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AccueilJournalNuméros parus en 2004N°35 - Décembre 2004 > Entretien avec Laurent Bonelli 3 - ème partie - Conséquences - de la loi Perben II

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Entretien avec Laurent Bonelli 3 - ème partie - Conséquences - de la loi Perben II




Après l’analyse du consensus sécuritaire dans la classe politique (NP n33) et l’étude des nouvelles formes de travail policier (NP n34) Laurent Bonelli aborde la loi Perben II. Le vote et la mise en application n’ont rencontré que des résistances disparates, soit par manque d’information soit par accord tacite, quoiqu’en disent les adorateurs béats du peuple, qui est ni « bon », ni « mauvais » d’ailleurs. Au-delà de ces qualificatifs judéo-chrétiens inopérants, la population agit par intérêt : s’il n’y a pas de perspectives dans les luttes sociales une part importante de la population se replie sur l’adhésion aux politiques sécuritaires. Si la loi Perben II est là pour a priori s’attaquer aux « bandes criminelles » et réseaux « terroristes », avec tout le flou qu’englobent ces notions (voir conclusion de l’article), en dehors de toute conception des droits humains, avec une forte dose d’arbitraire, elle pourra sans problème se transposer à la lutte contre les militants « alternatifs » et anticapitalistes si le besoin s’en faisait sentir, pour protéger les intérêts des Etats et des capitalistes, et si ça ne se fait pas déjà Citoyen de quoi et pour quoi ?
No Pasaran : Dans le contexte de la loi Perben II, est-ce qu’on ne voit pas la mise en uvre au niveau des institutions, et notamment de l’institution judiciaire, de l’idée qu’il faut établir comme priorité ce qui est qualifié de terrorisme et de crime organisé ?
Laurent Bonelli : La loi Perben II est sans doute la loi la plus policière qui n’ait jamais été votée dans notre pays. Quiconque a fait un peu de droit sait que le système français, en principe, est « garantiste » : c’est à dire qu’à la fois on poursuit des gens mais on doit leur garantir le droit de se défendre. La loi Perben II n’est absolument pas « garantiste », au contraire. Pour le dire rapidement, c’est la prime donnée au parquet et donc par conséquent, de plus en plus, à la police. Un certain nombre de limitations des pouvoirs policiers
disparaissent : on peut infiltrer des policiers, ils ne sont plus responsables pénalement des actes délictueux qu’ils ont commis. C’est les perquisitions de nuit au domicile. C’est l’intégration de caméras dans les appartements, etc. On utilise un contexte, qui est celui de l’après-11 septembre, pour dire qu’il faut permettre des interceptions de tout, qu’il faut élargir à outrance les pouvoirs de la police. Evidemment, c’est une loi qui est très bien accueillie par les policiers puisque leurs revendications historiques sont la limitation des pouvoirs de la justice. En gros : « Nous, on veut pouvoir faire ce qu’on veut, sans avoir sur le dos un juge qui nous emmerde en nous
rappelant constamment ce qu’on a le droit de faire ou de ne pas faire ». Et ces revendications, que vous retrouvez dans le discours de la police au XIXème siècle, trouvent aujourd’hui dans la loi Perben II une consécration assez évidente.
Là, on touche à quelque chose de symptomatique de la loi Perben II. C’est justement en modifiant le contrôle de la justice sur la police (parce qu’en France la police judiciaire est sous contrôle de la justice), en limitant le contrôle du juge, en autorisant tout un tas de procédures par le biais du procureur, qu’on augmente le pouvoir de la police. La justice abdique alors ses prérogatives à la police.
On a parlé tout à l’heure des différents métiers policiers. [dans l’article du numéro précédent] Cette diversité signifie qu’il y a des socialisations différentes et pas seulement des services différents. Ce qui oppose fondamentalement les Services de Renseignement et la Police Judiciaire, c’est la conception même de leur métier. Qu’est-ce qui les oppose ? J’ai mené un travail sur les Renseignements Généraux, où je me suis aperçu que l’on a moins de 10% des RG qui passent en police judiciaire. On a là une parfaite permanence des carrières, ce qui prouve bien que ce n’est pas le même métier. On ne passe pas de l’un à l’autre. D’un coté vous avez des gens (le Service de Renseignement) qui doivent fournir des informations sur des individus ou des groupes dans le cadre de processus de négociation politiques, de l’autre vous avez la PJ qui, elle, doit fournir des preuves dans le cadre d’un procès. Elle doit être capable de prouver que Mr X a fournit des explosifs à Mr Y. Et non pas que Z (dont je tais l’identité parce que c’est un informateur des services de Renseignement) m’a dit que X aurait peut être fourni des explosifs à Y. On voit bien que ce n’est pas du tout la même démarche.
