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AccueilJournalNuméros parus en 2005N°43 - octobre 2005Une organisation libertaire ? > Lier la liberté et l’égalité : La question du fédéralisme libertaire

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Lier la liberté et l’égalité : La question du fédéralisme libertaire


Dans cet article nous défendons une vision de l’anarchisme social, qui peut en côtoyer d’autre. Ces définitions ne sont pas tirées d’un livre, il s’agit de libres ré-interprétations et dans ce sens là "anarchisme social" doit être vu comme un nom de code, pour une façon de faire de la politique dont la dénomination nous échappe encore. Au lieu d’imposer un terme, qui s’imposera de lui-même lorsqu’il le faudra, nous avons préféré reprendre ces bons vieux principes d’anarchisme social et de fédéralisme libertaire, qui n’est pas daté par ailleurs mais qui n’a guère eu le temps de se développer au contact, à l’époque, avec un stalinisme triomphant et violent envers les minorités politiques... Les temps sont plus mûrs pour cette forme d’organisation sociale.


Pour une utopie vivante dans nos pratiques...

Cet article peut paraître décalé - aujourd’hui il est interdit de rêver, il faut lutter pour l’urgence social (logement, sans papiers)... En clair, il faut être productif et se projeter dans un très court terme - reprenant par là même le pli du système capitalisme qui empêche tout déroulement du "long terme" (culture de l’image et du zapping ; incapacité à prévoir la crise actuelle de l’énergie un an à l’avance...) Pourtant le monde des idées n’est pas séparé de celui des pratiques, l’imagination dévoile souvent une intentionalité qui une fois mûrie entraîne le plus souvent un passage à l’acte. Un exemple, si vous voulez réaménager votre appartement, refaire les papiers, la déco, que sais-je, vous le ferez d’après des idées ruminées, une vague intentionnalité au début peut-être mais qui se précisera avant de passer à l’acte. Pourquoi devrait-il en être autrement de la politique.
Or les projets actuels sont très arides et s’incluent totalement dans le processus capitaliste. Par exemple, Attac propose une réforme des impôts (voir le bouquin aux éditions des 1001 nuits) qui permettrait certes une meilleure justice sociale (du moins le temps que le capitalisme s’adapte) mais quelle absence de rêve, de désir, on dirait un rapport de la cour des comptes. L’engagement politique, par ce biais-là, peut effectivement être vécu comme du temps sacrifié - c’est à nous aussi de parler de plaisir...
Parler de plaisir... ça serait interdit... "Tu te rends compte, les sans papiers, ils souffrent, pendant que tu perds ton temps à parler d’utopie..." me rétorque-t-on... Les sans papiers souffrent, comme les précaires mais font aussi la fête lors des moments de répits. On pense que parce que le malheur nous environne, nous devons encore plus faire la gueule et développer des textes sombres et désespérés ; je pense que c’est l’inverse - parce que nous vivons une époque obscure nous devons garder espoir et cultiver toute forme de graines à bonheur qui doivent se traduire par des pratiques en rupture avec l’individualisme. Croire que si l’on prend du recul pendant quelques temps, le monde va s’écrouler, en voilà une impression mégalomaniaque... A défaut d’imaginer un autre système éducatif par exemple, de faire des propositions novatrices, les syndicats d’enseignement en sont réduits à défendre l’existant. Les libertaires ne s’attaquent pas non plus à ce type de question.

Tout ce qui est écrit plus bas développe en fait, pousse à leur paroxysme, des comportements sociaux observés dans des initiatives libertaires type villages autogérés, ou dans nos façons de fonctionner en réseau ou pendant une lutte sociale. Par exemple, sur la question de la justice ou de la "sérénité" (qui remplace la "sécurité"), nous nous comportons comme tels - par médiation, discussions collectives. Un lecteur me disait récemment que c’est irréaliste de penser que le fédéralisme libertaire puisse fonctionner : il y aura toujours des personnes pour tirer la couverture à eux, etc. Pourtant, en pratique, ce n’est pas ou peu le cas dans les réseaux militants : il n’y a pas de captations de pouvoir. Dans la plupart des réseaux de solidarités, les SEL, bien souvent les personnes ont l’impression de plus recevoir que de donner. Là aussi, on ne fait aucune confiance aux "gens", à la capacité d’adaptation et de progression de chacun-e d’entre nous... Comment peut-on espérer changer les choses avec un tel état d’esprit ? Si l’on est incapable d’avoir la moindre patience et de se mettre à la place d’autrui ?

