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AccueilJournalNuméros parus en 2004N°35 - Décembre 2004 > Résister à la monoculture américaine

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Résister à la monoculture américaine



Les Etats-Unis fondent leur puissance sur quatre piliers : l’économie, l’armée, le contrôle des politiques énergétiques et la « culture ». Celle-ci s’appuie principalement sur trois ressorts concomitants : la musique, la télévision/cinéma, et le poids des marques qui s’appuient sur le traditionnel American Way of life - de Coca cola aux jeans en passant par Microsoft. En 2003, le top 10 du box office mondiale est squatté par dix productions ou coproductions américaines comme chaque année.
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Une absorption massive et totalisante
L’absorption de film et de séries est un phénomène de société qui ne cesse de croître avec la généralisation des DVD, souvent bon marché. C’est la première activité de loisir dans les pays de la « zone Nord ». En moyenne une personne regarde environs un film par jour, chiffre auquel il faut rajouter les séries, etc. Il s’agit du premier vecteur culturel, et Hollywood truste largement l’offre.
L’autre aspect c’est une tension entre le nombre de films, croissant, et malgré cela le centrage du public autour de quelques titres, qui seront vus et revus plusieurs fois via les DVD.
Ce n’est, pourtant, sans doute pas là que le problème se situe : en effet avoir quelques références communes, quoiqu’on pense de celles-ci, peut-être un facteur de socialisation. Le problème résiderait plutôt dans la forte centralité de ces films en tant que constitution des repères culturels. Plus largement les médias et la publicité, si on les distingue, guident totalement les choix. Dans les hypermarchés la politique actuelle consiste à vendre des CD ou DVD qui ont eu une publicité, en écartant les autres sans hésiter.
Outre la mémoire consciente ou non du vécu, encore qu’elles ne soit pas « isolable » mais interdépendante de la « société », l’imaginaire individuel et collectif est essentiellement construit par quelques artisans de l’industrie du rêve, qui est en fait une machine cynique et froide calculatrice cherchant à récolter un max de pognon.

Délégation de l’imaginaire à la marchandisation culturelle
Ils remplacent la lecture d’une part, mais plus largement aussi toute velléité de création personnelle. Si la pratique artistique existe toujours elle s’insère dans un cadre marchand, cherchant des modèles commerciaux opérants pour agiter le tiroir caisse. Dans Star Académy les djeunes concurrents interprètent des reprises, ils ne créent pas. Tout simplement parce que réellement créer, au lieu de reproduire, demande une rupture avec son environnement et les temporalités capitalistes, que ne peuvent pas avoir ces djeunes qui cherchent ou sont
poussés à cracher du blé le plus vite possible.
On ne créée plus, la constitution de notre imaginaire, jusqu’aux ressorts inconscient, est déléguée sans contrôle de mandat aux entreprises culturelles et marchandes. Hollywood en est la première.
Créait-on avant ? Sans doute plus que l’on pourrait croire. Le piège serait de considérer que la création est uniquement dans les mains d’artistes considérés comme « professionnels ». Hors l’imaginaire dans les sociétés antérieures résulte d’une construction sociale collective. Un des premiers vecteurs culturels dans les sociétés rurales, avant le XXème siècle, c’était l’histoire, que l’on racontait le soir ou lors des multiples pauses du labeur quotidien. Entre deux potins chacun-e narrait à ses voisins des véritables contes, touffues et parfois complexes, sur la vie des aïeuls, des chasseurs de loups, du voisin fantasque (1) Le conteur, et chacun l’était à sa manière utilisait un matériel réel, ou considéré comme tel, mais l’interprétait à sa manière, la création est là. Une table
était souvent une création, le travail d’un ébéniste qui apportait un cachet particulier, aujourd’hui les tables sont des copies. Les exemples abondent, des particularismes artisanaux aux bas reliefs des cathédrales, etc.
Il ne s’agit pas de glorifier le passé, mais de montrer que le tout-consommation marginalise fortement toute forme de création personnelle, et réduit la culture à l’adoration béate soit
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d’une momie vitrifiée (le passé à musées), soit le clinquant cinglants des fresques hollywoodiennes. Les intégrismes, en créant leur propre imaginaire, se nourrissent sans doute aussi de cela, si tout est marchand le mal-être trouve sa réponse dans des solutions autoritaires, donc simples : l’adhésion à des dogmes intouchables qui évacuent toute notion d’apport personnel.
Que ce soit la résultante d’une construction sociale, ou pas, serait sans doute à étudier mais le résultat est là : une forme de création est importante pour l’équilibre de chaque humain, qui doit pouvoir se reconnaître dans une uvre personnelle qu’il a mené à bien. Cette autonomie dans les formes créatives est sans doute, un enjeu fort pour le mouvement libertaire.

