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SEXISME, RACISME ET COLONIALISME

Conférence d’Elsa Dorlin, 30 janvier 2008


Elsa Dorlin est maître de conférence en philosophie à Paris 1 et l’auteure de La Matrice de la race : généalogie sexiste et coloniale aux éditions La Découverte.


L’ÉMERGENCE DU CONCEPT DE RACE ET DU RACISME MODERNE

Le concept de race tel qu’on l’entend dans un sens moderne apparaît à la fin du XVIIe siècle en France. Ça ne veut pas dire que le terme n’existait pas auparavant, mais il désignait essentiellement la « famille » ou le « clan » (définition qui a trait à la filiation, on parlait par exemple de « race noble »). A la fin du XVIIe siècle, la race prend un sens nouveau, elle désigne désormais les caractéristiques phénotypiques des individus, c’est à dire la taille, les cheveux, le nez, les lèvres, la morphologie, les caractères psychologiques. Tout au long du XVIIIe siècle, la couleur de peau ne sera pas un trait caractéristique de ce qu’on appelle alors « les races humaines », on va plutôt trouver une définition de la race plurifactorielle  : cheveux, couleurs, physionomie et des critères esthétiques comme la beauté des femmes, par exemple. A la fin du XVIIe, ces caractéristiques phénotypiques vont être considérées comme étant communes à plusieurs peuples et vont inciter les savants à définir des « races humaines ». Auparavant les peuples étaient définis selon des caractéristiques géographiques, politiques, culturelles voire religieuses. A partir de la fin du XVIIe siècle, on va considérer que l’identité des peuples est une identité plutôt interne, c’est ce qu’on appelle un « facteur endogène », quelque chose qui ne vient pas de l’extérieur (histoire, régimes politiques, climat), mais plutôt de l’intérieur (le tempérament, le sang, etc.). La « race  » devient progressivement, au cours du XVIIIe siècle, un facteur d’endodétermination c’est à dire que la race n’est plus l’effet d’une différenciation géographique, politique ou religieux de l’humanité, elle devient la cause des différenciations physiques des individus et des peuples.

On ne peut pas comprendre l’émergence de cette théorie raciste, qu’est le racisme moderne, et que l’on connaît encore aujourd’hui sous une forme renouvelée, sans le lier étroitement à l’entreprise coloniale. En effet, à la fin du XVIIe siècle, l’émergence du concept de « race », dans la philosophie naturelle, correspond à la période d’intensification du commerce triangulaire et des systèmes esclavagistes dans les Amériques. Il ne s’agit pas de dire que l’idéologie raciste a « justifié » l’esclavagisme, comme si elle était venue après coup. C’est plutôt une relation concomitante qui lie un système politique et une théorie, à même de légitimer un certain nombre de rapports de pouvoir nouveaux.

PARADOXE DE LA MISOGYNIE ET DU COLONIALISME

A la fin du XVIIe siècle, le dispositif de pouvoir patriarcal, (je parle ici du dispositif juridique qui exclut les femmes d’un certain nombre de positions de pouvoir et de privilèges - par exemple, la loi salique), se maintient dans le cadre d’un certain nombre de discours philosophiques et médicaux. Si on veut résumer ce dispositif patriarcal d’ancien régime, il y a un adage : « Toutes les femmes sont par nature inférieures à tous les hommes ».

A la fin du XVIIe et XVIIIe siècle, l’expansion coloniale et l’intensification consécutive du système esclavagiste va venir bouleverser cette équation de la domination masculine : « Une femme blanche est-elle par nature inférieure à un homme noir ? ». C’est le fait de croiser ces deux types de domination, ce qu’on appelle aujourd’hui la domination de genre et la domination raciste, qui va imposer une redéfinition du sexisme, et par voie de conséquence, du racisme. Avant la fin du XVIIe, on peut considérer que l’on est plutôt dans un dispositif « misogyne », c’est à dire que la domination délimite un groupe « par nature » subalterne : les femmes. A partir de la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle, précisément parce que se pose la question des hommes noirs qui ne peuvent pas être considérés comme supérieurs « par nature » aux femmes blanches, on va rentrer dans un système que l’on appelle théoriquement et politiquement le « sexisme » à proprement parler. C’est là ce que j’ai appelé le paradoxe entre misogynie et colonialisme, comment maintenir à la fois la domination de genre et la domination raciste, comment tenir les deux ?