Une fois que les personnes commencent à "autogérer" des initiatives et à pratiquer l’action restreinte, elles ne reviennent pas sur l’ancien fonctionnement coercitif... Lorsqu’on prend goût à des marges de libertés, on ne les lâche plus.
Ce texte s’inspire de l’existant et essaie de montrer que l’on peut développer une utopie élusive, ouverte à l’altérité et à l’imprévu, pour peu qu’on s’en donne les moyens. C’est à nous aussi de porter cette utopie au fond de nos prunelles et dans nos actes...

Principes généraux

Lutter contre toutes formes d’oppression : contre le racisme, l’antisémitisme, le sexisme et l’homophobie ;
Pour l’égalité économique et sociale : la répartition des moyens et des richesses doit se faire de manière égalitaire, l’anarchisme social défend également des revendications comme l’égalité des salaires, quelle que soit la tâche effectuée, comme un point d’horizon égalitaire...
Pour la liberté de circulation et d’installation : cette liberté a existé pendant des millénaires, sa suppression ne sert qu’à renforcer l’apartheid social.
Contre la militarisation du monde : les castes militaires sont un puissant lobby. Cette force coercitive échappe par nature à toute forme de contrôle démocratique et est l’apanage des Etats qui, avec la police et l’armée, ce qu’on appelle ses fonctions régaliennes (ce qui a le mérite d’être clair), maintiennent l’ordre "social" ;
Pour la démocratie directe et le fédéralisme libertaire : les décisions doivent être prises en assemblée locale et les mandataires de ces décisions doivent rendre des comptes (et on doit leur en demander aussi). Dans un projet anarchiste social, le pouvoir n’échappe pas à la population, les "élus" le sont sur des mandats précis qu’ils doivent respecter.

Multiplicité des sphères - le politique, le communautaire et l’intime

La question de la multiplicité de l’être est une notion récente, qui a peu influé pour l’instant sur l’anarchisme. Elle part du principe que les rôles sociaux et individuels de chacun sont multiples selon les situations vécues, que l’on soit dans un travail collectif, ou que l’on fasse la fête, éduquions un enfant... Je vais livrer ici une interprétation personnelle d’une refonte des sphères. La précédente séparation des pouvoirs a fondé l’avènement de ce que les historiens appellent la démocratie moderne. Afin de garantir la stabilité de la démocratie, du moins dans l’idée des humanistes qui ne pouvaient pas prévoir à l’époque le développement de la machine capitaliste monstrueuse, il s’est agit dès alors de séparer les pouvoirs en trois : l’exécutif (le roi puis le gouvernement) ; le législatif (assemblée élue au suffrage censitaire puis direct) ; le judiciaire (justice dépendante puis censée être "indépendante"). Avec le développement des moyens techniques et la diminution du temps de travail nécessaire à la survie des corps s’est développée une civilisation de l’image et de l’information, qui correspond aussi à une pluralisation de la vie, fût-elle spectacularisée - le pouvoir médiatique dit "quatrième pouvoir". Mais ces quatre pouvoirs sont distincts de la population du monde commun (le nôtre) ; même le pouvoir législatif nous échappe car les élus ne sont pas contrôlés sur leurs activités pendant leur mandat et ils sont issus d’un sérail uniforme. Le fédéralisme libertaire pose aussi la question de la fin de la professionalisation du politique.
Promouvoir une politique libertaire peut passer par une refonte des sphères qui sera à mon avis nécessaire, afin qu’un système politique garantisse la liberté individuelle contre l’oppression. Ou comment tenter de concilier liberté et égalité ; romantisme existentiel d’une part, réalisme de l’autre...

