c’est-à-dire un jeune qui est sorti de
l’école de police depuis moins d’un
an, et deux ou trois adjoints de
sécurité, donc des gens qui ne sont pas
policiers. Patrouille qui s’arrête
à cinq heures de l’après-midi,
avant que com
mencent réellement les
désordres qu’elle est censée
contenir Ensuite, intervient la BAC [Brigade
anticriminalité], avec d’autres
méthodes, qui effectue environ 80% des
arrestations de la police nationale Une anecdote
pour mesurer l’impact de la police de
proximité : je demandais à un jeune ce
que son introduction dans son quartier avait
changé, sa réponse a été :
ben maintenant quand la BAC me tape dessus, elle
m’appelle par mon prénom.
C’est tout. La police de proximité
était mort-née.
Pour revenir sur les tensions
entre les modèles policiers, il ne faut pas
poser la question dans les termes qui a raison, qui a
tort. Il n’existe en effet pas de
vérité sur le monde social,
hors des luttes pour dire sa
vérité. Et les
métiers policiers sont traversés par ces
luttes pour définir ce qui fait
peur, en fonction des identités
professionnelles de chacun. Depuis vingt ans, profitant
de l’intérêt politique pour la
question, les policiers s’occupant de
sécurité urbaine, qui occupaient
traditionnellement les positions
dévalorisées de la hiérarchie
policière, ont mené campagne pour la
transformer et ériger leurs missions en nouvelle
norme d’excellence. Et bien sûr demander
plus de moyens Ce qui ne se fait pas sans
résistances de la part de la police judiciaire,
ou de la police de renseignement, qui tentent de
maintenir leur rang. Ces résistances vont se
déporter du niveau national vers le niveau
européen, avec la lutte contre le crime
organisé ou le terrorisme
international. Beaucoup d’officiers se
portent vers Europol par exemple, ou d’autres
organes de coopération internationale. Pour les
mêmes raisons et de la même façon
que les policiers de sécurité urbaine,
ces policiers vont construire des discours
apocalyptiques, sur le crime transfrontalier, et sur le
lien entre immigrés et
terrorisme, qui
vont connaître un grand
succès après les attentats du 11
septembre 2001 aux Etats-Unis, et plus récemment
ceux du 11 mars 2004 à Madrid.
Mais qu’y a-t-il de
vraiment nouveau là-dedans ? Plusieurs travaux
d’archéologie du discours
sécuritaire, dont certains des tiens,
démontrent qu’au début des
années 1990, le thème de la
sécurité urbaine a été
poussé par des luttes internes à
l’institution policière, avec par exemple
l’apport déterminant des RG qui se sont
redéployés du renseignement politique aux
banlieues pour prouver leur importance et leur
efficacité.
Un des acquis des sciences
sociales, c’est que les institutions ont tendance
à construire les problèmes dont elles ont
a priori les solutions. Les agences de
sécurité ont des savoir-faire ; quand ils
ne fonctionnent plus, elles construisent des
problèmes, à partir
d’éléments réels, mais en
les agençant de telle façon
qu’elles puissent se présenter comme la
solution à employer. Elles construisent leur
légitimité, à partir de leurs
savoir-faire.
Or aujourd’hui, les Etats
occidentaux sont confrontés à de
nouvelles formes de violence politique. Je parle de
violence politique et pas de terrorisme, tout
simplement parce que le terrorisme n’existe pas.
C’est uniquement une qualification politique, ou
plutôt une disqualification politique et ce
n’est que comme cela que le terme peut se
comprendre et s’utiliser. Les dirigeants du FLN
algérien, Yasser Arafat, les résistants
français au nazisme et bien d’autres ont
tous été définis comme terroristes
en leur temps, par leurs adversaires.
Les Etats ont tous des traditions
de régulation de la violence politique,
où coexistent répression policière
voire militaire mais aussi
négociations politiques, compromis, engagements
réciproques, etc.
Jusqu’à
présent, la violence politique se divisait
schématiquement en deux types de luttes :
nationalistes et de classe. L’irruption, sur le
territoire même d’Etats occidentaux, de
massacres de masse indifférents à la
condition des victimes constitue un fait nouveau. Ce
qui pose problème à la fois aux hommes
politiques et à la police. Quelles sont les
motivations de ces attentats ? De fait, on n’en
sait pratiquement rien, pas plus d’ailleurs que
des groupes qui les ont menés.
Les services de renseignements
sont désemparés face à des groupes
numériquement très faibles, sans base
sociale ou territoriale définie, qui agissent
sous le label Al Qaïda. A la différence
d’autres groupes clandestins, pour lesquels ils
avaient des interlocuteurs identifiables
liés aux mouvements eux-mêmes, à
des vitrines politiques, ou à des gouvernements
leur apportant leur soutien ce type de
radicalisme musulman apparaît pour les agences de
renseignement comme un ennemi anonyme et sans visage. La lutte antiterroriste tend
de la sorte à se limiter à sa dimension
coercitive, les agences de renseignement voyant dans la
neutralisation physique des réseaux le seul
moyen d’empêcher leur passage à
l’acte. De là, les plaidoyers pour la mise
en place de moyens d’exception, qu’ils
soient policiers ou judiciaires et l’attention
soutenue portée aux communautés
musulmanes nationales, qui restent toujours suspectes
de faire primer une identité
islamique sur une identité
nationale et de constituer une cinquième
colonne du terrorisme.