Alors comment résoudre ce paradoxe entre misogynie et colonialisme : comme une femme blanche peut-elle être supérieure à un homme noir tout en étant inférieure à une homme blanc ? Il ne faut pas que les femmes blanches soient considérées comme inférieures aux hommes noirs et pour autant il ne faut pas que les femmes blanches soient considérées comme égales ou supérieures aux hommes blancs. Donc il faut maintenir ces deux systèmes de pouvoir. Pour résoudre cette question, le modèle de la misogynie ne va pas disparaître, il va se généraliser à des groupes qui ne sont pas des « femmes ». En d’autres termes, il va devenir un modèle discursif et permettre, entre autres éléments que je laisse de côté ici, de constituer une première hiérarchie raciste entre les peuples. C’est ce que j’ai appelé le « tempérament de sexe et le tempérament de race ». C’est à dire que l’on va s’inspirer de cette idéologie misogyne pour constituer une idéologie raciste. « On va s’en inspirer », cela ne veut pas dire que l’un précède l’autre, mais on va plutôt trouver une façon de reformuler les deux.

Alors le « tempérament », qu’est-ce que cela signifie ? Sous l’ancien régime et jusqu’au XVIIIe siècle, on pensait l’infériorité des femmes avec ce concept de tempérament. Les femmes étaient par nature inférieures aux hommes parce qu’elles avaient un corps, un naturel, qui était composé d’un certain nombre d’humeurs, d’éléments corporels considérés comme pathogènes. Les femmes étaient considérées par nature comme des êtres inférieures aux hommes, parce qu’elles étaient sujettes à beaucoup plus de maladies que les hommes, en raison de la constitution de leurs corps mêmes. On n’utilise pas l’argument de la force ou de la faiblesse physiques, on n’utilise pas l’argument de la supériorité ou de l’infériorité intellectuelles ou morales, dans la mesure où ces arguments sont toujours sujets à des querelles infinies : une paysanne sera toujours plus forte physiquement qu’un marquis enfermé dans sa demeure à lire des livres. Donc l’argument de la force physique n’est pas absolument efficace pour fonder la différence sexuelle et partant l’infériorité des femmes. Idem, en ce qui concerne la supériorité morale ou intellectuelle, le culte marial, la glorification de la vertu féminine, contrebalance les arguments misogynes. En revanche, toutes les femmes, qu’elles soient nobles, bourgeoises, domestiques ou paysannes, étant assignées à la reproduction, contraintes aux grossesses à répétition, elles semblent beaucoup plus « infectées » par un certain nombre de maux que les hommes, et leurs maux qui se « voient » : elles saignent, elles coulent (le lait, les sécrétions vaginales, ...), elles meurent en couche, etc. Et toutes ces maladies « féminines » constituent toute une fantasmagorie du corps féminin, qui en font un corps constamment malade, un corps « par nature » malade. Les femmes sont donc considérées d’un « tempérament », d’un naturel, flegmatique, considéré comme le tempérament le plus propice à nombre de maux. Les femmes, quelle que soit leur condition sociale, sont plus faibles, car leur corps semble précaire, noyé dans des humeurs malsaines.