La sphère politique : le fédéralisme libertaire

Dans une perspective d’organisation libertaire de la société, l’économie et la politique serait refondues dans un sphère commune.
Elle peut se subdiviser en cinq sous-ensembles interdépendants :

- les fédérations de producteurs / travailleurs : chargées de produire des biens essentiels ou encore des biens décidés par la collectivité, ainsi que d’assurer le fonctionnement des services publics utiles : transports, soins, éducations... Ces fédérations fonctionneraient sans patron, l’organisation du travail serait décidée collectivement lors des AG des travailleurs, chaque semaine par exemple, et l’orientation générale déterminée par l’ensemble de la population. Chaque individu se verrait fixer des objectifs, en sachant qu’il participera aussi à cette définition, mais serait libre ensuite de décider de la question de l’organisation de son travail. Ce même travail ne serait plus individualisé mais pourrait être pris en charge, par exemple, par une "fratrie" (voir aussi la question de la rémunération, plus bas). La hiérarchisation du travail entre deux grands ensembles, le travail socialement utile et le travail récréatif (déplacé dans la sphère communautaire), permettrait de libérer d’énormes marges temporelles : aujourd’hui la majeure partie du travail n’est pas utile socialement. Le fait que chacun participe aux décisions, s’entraide et l’égalité dans le partage des richesses annihileraient l’aliénation du travail, ou tout du moins la décentrerait fortement. Par exemple, travailler dans une cuisine libertaire n’est déjà pas considéré comme une oppression par les travailleurs, par contre travailler dans un mac do, si. Enfin, ces marges de temps libérées permettraient de diminuer le temps de travail.

- Les assemblées générales populaires : s’ancrant dans une ville, puis dans des fédérations régionales, elles seraient la source du pouvoir politique... D’après l’avis des commissions qu’elles éliraient, elles orienteraient le sens de la production suivant les nécessités et les désirs sociaux. Son second rôle serait d’assurer la vie sociale et culturelle de la cité. Chaque habitant du lieu (il faut bien un ancrage politique) pourrait participer aux AG. Certains travaux seraient à la charge des AG de quartier comme par exemple le ramassage des ordures qui, effectué collectivement, prendrait peu de temps (et permettrait de réduire les ordures à la source ou de favoriser le compostage, comme on cherchera à s’emmerder le moins possible).

- les assemblées de mandatés (ou d’élus) : la délégation de pouvoir ne pourra sans doute pas disparaître - chacun d’entre nous ne peut pas s’occuper de tout en même temps. Les assemblées de mandatés diffèreront des assemblées d’élus telles qu’elles existent aujourd’hui. Il n’y aura plus en effet de professionnel de la politique, la formation politique sera permanente et ce dès le plus jeune âge, et tous les mandats révocables si les élus ne les suivent pas. Les mandats seront courts, la rotation encouragée, la transparence obligatoire sur le plan politique. Lorsqu’un nouveau mandaté sera élu, l’ancien devra le former pendant 6 mois et aura un droit de regard direct sur le travail de son remplaçant pendant 6 autres mois. On peut imaginer des assemblées générales d’élus ainsi que des assemblées spécifiques liées aux fédérations de travailleurs, ce qui permettra de créer un équilibre de pouvoir entre les deux. Par exemple, si la fédération des travailleurs fluviaux développe le transport de cette nature, une commission d’élus travaillera aussi avec elle et soulignera d’éventuelles carences, ce qui permettra aussi à l’ensemble de la population de se réapproprier le travail si besoin est. En cas de grave problème, la justice sera également assurée par des élus, mais issus d’autres régions que la personne mise en cause. (voir plus bas)

- les équipes de travail socialement utile : ces équipes seraient élues par les assemblées générales, sur une période et avec un mandat précis, et chargées de plusieurs aspects de la vie de la cité - comme la "sérénité" par exemple qui remplacerait la sécurité - il s’agirait de régler les problèmes de coexistence par la médiation (ce qui a existé pendant des siècles avec toutes les formes connues de garde champêtre). On peut imaginer plusieurs tâches en plus : les fêtes, les aménagements de lieu, mais aussi le travail dans les centres de distributions des fédérations. Car il n’y aurait plus de grands groupes privés de distribution mais quelques centres en villes gérés par la population.