Ça fait penser aux
discours sécuritaires réactionnaires
prônant la tolérance zéro, comme
ceux de Sébastien Roché, qui affirmait
l’existence d’une continuité entre
l’incivilité et la grande
criminalité, voire le terrorisme. Avec
l’introduction de la procédure du
profilage, comme détection a
priori du délinquant
Oui, la reconstruction de la
vision policière du monde passe largement par
l’introduction du profilage
c’est-à-dire l’élaboration de
figures-types d’individus susceptibles de passer
à l’acte. Représentation qui se
construit sur une base double : d’une part
l’idée que des profils sociaux ou
psychologiques permettraient de repérer a priori le
criminel, d’autre part que l’observation
systématique des proches (proximité
aussi bien sociale que
culturelle, politique ou affective) permet de
construire et de repérer ces profils. Deviennent
ainsi révélateurs un certain nombre de
critères être étranger, de
préférence d’origine musulmane,
avoir un bon niveau d’études, faire de
fréquents voyages à
l’étranger, en particulier à
Londres, etc.
Le profilage repose en fait sur
une base bien peu solide. En effet les données
qui permettent de construire les profils proviennent
d’un échantillon statistique faible (les
individus coupables et connus), que l’on
étudie et dont les points communs fondent une
généralisation qui risque bien
d’être abusive. Pour caricaturer, si on
prend dix héroïnomanes, dont le seul point
commun est sans doute d’avoir bu du lait dans
leur enfance : selon cette logique il faudrait
surveiller massivement tous ceux qui ont bu du lait...
C’est oublier une règle sociologique de
base, qui veut que les mêmes causes ne produisent
pas les mêmes effets selon les individus. On
retombe au XIXe siècle, avec Lombroso, la
théorie de l’homme criminel
Justement, il y a là un
parallèle intéressant à faire.
Lombroso, c’est aussi l’époque phare
de la théorie des races biologiques ce
que le discours criminel décalque en criminel
biologique, biologiquement déterminé.
Depuis les années 1970, on a vu fleurir le
discours qu’on a dit
différentialiste, qui renouvelle
le racisme en donnant une base culturelle à la
xénophobie. Et, comme par hasard, se
développe parallèlement un discours
criminel définissant l’ennemi en termes
non seulement social (classes laborieuses,
classes dangereuses), mais surtout
culturel
Ce que tu dis est tout à
fait central. Aujourd’hui, la figure type du
risque, c’est le jeune musulman. Il est à
la croisée des peurs : jeune homme,
maghrébin et potentiellement musulman.
Première peur, celle du
jeune délinquant, fils du travailleur
immigré qui ne se pense plus ni comme ouvrier,
ni comme immigré, mais qui ne trouve pas pour
autant sa place dans la société. Seconde
peur, celle du musulman, potentiellement distinct du
délinquant, on ne sait pas trop Sauf
qu’il serait d’autant plus dangereux
qu’il aurait trouvé d’autres
affiliations, particulièrement inacceptables en
France : même si elle n’est pas terroriste,
son affilia
tion est musulmane, pas
républicaine on touche là le
vieux fond laïc et centraliste. Danger
délinquant, danger terroriste, danger
communautaire on pourrait en rajouter encore,
le danger démographique par exemple tout
converge dans cette figure floue.
Or ce flou est
opérationnel, particulièrement dans le
cadre européen : pour se mettre d’accord,
les Français ne vont pas dire on a des
problèmes avec les Algériens, les
Anglais nous avec les Pakistanais, les
Allemands nous avec les Turcs : tous vont
dire nous avons des problèmes avec les
immigrés, ou avec les
musulmans. A partir de ce flou, on va construire
des profils, à travers la mise en uvre de
mécanismes pseudo-scientifiques. J’emploie
à dessein ce terme méprisant, car ce type
de discours fait volontairement fi des acquis des
sciences sociales, qui toutes montrent la
singularité des parcours de ceux qui sont
passé à l’acte, comme Moussaoui, ou
Kelkal
D’autant que ces peurs
jouent sur une spécificité
française de longue durée la
présence massive d’immigrés
musulmans en France. L’importance accordée
au critère musulman par les
services de renseignement est d’ailleurs
liée aux manifestations de l’islam
politique. Ça commence à la fin des
années 1970, avec la révolution
iranienne, mais ne prend de l’ampleur
qu’avec les problèmes de
l’Algérie dans les années 1990
avec, toujours, les mêmes questions : la
France abrite-t-elle une cinquième colonne,
sert-elle de base logistique, etc. La situation est
différente en Espagne, par exemple.
