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> Entretien avec Laurent Bonelli 3 - ème partie - Conséquences - de la loi Perben II
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Entretien avec Laurent Bonelli 3 - ème partie - Conséquences - de la loi Perben II
Après l’analyse du consensus
sécuritaire dans la classe politique (NP n33) et
l’étude des nouvelles formes de travail policier
(NP n34) Laurent Bonelli aborde la loi Perben II. Le vote
et la mise en application n’ont rencontré que des
résistances disparates, soit par manque
d’information soit par accord tacite,
quoiqu’en disent les adorateurs béats du peuple,
qui est ni « bon », ni « mauvais »
d’ailleurs. Au-delà de ces qualificatifs
judéo-chrétiens inopérants, la population
agit par intérêt : s’il n’y a pas de
perspectives dans les luttes sociales une part importante de la
population se replie sur l’adhésion aux politiques
sécuritaires. Si la loi Perben II est là pour a
priori s’attaquer aux « bandes criminelles » et
réseaux « terroristes », avec tout le flou
qu’englobent ces notions (voir conclusion de
l’article), en dehors de toute conception des droits
humains, avec une forte dose d’arbitraire, elle pourra
sans problème se transposer à la lutte contre les
militants « alternatifs » et anticapitalistes si le
besoin s’en faisait sentir, pour protéger les
intérêts des Etats et des capitalistes, et si
ça ne se fait pas déjà Citoyen de
quoi et pour quoi ?
No Pasaran : Dans le contexte de
la loi Perben II, est-ce qu’on ne voit pas la
mise en uvre au niveau des institutions, et
notamment de l’institution judiciaire, de
l’idée qu’il faut établir
comme priorité ce qui est qualifié de
terrorisme et de crime organisé ?
Laurent Bonelli : La loi Perben II est sans doute la loi la
plus policière qui n’ait jamais
été votée dans notre pays.
Quiconque a fait un peu de droit sait que le
système français, en principe, est
« garantiste » : c’est à dire
qu’à la fois on poursuit des gens mais on
doit leur garantir le droit de se défendre. La
loi Perben II n’est absolument pas
« garantiste », au contraire. Pour le dire
rapidement, c’est la prime donnée au
parquet et donc par conséquent, de plus en plus,
à la police. Un certain nombre de limitations
des pouvoirs policiers
disparaissent : on peut infiltrer
des policiers, ils ne sont plus responsables
pénalement des actes délictueux
qu’ils ont commis. C’est les perquisitions
de nuit au domicile. C’est
l’intégration de caméras dans les
appartements, etc. On utilise un contexte, qui est
celui de l’après-11 septembre, pour dire
qu’il faut permettre des interceptions de tout,
qu’il faut élargir à outrance les
pouvoirs de la police. Evidemment, c’est une loi
qui est très bien accueillie par les policiers
puisque leurs revendications historiques sont la
limitation des pouvoirs de la justice. En gros :
« Nous, on veut pouvoir faire ce qu’on veut,
sans avoir sur le dos un juge qui nous emmerde en nous
rappelant constamment ce
qu’on a le droit de faire ou de ne pas
faire ». Et ces revendications, que vous retrouvez
dans le discours de la police au XIXème
siècle, trouvent aujourd’hui dans la loi
Perben II une consécration assez
évidente.
Là, on touche à
quelque chose de symptomatique de la loi Perben II.
C’est justement en modifiant le contrôle de
la justice sur la police (parce qu’en France la
police judiciaire est sous contrôle de la
justice), en limitant le contrôle du juge, en
autorisant tout un tas de procédures par le
biais du procureur, qu’on augmente le pouvoir de
la police. La justice abdique alors ses
prérogatives à la police.
On a parlé tout à
l’heure des différents métiers
policiers. [dans l’article du numéro
précédent] Cette diversité
signifie qu’il y a des socialisations
différentes et pas seulement des services
différents. Ce qui oppose fondamentalement les
Services de Renseignement et la Police Judiciaire,
c’est la conception même de leur
métier. Qu’est-ce qui les oppose ?
J’ai mené un travail sur les
Renseignements Généraux, où je me
suis aperçu que l’on a moins de 10% des RG
qui passent en police judiciaire. On a là une
parfaite permanence des carrières, ce qui prouve
bien que ce n’est pas le même
métier. On ne passe pas de l’un à
l’autre. D’un coté vous avez des
gens (le Service de Renseignement) qui doivent fournir
des informations sur des individus ou des groupes dans
le cadre de processus de négociation politiques,
de l’autre vous avez la PJ qui, elle, doit
fournir des preuves dans le cadre d’un
procès. Elle doit être capable de prouver
que Mr X a fournit des explosifs à Mr Y. Et non
pas que Z (dont je tais l’identité parce
que c’est un informateur des services de
Renseignement) m’a dit que X aurait peut
être fourni des explosifs à Y. On voit
bien que ce n’est pas du tout la même
démarche.