- Les conseils des sages : ces conseils seraient consultatifs. Ils auraient un recul par rapport au fonctionnement de la société et pourraient être formés des "anciens" qui pourraient faire bénéficier autrui de leurs expériences, et qui garderaient une utilité sociale valorisante pour eux. Il peut y avoir un conseil des sages par ville, élu par les AG. Leur principale tâche : effectuer des tournées sur les lieux de travail pour vérifier que personne ne soit opprimé ou maltraité ; réfléchir avec du recul aux problèmes rencontrés dans la ville afin de fournir un avis. Ils auraient aussi un poids dans le fonctionnement de la justice.

Sphère politique : la question de la justice et de la "sécurité"

Pourra-t-on se passer complètement de justice, et si non, qui la rendra ? On peut imaginer qu’avec une société plus libre et égalitaire, la majorité des crimes et délits disparaîtront. Mais, pour mettre les pieds dans le plat, que faire en cas de violences envers autrui ? La question d’un code civil unifié ne peut être éludé. En effet les règles doivent être écrites, connues par tous pour être les plus "démocratiques" possibles. Les élus régionaux plancheront avec la fédération de juristes sur la question du droit, et la population contrôlera. A ce sujet là un autre principe doit être réaffirmé : le droit est le même pour tous en ce qui concerne tout du moins le maximum des peines...
Il s’agirait d’une justice de jurés, formés, avec des mandataires du conseil des sages qui donnerait son propre avis ou prendrait la décision. La prison n’existera plus, les peines seront de trois types : soit le bannissement de la ville en cas de crimes graves, soit des peines de travail socialement utile en cas de dégradation importante de biens, soit une reconnaissance publique et orale de sa faute. Une forme d’enfermement peut exister pendant quelques jours ou quelques semaines dans certains cas graves, par exemple des coups et blessures. La personne sortirait lorsqu’elle serait calmée.
Le bannissement n’est pas une peine angélique, elle a suffi à plusieurs civilisations anciennes (Grèce, Afrique, Celtes...) pour maintenir, si besoin est, la sécurité des personnes "attaquées". En effet, en cas de bannissement, tous les liens sociaux de la personne sont coupés par exemple... Là aussi, nos réseaux politiques doivent être un laboratoire politique : l’exemple montre qu’en fait la majorité des problèmes, que ce soit dans un quartier ou dans nos organisations, sont souvent réglés de trois façons... par la plupart de la population :
- le dialogue et les échanges : la meilleure façon de régler les problèmes, c’est d’éviter leur apparition et des AG de quartiers permettront d’éviter la plupart des problèmes, au lieu d’attendre qu’ils explosent ;
- la médiation d’un tiers : par les équipes de sérénité élues ou les proches si ce sont des problèmes "internes" ;
- l’évitement : on oublie trop souvent que d’ores et déjà, la meilleure façon de prévenir la violence c’est d’éviter les personnes avec lesquelles on ne s’entend pas... On peut même imaginer, dans une vision moins angélique des choses, que deux personnes qui souhaitent absolument régler leur conflit par la violence puissent le faire. Cela rejoint la question de l’obscur posée plus bas... Après tout, si deux personnes souhaitent absolument s’entretuer, pourquoi s’interposer ?