D’accord pour cet état des lieux des rapports entre la justice et la police à travers
la loi Perben II. Mais concernant toute sa dimension antiterroriste, quelle est ton analyse ?
La France s’est dotée dès 1986 d’une législation antiterroriste très dure. L’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste permet de mettre en prison préventive, pour des durées allant jusqu’à deux ans, des gens dont le seul tort est d’avoir leur numéro de téléphone dans l’agenda d’un individu impliqué dans des activités clandestines. Et en matière de « terrorisme islamiste », les juges de la 14e section (Jean Louis Bruguières, ou Laurence Levert notamment), ne se sont pas privés d’incarcérer des centaines de gens qui ont étés ensuite blanchis au procès. C’est même une stratégie que revendique Bruguières : celle du « coup de pied dans la fourmilière ». Il pense en effet que ces vastes coups de filet certains diraient rafles désorganisent les réseaux, et qu’importe si des gens innocents ou peu impliqués paient cette stratégie par une privation de liberté. C’est d’ailleurs ce qui explique qu’en matière de « terrorisme islamiste » le ratio entre les gens qui passent devant les tribunaux et les gens condamnés soit d’une grande faiblesse. Mais je crois qu’aujourd’hui les choses vont plus loin, qu’on est entrés dans une autre logique. On assiste à une victoire des logiques de renseignement sur celles judiciaires. On va condamner, ou expulser des gens (par exemple des imams), arrêter des gens pour trouble à l’ordre public, non sur la base de preuves et de délits, mais sur la base de présomptions.
Ne risque-t-on pas alors de tomber dans un Etat totalitaire dans le sens où la police se retrouve à être de plus en plus une police de renseignement, du type KGB, en allant très vite, c’est à dire une police toute puissante et qui n’a pas besoin de rendre de compte à qui que ce soit.
Je ne dirais pas les choses comme ça. J’ai toujours un problème avec la notion d’Etat totalitaire. Je crois plutôt qu’on voit se dessiner, et ça me paraît beaucoup plus net et plus prégnant, le fait que dans les régimes libéraux (France, Espagne, Angleterre, etc.) on voit se développer des pratiques illibérales. C’est à dire que des régimes qui restent libéraux pour un certain nombre de citoyens, cessent de l’être pour d’autres. Tout le monde n’est pas touché par ces mesures illibérales. Il y a tout un tas de gens qui échappent parfaitement à ces logiques de surveillance. Il y a toujours des gens pour qui, globalement, ça continue à bien se passer. Pour les autres, par contre, la suspicion devient la norme Et comme par hasard, ces pratiques concernent des populations qui sont les plus faibles économiquement, politiquement, etc. C’est à dire que se sont les gens qui occupent les situations en bas de l’échelle sociale qui vont être touchés par ces pratiques judiciaro-policières. C’est ça qui est véritablement moteur. Nous ne sommes plus dans une
« simple » criminalisation des comportements liés à la misère : nous assistons à une redéfinition de la gestion politique de ceux que Zygmut Baumann1 appelle les « surnuméraires », ceux qui sont en trop pour les système de production capitaliste. Ca vaut tout autant pour le « jeune de cité », qui va devoir subir des contrôles policiers à répétition et sera jugé en comparution immédiate s’il a commis un délit, que pour l’immigré sans-papier qui risque de connaître les camps de rétention (comme Sangatte)
On a détruit Sangatte.
Oui, car Sangatte cristallisait trop de problèmes, mais on a pas détruit les camps de rétention, loin s’en faut, on les a même multipliés2 ! Dans ces camps, le droit n’existe pas : ni le droit judiciaire, ni même le droit administratif
Y’a éventuellement les droits de l’homme qui peuvent essayer de s’appliquer comme pis-aller par l’introduction d’association comme la CIMADE, non ?
