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Résister à la monoculture américaine
Les Etats-Unis fondent leur puissance sur
quatre piliers : l’économie, l’armée,
le contrôle des politiques énergétiques et
la « culture ». Celle-ci s’appuie
principalement sur trois ressorts concomitants : la musique, la
télévision/cinéma, et le poids des marques
qui s’appuient sur le traditionnel American Way of life -
de Coca cola aux jeans en passant par Microsoft. En 2003,
le top 10 du box office mondiale est squatté par dix
productions ou coproductions américaines comme
chaque année.
Une absorption massive et totalisante
L’absorption de film et de
séries est un phénomène de
société qui ne cesse de croître avec la
généralisation des DVD, souvent bon
marché. C’est la première activité
de loisir dans les pays de la « zone Nord ». En
moyenne une personne regarde environs un film par jour, chiffre
auquel il faut rajouter les séries, etc. Il s’agit
du premier vecteur culturel, et Hollywood truste largement
l’offre.
L’autre aspect c’est une
tension entre le nombre de films, croissant, et malgré
cela le centrage du public autour de quelques titres, qui
seront vus et revus plusieurs fois via les DVD.
Ce n’est, pourtant, sans doute pas
là que le problème se situe : en effet avoir
quelques références communes, quoiqu’on
pense de celles-ci, peut-être un facteur de
socialisation. Le problème résiderait
plutôt dans la forte centralité de ces films en
tant que constitution des repères culturels. Plus
largement les médias et la publicité, si on les
distingue, guident totalement les choix. Dans les
hypermarchés la politique actuelle consiste à
vendre des CD ou DVD qui ont eu une publicité, en
écartant les autres sans hésiter.
Outre la mémoire consciente ou non
du vécu, encore qu’elles ne soit pas
« isolable » mais interdépendante de la
« société », l’imaginaire
individuel et collectif est essentiellement construit par
quelques artisans de l’industrie du rêve, qui est
en fait une machine cynique et froide calculatrice cherchant
à récolter un max de pognon.
Délégation de
l’imaginaire à la marchandisation culturelle
Ils remplacent la lecture d’une
part, mais plus largement aussi toute velléité de
création personnelle. Si la pratique artistique existe
toujours elle s’insère dans un cadre marchand,
cherchant des modèles commerciaux opérants pour
agiter le tiroir caisse. Dans Star Académy les djeunes
concurrents interprètent des reprises, ils ne
créent pas. Tout simplement parce que réellement
créer, au lieu de reproduire, demande une rupture avec
son environnement et les temporalités capitalistes, que
ne peuvent pas avoir ces djeunes qui cherchent ou sont
poussés à cracher du
blé le plus vite possible.
On ne créée plus, la
constitution de notre imaginaire, jusqu’aux ressorts
inconscient, est déléguée sans
contrôle de mandat aux entreprises culturelles et
marchandes. Hollywood en est la première.
Créait-on avant ? Sans doute plus
que l’on pourrait croire. Le piège serait de
considérer que la création est uniquement dans
les mains d’artistes considérés comme
« professionnels ». Hors l’imaginaire dans les
sociétés antérieures résulte
d’une construction sociale collective. Un des premiers
vecteurs culturels dans les sociétés rurales,
avant le XXème siècle, c’était
l’histoire, que l’on racontait le soir ou lors des
multiples pauses du labeur quotidien. Entre deux potins
chacun-e narrait à ses voisins des véritables
contes, touffues et parfois complexes, sur la vie des
aïeuls, des chasseurs de loups, du voisin fantasque
(1) Le conteur, et chacun l’était à sa
manière utilisait un matériel réel, ou
considéré comme tel, mais
l’interprétait à sa manière, la
création est là. Une table
était souvent une création,
le travail d’un ébéniste qui apportait un
cachet particulier, aujourd’hui les tables sont des
copies. Les exemples abondent, des particularismes artisanaux
aux bas reliefs des cathédrales, etc.
Il ne s’agit pas de glorifier le
passé, mais de montrer que le tout-consommation
marginalise fortement toute forme de création
personnelle, et réduit la culture à
l’adoration béate soit
d’une momie
vitrifiée (le passé à
musées), soit le clinquant cinglants des
fresques hollywoodiennes. Les intégrismes, en
créant leur propre imaginaire, se nourrissent
sans doute aussi de cela, si tout est marchand le
mal-être trouve sa réponse dans des
solutions autoritaires, donc simples :
l’adhésion à des dogmes
intouchables qui évacuent toute notion
d’apport personnel.
Que ce soit la résultante
d’une construction sociale, ou pas, serait sans
doute à étudier mais le résultat
est là : une forme de création est
importante pour l’équilibre de chaque
humain, qui doit pouvoir se reconnaître dans une
uvre personnelle qu’il a mené
à bien. Cette autonomie dans les formes
créatives est sans doute, un enjeu fort pour le
mouvement libertaire.