Une entreprise idéologique  : des ressorts et repères identiques
Nos sociétés frénétiques et atomisées poussent donc la division du travail jusqu’au fait culturel : l’imaginaire repose dans les mains de spécialistes ; celui des consommateurs est atrophiée. Dire que tout le monde est un artiste potentiel, est capable de création, apparaît comme une folie. Cette délégation est dangereuse à plus d’un titre.
La télévision, le cinéma n’est pas un média neutre : nous pouvons êtres émus par le sort d’un mendiant dans un film, et ignorer celui qui tend la main à la sortie d’un ciné. Des études le montrent (2) : au bout d’un quart d’heure de télévision ou cinéma notre vigilance diminue, nous nous laissons littéralement engloutir par le flot des émotions alors que la raison s’échoue sur les rives de ces rêves frelatés.
Les films qui rencontrent le plus grand succès commercial ne sont pas neutres idéologiquement : ils défendent une vision du monde, simplissime. Dans les 10 films dont je parlais plus haut les héros sont majoritairement  : des hommes, blancs, d’âge mature (c’est la mode) mais en plus de cet aspect fortement patriarcal et « pro-white » ce sont aussi des personnes désignées par des forces supérieurs. Ainsi le héros de Matrix est surnommé l’élu ; il doit délivrer l’humanité d’une machine totalitaire, qui a recréée sa propre réalité. Dans le Seigneur des Anneaux, Frodo ou Aragorn doivent aussi vaincre le mal absolu, Sauron / Satan qui a pour alliés des noirs, des pseudo-arabes, et des orientaux. Dans le troisième volet Aragorn sera consacré roi après sa longue quête contre le mal. Les schémas des autres films ne varient guère (3).
Ca ne vous rappelle rien, si ce n’est aussi une certaine croisade toxico-texane ? Certes, imaginer Bush en Frodo demande certains efforts d’imagination, et plus sérieusement Hollywood a appelé à voter Kerry. Mais Kerry défendait lui aussi la noblesse d’une Amérique
conquérante, à tout point de vue, et plus largement la culture américaine est imprégnée jusqu’à la moelle de ces réflexes impérialistes. Il serait aussi trop long de rentrer dans le culte du héros, du manichéisme - bien contre mal - qui sous-tend aussi une idée religieuse de pêché originel, commune à tous les « méchants » hollywoodiens, Lucifer en puissance. (4) Les « braves gens » sont dépassés par les dangers et les événements, et s’appuient sur des « héros » qui incarnent l’ordre dans une société qui ne sera jamais remise en cause dans ses fondements m. Ces productions se nourrissent des aspirations des consommateurs, autant qu’elles les nourrissent. Les films de Woody Allen avec ses anti-héros (?) sont inconnus des américaines, et largement ignorés au-delà. Un tel bombardement quotidien est-il innocent ou laisse-t-il des traces ? Tout le problème réside dans le fait que rien ne le contrebalance, que ce modèle est totalisant ! Dans une société privée de repère et de buts il ne peut pas être inoffensif : c’est un modèle majoritaire par défaut. Le mythe autour des « blondes » (5), un peu dépassé, a été une création hollywoodienne, né autour de qui-vous-savez, relayé par des antennes locales comme Brigitte Bardot. Si Georges Bush s’habille en cow-boy de western ce n’est pas non plus une coïncidence etc. Le 11 septembre a entraîné un choc, à juste titre, dans une large partie de la population
mondiale. Aurait-il été le même s’il c’était agit du Caire, par exemple. Pourquoi ? Quelle relation avez-vous avec New York ?

Du rythme frénétique
La dernière particularité qui caractérise les films hollywoodiens : c’est le rythme effréné. Cela peut faire parti d’un spectacle, pourquoi pas, l’ennui c’est que cette frénésie est la même que l’on peut rencontrer dans la vie quotidienne, au travail etc. Pas de « temps mort », c’est-à-dire pas de temps pour laisser se dérouler des formes de sensibilités et de réflexions (à part les cinq minutes sentimentales obligatoires). Tout doit être rapide, comme dans un film. Les scénaristes sont rompus à cela, de l’introduction in média res aux rebondissements jusqu’au flamboyant final, etc. La pub d’un film est rapide, son achat en DVD aussi, comme son visionnage ; vous aurez dû travailler vite pour l’obtenir. L’ennui : où se situe l’individu dans tout ça ?
Cette accélération du temps, en toute chose, de l’adoption d’une loi à la consommation d’une relation, contient en elle des germes de totalitarisme, qui exclut les « lents », ou celles et ceux qui ne veulent pas jouer le jeu, qui souhaitent se réapproprier le temps, moduler les vitesses en fonction des circonstances au temps et de ses choix personnels. Prendre (lentement) conscience de cette aliénation au temps, chercher à se le réapproprier pour contrôler sa vie un minimum, est un enjeu politique.
La culture hollywoodienne n’en est pas directement responsable mais de par sa publicité et son consumérisme, ainsi que dans son contenu même elle nourrit cet état d’urgence permanent - l’absorption massive d’images n’est jamais neutre. A côté de cela, une activité créative, ou la lecture d’un livre, qui
établit une liaison sensible entre l’uvre et le lecteur, sera souvent délaissée.