Sphère politique : la question économique

1 - les circuits courts L’économie peut être revue de fond en comble afin de respecter les nécessités écologiques qui, si l’on ne s’en occupe pas, s’imposeront de toute façon cruellement à nous tous. Une manière de concilier une économie sociale et fédéraliste avec les impératifs écologiques peut se faire sur deux axes :
- la question du circuit court : qui occupe pas mal d’économistes depuis ces dernières années... Il s’agit de consommer et de produire localement pour tous les besoins essentiels notamment l’énergie et l’alimentation. Ca n’empêche pas de manger des fruits exotiques (voir sphère communautaire) par contre toute l’alimentation de base serait produite dans la région où l’on vit.
- comment y parvenir : en haussant le plancher des courts, c’est à dire en mordant sur les bénéfices de la grande distribution. Un prix minimum pour tous les agriculteurs, un prix maximum pour les consommateurs. Ca, c’est une question de volonté politique, ni plus ni moins. Pour en revenir à notre système fédéraliste libertaire, mais il est bien nécessaire de jeter des ponts, les circuits courts permettent de mieux coupler l’économique et le politique, la prise de distance étant la condition sine qua non de la prise de pouvoir en ce qui concerne l’économie (invisibilisation des gros actionnaires...) Les fédérations de travailleurs et les fédérations régionales, toutes deux ayant des comptes à rendre à la population, permettront d’adapter l’offre à la demande sociale en ce qui concerne les produits de consommation courante.

2- la monnaie et la question de la rémunération Mais alors, comment se produiront les échanges ? Une monnaie sera peut-être encore utile, ne serait-ce que pour éviter de se trimballer avec un bœuf dans le bus, pour l’échanger avec une pyramide d’œufs... Le travail sera déconnecté des formes de rémunération, c’est à dire que le salaire lié au travail disparaît, tout simplement. A la place chaque personne recevra un salaire social universel pour se procurer ce qu’elle souhaite, et aura libre accès en prime à tous les besoins essentiels... Afin d’empêcher l’accumulation des richesses, un éventuel trop perçu sera redistribué, c’est à dire qu’un plafond maximum de ressources sera attribué à chaque être humain. On peut en effet imaginer que certains souhaitent un peu moins ou plus de biens que d’autres, pour diverses raisons... Cela laisse plus de souplesse par rapport à la question de l’égalité des salaires. Aujourd’hui, on en est loin, a priori, mais ces questions vont devenir cruciales de par les nécessités écologiques, les conflits qui risquent de croître du fait des inégalités liées à la mondialisation, de la misère et aussi de la croissance continue de la population mondiale... On peut voir quelques germes d’un changement d’état d’esprit par rapport aux désirs de richesses : le fait qu’une majorité de salariés préfère le temps libre à l’augmentation de salaires, les scandales naissant de la rémunération des patrons et certains jugements qui les forcent à les restituer (ex : Meissier et Vivendi Universal). Il serait d’ores et déjà possibles de redistribuer massivement des richesses : en instituant ce plafond maximum de ressources, tout le reste est repris par la société, qu’il s’agisse de dividendes d’actions, etc. Pour la question de la monnaie, sa frappe et sa distribution sous forme de salaire social universel doit aller de paire avec un contrôle collectif, démocratique. En instituant un intervalle de prix minimum/maximum on peut éviter la spéculation, les flux de marché... Ces débats existent aussi, par exemple lorsque certains politiques parlent de limiter les prix ou leur croissance lorsqu’il s’agit de biens essentiels, ou dans certaines revendications des paysans. Evidemment, c’est très limité, il faut aller plus loin.