Une entreprise idéologique
: des ressorts et repères identiques
Nos sociétés
frénétiques et atomisées poussent
donc la division du travail jusqu’au fait
culturel : l’imaginaire repose dans les
mains de spécialistes ; celui des consommateurs
est atrophiée. Dire que tout le monde est un
artiste potentiel, est capable de création,
apparaît comme une folie. Cette
délégation est dangereuse à plus
d’un titre.
La télévision, le
cinéma n’est pas un média neutre :
nous pouvons êtres émus par le sort
d’un mendiant dans un film, et ignorer celui qui
tend la main à la sortie d’un ciné.
Des études le montrent (2) : au bout d’un
quart d’heure de télévision ou
cinéma notre vigilance diminue, nous nous
laissons littéralement engloutir par le flot des
émotions alors que la raison
s’échoue sur les rives de ces rêves
frelatés.
Les films qui rencontrent le plus
grand succès commercial ne sont pas neutres
idéologiquement : ils défendent une
vision du monde, simplissime. Dans les 10 films dont je
parlais plus haut les héros sont majoritairement
: des hommes, blancs, d’âge mature
(c’est la mode) mais en plus de cet aspect
fortement patriarcal et « pro-white » ce sont
aussi des personnes désignées par des
forces supérieurs. Ainsi le héros de
Matrix est surnommé l’élu ; il doit
délivrer l’humanité d’une
machine totalitaire, qui a recréée sa
propre réalité. Dans le Seigneur des
Anneaux, Frodo ou Aragorn doivent aussi vaincre le mal
absolu, Sauron / Satan qui a pour alliés des
noirs, des pseudo-arabes, et des orientaux. Dans le
troisième volet Aragorn sera consacré roi
après sa longue quête contre le mal. Les
schémas des autres films ne varient guère
(3).
Ca ne vous rappelle rien, si ce
n’est aussi une certaine croisade toxico-texane ?
Certes, imaginer Bush en Frodo demande certains efforts
d’imagination, et plus sérieusement
Hollywood a appelé à voter Kerry. Mais
Kerry défendait lui aussi la noblesse
d’une Amérique
conquérante, à tout
point de vue, et plus largement la culture
américaine est imprégnée
jusqu’à la moelle de ces réflexes
impérialistes. Il serait aussi trop long de
rentrer dans le culte du héros, du
manichéisme - bien contre mal - qui sous-tend
aussi une idée religieuse de pêché
originel, commune à tous les
« méchants » hollywoodiens, Lucifer en
puissance. (4) Les « braves gens » sont
dépassés par les dangers et les
événements, et s’appuient sur des
« héros » qui incarnent l’ordre
dans une société qui ne sera jamais
remise en cause dans ses fondements m. Ces productions
se nourrissent des aspirations des consommateurs,
autant qu’elles les nourrissent. Les films de
Woody Allen avec ses anti-héros (?) sont
inconnus des américaines, et largement
ignorés au-delà. Un tel bombardement
quotidien est-il innocent ou laisse-t-il des traces ?
Tout le problème réside dans le fait que
rien ne le contrebalance, que ce modèle est
totalisant ! Dans une société
privée de repère et de buts il ne peut
pas être inoffensif : c’est un
modèle majoritaire par défaut. Le mythe
autour des « blondes » (5), un peu
dépassé, a été une
création hollywoodienne, né autour de
qui-vous-savez, relayé par des antennes locales
comme Brigitte Bardot. Si Georges Bush s’habille
en cow-boy de western ce n’est pas non plus une
coïncidence etc. Le 11 septembre a
entraîné un choc, à juste titre,
dans une large partie de la population
mondiale. Aurait-il
été le même s’il
c’était agit du Caire, par exemple.
Pourquoi ? Quelle relation avez-vous avec New York ?
Du rythme
frénétique
La dernière
particularité qui caractérise les films
hollywoodiens : c’est le rythme
effréné. Cela peut faire parti d’un
spectacle, pourquoi pas, l’ennui c’est que
cette frénésie est la même que
l’on peut rencontrer dans la vie quotidienne, au
travail etc. Pas de « temps mort »,
c’est-à-dire pas de temps pour laisser se
dérouler des formes de sensibilités et de
réflexions (à part les cinq minutes
sentimentales obligatoires). Tout doit être
rapide, comme dans un film. Les scénaristes sont
rompus à cela, de l’introduction in média res aux rebondissements jusqu’au
flamboyant final, etc. La pub d’un film est
rapide, son achat en DVD aussi, comme son visionnage ;
vous aurez dû travailler vite pour
l’obtenir. L’ennui : où se situe
l’individu dans tout ça ?
Cette accélération
du temps, en toute chose, de l’adoption
d’une loi à la consommation d’une
relation, contient en elle des germes de totalitarisme,
qui exclut les « lents », ou celles et ceux
qui ne veulent pas jouer le jeu, qui souhaitent se
réapproprier le temps, moduler les vitesses en
fonction des circonstances au temps et de ses choix
personnels. Prendre (lentement) conscience de cette
aliénation au temps, chercher à se le
réapproprier pour contrôler sa vie un
minimum, est un enjeu politique.