La CIMADE fait un très bon travail dans les camps mais ce travail est forcément limité car elle a très peu de pouvoir. D’un coté on a la justice d’abattage pour les pauvres dans les chambres de comparution immédiate et de l’autre, l’exclusion à la limite ou en dehors du légal : zones de non droit pour les étrangers, centres de rétention pour les immigrés, renforcement des contrôles policiers pour les autres. On dessine par-là un univers qui touche de plus en plus de gens, ceux qui sont considérés comme « déviants » par rapport à une norme idéale qui serait la norme républicaine. On est face à un processus de normalisation, qui vise à se substituer aux anciens dispositifs disciplinaires, que constituaient encore jusqu’au début des années 1980 l’usine ou l’école.
Là tu opère un glissement entre la notion de norme républicaine et Etat libéral. Ce n’est pas nécessairement la même chose, la république et le libéralisme.
Ce n’est pas la même chose mais en France c’est confondu. Mais il faut faire attention, je parle là du libéralisme dans le sens politique du terme, plutôt dans son acception anglo-saxonne qui ne recouvre pas forcément le libéralisme économique.
Tu dis que ça touche uniquement la frange anormale ?
L’idée principale c’est qu’il y a deux poids, deux mesures. D’une part il y a des groupes qui seront systématiquement contrôlés et d’autres non. Une des tensions majeures du capitalisme actuellement c’est la tension entre la liberté de circulation des personnes et des capitaux d’une part et les impératifs de sécurité d’autre part. Liberté de circulation pour les capitaux et pour les riches, les « hommes utiles ». Actuellement il est impensable de maintenir un homme d’affaire dans un aéroport afin de procéder à sa fouille. Ainsi, on s’est aperçu que les mesures de contrôle ultra renforcé mises en place juste après le 11 septembre 2001
aux Etats-Unis n’ont duré qu’une semaine parce que c’était invivable.
En même temps, impératif de sécurité afin d’être sûr que ceux qui n’ont pas à rentrer ne rentrent pas. Ce sont les logiques de contrôle en amont, avec le visa Schengen qui rend très compliqué le simple fait d’entrer dans l’espace Schengen3 et celles aux frontières avec le développement des systèmes de radars, de caméras infrarouge, etc. le long des côtes méditerranéennes (en Espagne et en Italie notamment).
Je crois qu’à ce niveau-là, il y a une vraie différence entre ceux qui font partie des échanges et ceux qui en sont exclus et qui restent bloqués dans le « local ».
Il y aurait par là renforcement de ce qu’on a pu appeler l’ « apartheid social », avec d’un côté le riche utile et de l’autre le pauvre inutile ; chacun chez soi. Et tout cela, source d’activité économique.
Attention, il y a des pauvres utiles. Il y a notamment une fonctionnalité d’un certain nombre de sans-papiers dans l’économie occidentale. Il suffit de voir des secteurs d’activité comme le bâtiment ou la cueillette des fruits. Plus généralement, la double tension à laquelle sont confrontés nos gouvernements est à la fois cette opposition « mobiles » / « immobiles », on l’a vu, et celle qui fait que les dispositifs qui favorisent la mobilité, peuvent également favoriser des groupes « criminels » ou « terroristes ». Comment faire la différence parmi les gens « hypermobiles » entre un « bon » homme d’affaires, dont le seul crime sera de délocaliser et de jeter à la rue des centaines de familles (ce qui n’est pas répréhensible, et est plutôt vu comme une vertu) et une série d’individus préparant des attentats, levant des fonds ou organisant des circuits de recrutement pour des groupes clandestins ? Comment différencier le blanchiment « sale » des cartels mafieux du blanchiment « propre » des grands groupes industriels comme ENRON par exemple. C’est très intéressant de voir comment le GAFI, qui est en charge de cette lutte, prend des précautions à n’en plus finir pour montrer qu’il poursuit bien les groupes criminels et non pas les grandes entreprises
Tout ceci doit attirer notre attention sur le fait qu’il n’existe aucun caractère naturel de la délinquance et de l’illégalisme. Chaque époque code et recode ce qui est tolérable de ce que ne l’est pas, en fonction de l’état des rapports de forces, tant productifs que politiques.

Retranscription et mise en forme :
Kanine et Anthropos

1 Bauman Z. Le coût humain de la mondialisation, Hachette, Paris 1999.
2 Voir la carte dressée par le réseau Migreurop visible sur www.migreurop.org
3 Voir notamment les numéros 49 et 50 de Cultures et Conflits, « La mise à l’écart des étrangers : la logique du visa Schengen », accessibles sur www.conflits.org


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