C’est précisément sur cette idée, cette idée du sain et du malsain, que l’on fonde la supériorité masculine. Or, c’est cette idée que les systèmes racistes vont d’abord « emprunter ». Au XVIIIe, et ce jusqu’au milieu du XIXe siècle, en aucune façon l’on parle des esclaves en termes de « bestialité » du corps africain. Cette représentation raciste s’imposera vraiment à la fin du XIXe siècle avec le darwinisme. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, on a plutôt affaire à une rhétorique de « l’effémination  » des corps mis en esclavage et des corps colonisés. Les idéologies racistes sont d’abord fondées sur le fait de ramener le corps noir à un corps efféminé. On ne va pas « jouer » sur la force physique. Ce sur quoi on va jouer, c’est sur la constitution pathogène, maladive du corps africain.

Pour Carl von Linné, l’un des plus grands naturalistes de l’époque, il existe 5 races : Européenne, Asiatique, Américaine, Africaine et puis une race d’hybrides dont on ne sait pas trop si c’est encore des humains ou des animaux. Pour Linné, les Européens sont d’un « tempérament sanguin », considéré comme le tempérament le plus sain mais aussi comme le plus « viril » des tempéraments. Ils témoignent d’une vigueur naturelle, la chair rosée, le corps vigoureux, le teint noble. Les Asiatiques sont d’un tempérament mélancolique (c’est le tempérament de la bile), les Asiatiques sont colériques (bile noire), et les Africains sont ... flegmatiques, c’est à dire précisément d’un tempérament que l’on prête aux femmes en Europe. Le tempérament flegmatique est le tempérament froid, humide. Dans le texte de Linné, il y a précisément « corps africain= corps efféminé ».

Il y a un discours de la médecine esclavagiste tout au long du XVIIIe siècle qui va considérer que le régime esclavagiste, le fait de travailler au lever du jour, le fait d’avoir un repas frugal, le fait de ne pas être habillé, de vivre en extérieur, comme un véritable régime de santé pour les Africains. L’esclavagisme permettrait de « sublimer » ce naturel maladif sur lequel on fonde leur infériorité de nature. L’idée, ici, c’est qu’à partir de ce tournant du XVIIe et du XVIIIe siècles, le féminin et le masculin ne sont plus des attributs exclusivement attribués aux femmes ou aux hommes à proprement parler. Le féminin et le masculin vont permettre de figurer un rapport de pouvoir. Le féminin et le masculin - le rapport de genre - vont devenir un mode de symbolisation d’un rapport de pouvoir qui va fonctionner à plein dans le racisme. Et c’est pour cette raison que l’on passe de la misogynie au sexisme, à proprement parler.

L’idée maintenant, c’est qu’on ne peut pas comprendre le « sexe » et la « race », entendues comme des catégories politiques, de façon séparés : c’est impossible. Il n’y a pas d’identité sexuelle qui ne soit pas racialisée, il n’y a pas d’identité raciale qui ne soit pas sexualisée. C’est à dire que la « race » et le « sexe », en tant qu’ils sont produits dans et par le sexisme et le racisme modernes, vont devenir des instruments pour figurer des rapports de pouvoir.

L’IDENTITÉ SEXUELLE, COMME FACTEUR DE RACIALISATION

Ce qui m’intéresse ici, c’est vraiment la façon dont l’identité sexuelle va constituer un opérateur de racialisation des individus. Théoriquement, je m’appuie sur l’idée selon laquelle la « race », en tant que catégorie politique, ne préexiste pas au racisme. En aucune façon, il n’y a chez les naturalistes ou les philosophes, des discours spontanés sur la « race » et ensuite un système qui s’appelle le racisme et qui viendrait « instrumentaliser  » ces discours scientifiques. Il s’agit d’un dispositif de savoir et de pouvoir, pour reprendre une expression foucaldienne. Il n’y pas de « races » indépendamment du rapport raciste. De la même façon qu’il n y a pas de « sexes », en dehors du rapport de genre, en dehors du rapport qui a fait advenir cette identité sexuelle dichotomique et hiérarchique (hommes/femmes, masculin/féminin...).