D’accord pour cet
état des lieux des rapports entre la justice et
la police à travers
la loi Perben II. Mais concernant
toute sa dimension antiterroriste, quelle est ton
analyse ?
La France s’est
dotée dès 1986 d’une
législation antiterroriste très dure.
L’association de malfaiteurs en relation avec une
entreprise terroriste permet de mettre en prison
préventive, pour des durées allant
jusqu’à deux ans, des gens dont le seul
tort est d’avoir leur numéro de
téléphone dans l’agenda d’un
individu impliqué dans des activités
clandestines. Et en matière de « terrorisme
islamiste », les juges de la 14e
section (Jean Louis Bruguières, ou Laurence
Levert notamment), ne se sont pas privés
d’incarcérer des centaines de gens qui ont
étés ensuite blanchis au procès.
C’est même une stratégie que
revendique Bruguières : celle du « coup de
pied dans la fourmilière ». Il pense en
effet que ces vastes coups de filet certains
diraient rafles désorganisent les
réseaux, et qu’importe si des gens
innocents ou peu impliqués paient cette
stratégie par une privation de liberté.
C’est d’ailleurs ce qui explique
qu’en matière de « terrorisme
islamiste » le ratio entre les gens qui passent
devant les tribunaux et les gens condamnés soit
d’une grande faiblesse. Mais je crois
qu’aujourd’hui les choses vont plus loin,
qu’on est entrés dans une autre logique.
On assiste à une victoire des logiques de
renseignement sur celles judiciaires. On va condamner,
ou expulser des gens (par exemple des imams),
arrêter des gens pour trouble à
l’ordre public, non sur la base de preuves et de
délits, mais sur la base de présomptions.
Ne risque-t-on pas alors de
tomber dans un Etat totalitaire dans le sens où
la police se retrouve à être de plus en
plus une police de renseignement, du type KGB, en
allant très vite, c’est à dire une
police toute puissante et qui n’a pas besoin de
rendre de compte à qui que ce soit.
Je ne dirais pas les choses comme
ça. J’ai toujours un problème avec
la notion d’Etat totalitaire. Je crois
plutôt qu’on voit se dessiner, et ça
me paraît beaucoup plus net et plus
prégnant, le fait que dans les régimes
libéraux (France, Espagne, Angleterre, etc.) on
voit se développer des pratiques
illibérales. C’est à dire que des
régimes qui restent libéraux pour un
certain nombre de citoyens, cessent de
l’être pour d’autres. Tout le monde
n’est pas touché par ces mesures
illibérales. Il y a tout un tas de gens qui
échappent parfaitement à ces logiques de
surveillance. Il y a toujours des gens pour qui,
globalement, ça continue à bien se
passer. Pour les autres, par contre, la suspicion
devient la norme Et comme par hasard, ces
pratiques concernent des populations qui sont les plus
faibles économiquement, politiquement, etc.
C’est à dire que se sont les gens qui
occupent les situations en bas de
l’échelle sociale qui vont être
touchés par ces pratiques
judiciaro-policières. C’est ça qui
est véritablement moteur. Nous ne sommes plus
dans une
« simple »
criminalisation des comportements liés à
la misère : nous assistons à une
redéfinition de la gestion politique de ceux que
Zygmut Baumann1 appelle les
« surnuméraires », ceux qui sont en
trop pour les système de production capitaliste.
Ca vaut tout autant pour le « jeune de
cité », qui va devoir subir des
contrôles policiers à
répétition et sera jugé en
comparution immédiate s’il a commis un
délit, que pour l’immigré
sans-papier qui risque de connaître les camps de
rétention (comme Sangatte)
On a détruit Sangatte.
Oui, car Sangatte cristallisait
trop de problèmes, mais on a pas détruit
les camps de rétention, loin s’en faut, on
les a même multipliés2 !
Dans ces camps, le droit n’existe pas : ni le
droit judiciaire, ni même le droit
administratif
Y’a éventuellement
les droits de l’homme qui peuvent essayer de
s’appliquer comme pis-aller par
l’introduction d’association comme la
CIMADE, non ?