Sphère politique : la question de la propriété privée limitée

Pour en arriver à un éventuel fédéralisme libertaire, mais on est là pour ça après tout, non ?, encore faudra-t-il se poser la question cruciale et délicate de la propriété privée. Une manière simple d’avancer sur ce sujet, c’est de poser un principe "universel" : tout le monde a droit à minimum "XY" m2 de surface habitable, et maximum "YZ" ; le trop perçu étant redistribué... Les chiffres étant calculés selon les capacités de surface, la population. Ce qui peut faire quand même plusieurs centaines de mètres carrés par personne, c’est pas la misère non plus... loin de là. Et oui, si l’on souhaite un système fondé à la fois sur la liberté et l’égalité, ça ne va plus être possible d’avoir trois maisons secondaires, si à côté une partie de la population vit dans un grand placard ou dans la rue. Prendre les idéaux de gauche, et/ou anarchistes au sérieux, c’est considérer qu’il va falloir remettre les compteurs à zéro sur certaines questions ayant trait à la propriété privée, de toute façon toute évolution sociale favorable à l’ensemble de la population ne pourra pas se faire sans poser cette problématique, des propriétaires riches qui gardent des logements vides aux propriétaires des entreprises... Pauvres riches ? Laissez-moi rire... Ils garderont une maison, une voiture électrique, un bon jardin... Que demandez de plus comme base d’existence, finalement ? On peut aussi imaginer la récupération de logements abandonnés comme maisons de vacances, etc. Finalement c’est pour leur bien, ai-je envie de dire... Tout ce stress lié à l’avidité ou à la peur de tout perdre, c’est mauvais pour la santé. Encore une fois le principe d’intervalle (maximum / minimum de ceci ou cela) permet d’avancer plus rapidement sur un projet alternatif, après le bon sens collectif fera le reste.

La sphère communautaire : la liberté d’entreprendre et la question du marché limité

Jusqu’ici nous avons parlé de ce qui est socialement utile pour faire tourner la société - éducation, transport, vie politique d’une cité ou de fédérations régionales, etc. Mais en dehors de ces 30 heures hebdomadaires (pour certains économistes libéraux - ! - il suffirait de 25 heures !!) pour faire tourner la société, politiquement et économiquement, les individus seront libres également de s’associer avec qui ils souhaitent pour faire ce qu’ils veulent. On peut appeler ça une sphère communautaire, ou culturelle, qui ne dépend pas d’un lieu et ne doit rendre des comptes à personne du moment que le minimum de règles collectives est assuré (par exemple, on n’est pas libre d’incendier les forêts, mais libres de créer une association de spéléologie)... Pour simplifier, la sphère politique se charge de la question de l’égalité et de la permanence des ressources ; la sphère communautaire et intime est garante de la liberté des individus. Ces trois sphères se chevauchent temporellement voire s’interpénètrent parfois...

Ainsi, les libertaires et anarchistes devraient se réapproprier la liberté d’entreprendre, non pas au sens capitalistique du terme, mais au sens premier. C’est-à-dire qu’un titre de la presse libertaire est issu de la libre association d’individu-e-s autour d’un projet - il s’agit bien de liberté d’entreprendre. Cette liberté est garante aussi de la liberté d’expression et de création dans son ensemble, de la possibilité de produire des biens artisanaux même s’ils ne plaisent qu’à un public restreint. On peut imaginer par exemple qu’il soit nécessaire, pour la Fédération du grain, de produire des céréales en quantité (culture extensive) ; mais que vous pouvez cultiver dans des jardins associatifs une espèce particulière de cornichon appréciée seulement par un nombre réduit de personnes... Cet exemple peut prêter au haussement d’épaules, mais mieux vaut préciser encore une fois dans quelle société nous voulons vivre... Et dans cet exemple-là, il s’agit encore de liberté d’entreprendre, au sens premier du terme. D’ailleurs, tous les mouvements écologiques et libertaires naissent d’une volonté d’entreprendre quelque chose. Récupérer les principes que se sont appropriés les capitalistes est important, car le même capitalisme ne favorise pas la liberté d’entreprendre - il faut être financièrement riche pour cela. Ainsi chaque individu et groupe social gardera un équilibre nécessaire entre la liberté d’entreprendre et l’égalité qui suppose l’accès à des services essentiels. Encore une fois, cela suppose de délimiter le travail socialement utile du travail de plaisir personnel ou communautaire. Même si cette appréciation peut paraître parfois arbitraire elle donne un ordre d’idée dont à mon avis il est difficile de se passer.