Jusqu’aux attentats du 11 mars, les services
espagnols se n’accordent qu’une très
faible attention à l’islam politique. Ce
qui les intéresse, c’est l’ETA.
Aujourd’hui on a donc
concordance entre des manifestations internationales de
l’islam politique, une présence massive
d’une immigration de peuplement et,
conséquence logique, l’apparition de
revendications communautaires. Et on glisse
perpétuellement d’un niveau à
l’autre, grâce à un background
intellectuel tout à fait nouveau, qui permet de
lier
ces différents aspects
dans un même phénomène, background
issu de la reconversion d’un certain nombres de
stratèges dans le contexte de
l’après-guerre froide - je pense en
particulier à Samuel Huntington, à sa
théorie du clash des civilisations. On a
assisté, à partir du début des
années 1990, à
l’élaboration, voulue, pensée,
d’un nouvel ennemi global : l’islam,
posé comme homogène, conquérant,
fondamentalement hostile, inassimilable et
irréconciliable, qui a pour lui la force
démographique, la violence et le fanatisme.
Et les médias
institutionnels jouent un rôle crucial dans la
diffusion de cette image et l’entretien de cette
confusion
En effet, l’étude,
même simple, d’un journal
télévisé est finalement assez
intéressante. Vous vous apercevez que
sans transition, effectivement, on passe
d’un jeune maghrébin qui a agressé
une vieille dame, aux attentats du Hamas en Palestine
ou à un attentat à Bali. Et le point
important, c’est que ça se fait
effectivement sans transition, sans avoir
eu l’impression de changer de sujet.
Pour en revenir à
l’idée du profilage, n’y a-t-il pas
là une contradiction entre le postulat
sociologique sur lequel repose cette pratique (un
certain déterminisme social, culturel) et
l’idéologie de l’acteur rationnel,
figure centrale du discours sécuritaire, avec
son corollaire, la responsabilité ?
Oui, mais les discours politiques
ou criminels n’en sont pas à une
contradiction près. Ce qui pose surtout
problème aux acteurs sécuritaires,
c’est la légitimité de
l’action proactive. Contrairement à
l’image classique du travail policier, sous la
forme de pompier du crime, elle pose que
l’intervention doit avoir lieu en amont, avant
même qu’un délit soit commis. Or,
même sans être extraordinairement
légaliste, il me semble qu’il y a une
contra
diction entre le postulat de l’Etat
de droit, qui doit s’appliquer même au dernier des
salauds, et un certain nombre d’événements,
comme à Vénissieux récemment, mais aussi
ailleurs en Europe, où on expulse des imams, non pour
avoir commis des délits, mais pour avoir tenu des propos
ressentis à juste titre comme moralement insupportables.
Le camp de Guantanamo est un autre exemple parlant de ce
phénomène. Il incarne le fantasme ultime du
renseignement : enfermer des suspects présumés en
s’affranchissant des garanties juridiques
élémentaires qui les protègent. Or,
Guantanamo a des traductions nationales beaucoup plus
importantes qu’on ne le croit. En Grande Bretagne,
l’Antiterrorism, Crime and
Security Act, de décembre
2001, a permis la mise en détention illimitée de
personnes suspectes d’être des terroristes
internationaux, sans que leur culpabilité n’ait
été juridiquement établie. En France, la
loi Perben II a accru considérablement les droits
policiers aux dépends de ceux de l’individu et de
la défense. La figure du suspect devient plus importante
que celle du coupable. Ou, pour le dire autrement, les logiques
du renseignement (la suspicion) l’emportent sur celles du
judiciaire (l’administration de la preuve).
Or, ce basculement est possible parce que
ces mesures touchent d’abord des groupes dont on a
publiquement construit l’altérité
irréductible, la monstruosité collective et la
dangerosité. Après les attentats du 11 mars de
Madrid, le journaliste Dominique Bromberger déclarait
par exemple dans sa chronique sur France Inter : Que reste-t-il à dire ce matin ?
[] Si l’incompréhension domine devant une telle
conduite, c’est que nous n’avons pas encore compris que ceux
qui s’attaquent à nous le font de cette façon
parce qu’ils sont radicalement différents de nous. Selon
l’expression de Xavier Raufer, nous sommes modernes,
libéraux, jouisseurs, prudents. Leurs valeurs à
eux sont celles du sang, de la tradition, de l’enracinement.
Leurs idoles sont des guerriers, des guides spirituels ou des
héros. Les nôtres sont des entrepreneurs, des
artistes ou des savants. Il s’agit là de deux mondes
entièrement différents. L’indignation et
l’horreur qui nous saisissent ne veulent rien dire pour ceux de
l’autre monde. Sans
commentaires Le racisme le plus pur passe
aujourd’hui par ce type de canaux et est
crédité par ces pratiques policières et
judiciaires. Or, quelque soient les actes commis par un
individu, c’est précisément la
capacité à garantir une égalité
juridique et une justice équitable qui fondent les Etats
de droit. L’exceptionnalisme policier est en train
d’en détruire les bases.
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