Des résistances culturelles et « individuelles »
La plupart rejoigne ce que le dossier « décroissance » a développé dans les précédents numéros : consommer moins mais mieux, résister aux effets de mode Utiliser son poids de consommateur, même s’il est réduit, est important : ces industries s’écrouleront si elles n’ont pas de recettes, ou tout du moins elles se remettront en question pour survivre.
Cela peut aussi consister à soutenir les cinémas dits d’arts et d’essais dans vos villes. Le paradoxe c’est que le prix des place est souvent très inférieur à celui des grands complexes, avec des tarifs spéciaux pour les chômeurs etc. Maintenir de tels lieux est devenu de toute façon un acte militant en soit vue la faible fréquentation.
Cesser de considérer que la création soit réservée à une soi-disante « élite », écrire par exemple c’est « graver » ce que l’on pense ou imagine, en prenant le temps de le faire, et tout le monde pense ou imagine Plus largement la démarche artistique peut imprégner chaque aspect de la vie, sans conception restrictive de l’art (6) : la présentation d’un plat, embellir un lieu via un jardin original ou refaire une maison Une façon de combattre aussi la vision taylorienne du travail, qui saucissonne le travail en oblitérant toute notion de qualité et d’apport personnel.
Les enjeux, enfin, sont éducatifs. La plupart des produits culturels visent les jeunes. Les résistances se font souvent dans l’Education nationale, grâce à certains profs. L’école, rare (ou seul ?) lieu de rencontres public et non marchand entre les catégories de population, concentre une série d’enjeux importants.

Des offensives politiques
Au sein de l’Europe, des pays cherchent à défendre l’exception culturelle et le fait de subventionner certaines industries notamment cinématographiques. Les fonds sont souvent très réduits, et ce système peut engendrer des perversions, notamment des formes de clientélisme et de choix politiques : un réalisateur qui cherche à parler de luttes sociales touche rarement des subventions. D’autre part, et à moins de vouloir vivre dans une société totalitaire type URSS, une forme de marché, dans un sens non-capitaliste de l’existence d’un lieu où l’on dépose des uvres et où d’autres se les procurent, garantit la liberté d’expression, au-delà des caprices politiques des personnes qui décident.
Mais pour défendre cette liberté de création il faut bien des moyens financiers. Le coût technique de la réalisation d’un film baisse, par contre la diffusion
Et si le revenu n’allait pas au film déjà produit, mais à celles et ceux qui le font ? C’est la question que pose, sous un autre angle d’attaque, le mouvement des intermittents. En proposant un nouveau modèle d’indemnisation qui reconnaisse la création en dehors des heures de représentation ou d’élaboration directe. Remplacer la subvention par le revenu, c’est-à-dire remplacer l’obole des princes par un droit pour tous les acteurs de la création artistique (7), peut permettre de garantir une culture vivante et créative face à la monoculture hollywoodienne.
Cette question-là ne doit pas reposer dans les seuls mains des intermittents, comme ils/elles l’affirment eux-mêmes c’est une question qui nous concerne tous-tes.
Ce ne sont pas des héros hollywoodiens qui changeront le monde, mais des pratiques et des sensibilités en rupture avec la culture capitaliste.

Raphaël
(1) Maupassant en retrace l’esprit dans les Contes de la bécasse, Mérimée s’en est inspiré pour la forme narrative de ses contes, sans parler des contes de tous les pays issus des traditions orales.
(2) lire aussi le dossier sur la télévision paru dans Offensive n1.
(3) On retrouve dans cette liste en premier Le monde de Némo, suivi de Matrix II, Pirates des caraïbes, Le Retour du Roi (SDA III), Bruce tout puissant, Terminator 3, Les deux tours (SDA II), Matrix III, X-Men II et Chicago ferme la marche en 10ème position.
(4) sans parler de certaines nécessités scénaristiques
(5) dans le langage courant on dit « une blonde » et non pas une femme blonde, ce raccourci n’est pas innocent non plus.
(6) bien sûr on ne peut pas évacuer d’une touche de clavier des idées de qualité, ou de résonance dans une époque donnée. Si je dessine avec des ronds un bonhomme, ce n’est pas égal à ce qu’a peint Renoir. Mais si créer procure du plaisir, c’est plus important que le résultat en lui-même.
(7) et au-delà toutes les personnes qui ont un revenu discontinu ou faible, comme les intérimaires, les moins de 25 ans etc.


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