La question du marché limité : je pense, pour ne pas dire que j’en suis persuadé, qu’une forme de marché sera toujours indispensable pour garantir les libertés individuelles. Cela n’a rien à voir avec le marché capitaliste : il ne s’agit pas d’accumuler des richesses, de jouer à la bourse ou de financiariser l’économie. Mais de disposer d’un lieu libre d’accès où l’on puisse déposer et échanger des marchandises, avec un plafond de volumes d’échanges Les Systèmes d’échanges locaux sont déjà une forme de marché, c’est-à-dire que dans la majorité d’entre eux on ne peut accumuler qu’un certain nombre de gain. Ce marché servirait pour tous les biens produits individuellement ou en sphère communautaire. La différence avec un marché citadin classique, sur une place, c’est que ces échanges ne constituent plus le moyen de vivre des individus - il s’agit de "surtravail" ou d’œuvres individuelles. Cette forme de marché limité servirait aussi à redistribuer des biens (un peu comme le système de vide grenier) selon les besoins... La sphère intime : la nécessité de l’obscur pour une utopie élusive

L’anarchie sociale défend bien entendu l’idée d’une vie privée. C’est la politique et la gestion qui doivent être transparentes et connues de tous, et non pas l’intimité, or on peut souvent avoir l’impression que c’est l’inverse qui est à l’œuvre... Mais la sphère intime dans un système fédéraliste pourrait dépasser la simple question du foyer ou des relations de couple. L’obscur peut être une zone géographique, à l’intérieur d’un pays, d’une région, qui échappe à toute forme de contrôle social. Une région sauvage, par exemple, où celles et ceux qui le souhaitent pourraient se rendre et vivre sans système social, ou en refaire un qui leur convient. Il peut s’agir aussi de lieux, à l’intérieur de villes, qui échappent à tout contrôle collectif mais où ne rentreraient que les personnes qui le souhaitent... Cela permettrait de garantir une liberté supplémentaire.

Les cycles de vie et la mutation

Enfin, les individus devraient pouvoir lier leurs propres cycles de vie avec les besoins de la société. A un moment on peut avoir envie de plus travailler, à un autre de prendre une année sabbatique. La différence avec le discours des libéraux, c’est que dans ce cas-là on aura toujours droit à une permanence des ressources et à un minimum de qualité de vie. L’outil informatique et la gestion de capital-temps pourrait permettre de déterminer une annualisation du temps du travail... qui serait librement choisie par le travailleur, en tenant compte des contraintes sociales (allégées) et non pas imposée d’en haut ! Une formation choisie à d’autres métiers ou travaux socialement utiles permettraient également d’avoir d’autres parcours de vie, au lieu par exemple d’avoir des profs, parfois, démotivés à 40 ans ou des plombiers qui en ont marre au bout d’un moment. Enfin un système de retraite intermédiaire d’un ou deux ans permettrait de redéfinir d’autres projets de vie, de se ressourcer. Après tout certains retraités veulent garder des activités, ou ne demandent qu’à être utiles, tandis que des salariés aimeraient souffler... Cet article peut paraître optimiste, trop diront certains. Au bout de dix ans d’engagement politique il me semble qu’une partie de la population ou des militant-e-s demandent autre chose que le statut quo social. Il y a dix ans, personne n’imaginait le mouvement altermondialiste, le désir croissant de démocratie et de prise en main de sa vie. Le développement de thèmes comme la décroissance. Il y a dix ans, le simple fait, pour des associations qui luttaient sur ce terrain-là, de mentionner un contrat légal, et possible, entre deux homosexuels faisaient hausser les épaules d’autres militants trop empêtrés dans la routine quotidienne. Ca marchera pas, la population sera trop hostile, etc. Un peu mon neveu...
Les militants ne doivent pas être des limitants. Soyons plus audacieux dans nos désirs et nos actes.

Raphaël


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