Je vais maintenant me concentrer sur les femmes esclavagisées. Je laisse de coté les hommes, même s’il y aurait beaucoup à dire, mais j’en ai un petit peu parlé en évoquant le processus d’effémination des hommes esclavagisés. Je vais parler de mutantes. Les femmes noires esclavagisées, vont être pensées comme de véritables « mutantes » : elles n’appartiennent ni à la catégorie de la féminité classique, ni à la catégorie de la masculinité classique.

Cette norme de la féminité classique, on la retrouve, par exemple, aujourd’hui dans la simple opposition entre la «  mère » et la « putain ». En vérité, c’est quelque chose qui est très ancien. Cette façon de concevoir la féminité entre ces deux bornes qui étaient au départ le culte marial (Marie, la virginité, la pureté, la moralité et la maternité sans sexualité), et de l’autre coté l’Eve tentatrice, la femme lubrique, sexuellement insatiable... Entre ces deux extrêmes, l’idéal de la féminité reste un entre deux. On ne peut pas constituer une norme sans des points d’exclusion. On ne peut pas constituer une norme sans dire ce qu’elle n’est pas, et ce par rapport à quoi elle s’oppose. Et par rapport cette norme de la féminité classique, que je vais appeler norme de la féminité dominante, blanche, on oppose d’une part, les saintes (une toute minorité de femmes), et, surtout, les figures de prostituées, de femmes débauchées, mais aussi de femmes « exotisées », racisées. Cette question de la constitution de la figure morale de la féminité, s’est d’abord constituée en opposition aux femmes lubriques, aux prostituées. Ces dernières sont considérées au Moyen Age comme des femmes « viriles  », parce qu’au lieu d’avoir un tempérament froid, humide et flegmatique, elles ont au contraire un tempérament chaud, un corps brûlant, torride. Pourquoi les considère-t-on comme des femmes « chaudes » ? Parce que la chaleur c’est la lubricité sexuelle, mais c’est aussi la chaleur physiologique. Or les prostituées étaient considérées comme des femmes stériles, comme des femmes tellement chaudes de l’intérieur, qu’elles brûlaient le sperme de leur compagnon et c’est pour cela que l’on considérait les rapports prostitutionnels comme étant des rapports stériles. Evidemment ça arrangeait beaucoup les hommes qui avaient affaire aux femmes prostituées pour les questions de transmission du nom, de l’héritage et donc pour protéger leur filiation légitime. « Mules du démon », c’est la façon dont on a nommé les prostituées parce que la mule est un animal stérile.

Donc il y a cette première norme de la féminité (flegmatique, froide, humide, faible, mais moralement toute en retenue, sexuellement innocente, peu entreprenante), qui s’est constituée par rapport à ces femmes prostituées, débauchées, ces « mules du démon ».

Or, est-ce que les femmes esclaves correspondent à cette norme de la féminité dominante ? L’idéologie sexuelle dans les colonies françaises et notamment dans les Antilles aux XVIIIe et XIXe siècles va exclure les femmes esclaves de la féminité en les présentant comme des femmes viriles, brutales, lubriques et insatiables. Cette représentation extrêmement pérenne de la féminité noire a ainsi permis de légitimer les viols systématiques des femmes esclaves (par les colons ou les contremaîtres blancs). Alors pourquoi j’appelle ce processus, un processus de mutation ? Pourquoi les femmes noires apparaissent-elles alors comme des « mutantes » ? En excluant les femmes noires de ce portrait physiologique, psychologique, physique et moral de la femme morale, on les maintenait en deçà des femmes blanches. Cette représentation raciste est également entretenue par une division du travail servile qui n’est pas sexuellement marquée dans les champs de canne à sucre : hommes et femmes esclaves effectuent le même travail de force. Il n’y a donc pas de différenciation sexuelle marquée par la division du travail, alors qu’elle est patente dans la société des maîtres...

[la suite sera bientôt écoutable sur le site de la Maison Populaire de Montreuil]


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