La culture hollywoodienne
n’en est pas directement responsable mais de par
sa publicité et son consumérisme, ainsi
que dans son contenu même elle nourrit cet
état d’urgence permanent -
l’absorption massive d’images n’est
jamais neutre. A côté de cela, une
activité créative, ou la lecture
d’un livre, qui
établit une liaison sensible entre
l’uvre et le lecteur, sera souvent
délaissée.
Des résistances culturelles et
« individuelles »
La plupart rejoigne ce que le dossier
« décroissance » a développé
dans les précédents numéros : consommer
moins mais mieux, résister aux effets de mode
Utiliser son poids de consommateur, même s’il est
réduit, est important : ces industries
s’écrouleront si elles n’ont pas de
recettes, ou tout du moins elles se remettront en question pour
survivre.
Cela peut aussi consister à
soutenir les cinémas dits d’arts et d’essais
dans vos villes. Le paradoxe c’est que le prix des place
est souvent très inférieur à celui des
grands complexes, avec des tarifs spéciaux pour les
chômeurs etc. Maintenir de tels lieux est devenu de toute
façon un acte militant en soit vue la faible
fréquentation.
Cesser de considérer que la
création soit réservée à une
soi-disante « élite », écrire par
exemple c’est « graver » ce que l’on
pense ou imagine, en prenant le temps de le faire, et tout le
monde pense ou imagine Plus largement la démarche
artistique peut imprégner chaque aspect de la vie, sans
conception restrictive de l’art (6) : la
présentation d’un plat, embellir un lieu via un
jardin original ou refaire une maison Une façon
de combattre aussi la vision taylorienne du travail, qui
saucissonne le travail en oblitérant toute notion de
qualité et d’apport personnel.
Les enjeux, enfin, sont éducatifs.
La plupart des produits culturels visent les jeunes. Les
résistances se font souvent dans l’Education
nationale, grâce à certains profs.
L’école, rare (ou seul ?) lieu de rencontres
public et non marchand entre les catégories de
population, concentre une série d’enjeux
importants.
Des offensives politiques
Au sein de l’Europe, des pays
cherchent à défendre l’exception culturelle
et le fait de subventionner certaines industries notamment
cinématographiques. Les fonds sont souvent très
réduits, et ce système peut engendrer des
perversions, notamment des formes de clientélisme et de
choix politiques : un réalisateur qui cherche à
parler de luttes sociales touche rarement des subventions.
D’autre part, et à moins de vouloir vivre dans une
société totalitaire type URSS, une forme de
marché, dans un sens non-capitaliste de
l’existence d’un lieu où l’on
dépose des uvres et où d’autres se
les procurent, garantit la liberté d’expression,
au-delà des caprices politiques des personnes qui
décident.
Mais pour défendre cette
liberté de création il faut bien des moyens
financiers. Le coût technique de la réalisation
d’un film baisse, par contre la diffusion
Et si le revenu n’allait pas au
film déjà produit, mais à celles et ceux
qui le font ? C’est la question que pose, sous un autre
angle d’attaque, le mouvement des intermittents. En
proposant un nouveau modèle d’indemnisation qui
reconnaisse la création en dehors des heures de
représentation ou d’élaboration directe.
Remplacer la subvention par le revenu,
c’est-à-dire remplacer l’obole des princes
par un droit pour tous les acteurs de la création
artistique (7), peut permettre de garantir une culture vivante
et créative face à la monoculture hollywoodienne.
Cette question-là ne doit pas
reposer dans les seuls mains des intermittents, comme ils/elles
l’affirment eux-mêmes c’est une question qui
nous concerne tous-tes.
Ce ne sont pas des héros
hollywoodiens qui changeront le monde, mais des pratiques et
des sensibilités en rupture avec la culture capitaliste.
Raphaël
(1) Maupassant en retrace l’esprit
dans les Contes de la bécasse, Mérimée
s’en est inspiré pour la forme narrative de ses
contes, sans parler des contes de tous les pays issus des
traditions orales.
(2) lire aussi le dossier sur la
télévision paru dans Offensive n1.
(3) On retrouve dans cette liste en
premier Le monde de Némo, suivi de Matrix II,
Pirates des caraïbes, Le Retour du Roi (SDA III), Bruce
tout puissant, Terminator 3, Les deux tours (SDA II), Matrix
III, X-Men II et Chicago ferme la marche en 10ème position.
(4) sans parler de certaines
nécessités scénaristiques
(5) dans le langage courant on dit
« une blonde » et non pas une femme blonde, ce
raccourci n’est pas innocent non plus.
(6) bien sûr on ne peut pas
évacuer d’une touche de clavier des idées
de qualité, ou de résonance dans une
époque donnée. Si je dessine avec des ronds un
bonhomme, ce n’est pas égal à ce qu’a
peint Renoir. Mais si créer procure du plaisir,
c’est plus important que le résultat en
lui-même.
(7) et au-delà toutes les personnes
qui ont un revenu discontinu ou faible, comme les
intérimaires, les moins de 25 ans etc.
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