La CIMADE fait un très bon
travail dans les camps mais ce travail est
forcément limité car elle a très
peu de pouvoir. D’un coté on a la justice
d’abattage pour les pauvres dans les chambres de
comparution immédiate et de l’autre,
l’exclusion à la limite ou en dehors du
légal : zones de non droit pour les
étrangers, centres de rétention pour les
immigrés, renforcement des contrôles
policiers pour les autres. On dessine par-là un
univers qui touche de plus en plus de gens, ceux qui
sont considérés comme
« déviants » par rapport à une
norme idéale qui serait la norme
républicaine. On est face à un processus de normalisation, qui vise à se substituer aux anciens
dispositifs disciplinaires, que constituaient encore
jusqu’au début des années 1980
l’usine ou l’école.
Là tu opère un
glissement entre la notion de norme républicaine
et Etat libéral. Ce n’est pas
nécessairement la même chose, la
république et le libéralisme.
Ce n’est pas la même
chose mais en France c’est confondu. Mais il faut
faire attention, je parle là du
libéralisme dans le sens politique du terme,
plutôt dans son acception anglo-saxonne qui ne
recouvre pas forcément le libéralisme
économique.
Tu dis que ça touche
uniquement la frange anormale ?
L’idée principale
c’est qu’il y a deux poids, deux mesures.
D’une part il y a des groupes qui seront
systématiquement contrôlés et
d’autres non. Une des tensions majeures du
capitalisme actuellement c’est la tension entre
la liberté de circulation des personnes et des
capitaux d’une part et les impératifs de
sécurité d’autre part.
Liberté de circulation pour les capitaux et pour
les riches, les « hommes utiles ».
Actuellement il est impensable de maintenir un homme
d’affaire dans un aéroport afin de
procéder à sa fouille. Ainsi, on
s’est aperçu que les mesures de
contrôle ultra renforcé mises en place
juste après le 11 septembre 2001
aux Etats-Unis n’ont
duré qu’une semaine parce que
c’était invivable.
En même temps,
impératif de sécurité afin
d’être sûr que ceux qui n’ont
pas à rentrer ne rentrent pas. Ce sont les
logiques de contrôle en amont, avec le visa
Schengen qui rend très compliqué le
simple fait d’entrer dans l’espace Schengen3 et celles aux frontières avec le
développement des systèmes de radars, de
caméras infrarouge, etc. le long des côtes
méditerranéennes (en Espagne et en Italie
notamment).
Je crois qu’à ce
niveau-là, il y a une vraie différence
entre ceux qui font partie des échanges et ceux
qui en sont exclus et qui restent bloqués dans
le « local ».
Il y aurait par là
renforcement de ce qu’on a pu appeler l’
« apartheid social », avec d’un
côté le riche utile et de l’autre le
pauvre inutile ; chacun chez soi. Et tout cela, source
d’activité économique.
Attention, il y a des pauvres
utiles. Il y a notamment une fonctionnalité
d’un certain nombre de sans-papiers dans
l’économie occidentale. Il suffit de voir
des secteurs d’activité comme le
bâtiment ou la cueillette des fruits. Plus
généralement, la double tension à
laquelle sont confrontés nos gouvernements est
à la fois cette opposition « mobiles »
/ « immobiles », on l’a vu, et celle
qui fait que les dispositifs qui favorisent la
mobilité, peuvent également favoriser des
groupes « criminels » ou
« terroristes ». Comment faire la
différence parmi les gens
« hypermobiles » entre un « bon »
homme d’affaires, dont le seul crime sera de
délocaliser et de jeter à la rue des
centaines de familles (ce qui n’est pas
répréhensible, et est plutôt vu
comme une vertu) et une série d’individus
préparant des attentats, levant des fonds ou
organisant des circuits de recrutement pour des groupes
clandestins ? Comment différencier le
blanchiment « sale » des cartels mafieux du
blanchiment « propre » des grands groupes
industriels comme ENRON par exemple. C’est
très intéressant de voir comment le GAFI,
qui est en charge de cette lutte, prend des
précautions à n’en plus finir pour
montrer qu’il poursuit bien les groupes criminels
et non pas les grandes entreprises
Tout ceci doit attirer notre
attention sur le fait qu’il n’existe aucun
caractère naturel de la délinquance et de
l’illégalisme. Chaque époque code
et recode ce qui est tolérable de ce que ne
l’est pas, en fonction de l’état des
rapports de forces, tant productifs que politiques.
Retranscription et mise en forme :
Kanine et Anthropos
1 Bauman Z. Le
coût humain de la mondialisation, Hachette, Paris 1999.
3 Voir notamment les numéros 49 et 50
de Cultures et Conflits, « La mise à
l’écart des étrangers : la logique
du visa Schengen », accessibles sur www.conflits.org
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