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Au sujet de la souffrance au travail
ENTRETIEN AVEC CHRISTOPHE DEJOURS
Christophe Dejours, directeur de laboratoire de psychologie du travail, présente ses recherches dans cet extrait d’entretien publié dans Nouveaux regards, un trimestriel de la FSU. Nous avons jugé utile de le reproduire car ses travaux sont encore très peu connus ou utilisés par les militants. Cet entretien date de l’an dernier, à l’occasion des présidentielles.
- Pour vous qui travaillez sur le travail
depuis 20 ans ou plus, quelle est l’actualité
de la question ? Que dites-vous par exemple
aujourd’hui que vous ne disiez pas il y
a dix ans ? Et vers quoi tendent vos recherches
?
Les changements dans la réalité, dans l’état
du monde, nous obligent à parler autrement et
à changer la manière de penser les questions
du travail.
Dans une première étape, des années 70 à
90, on pensait ces questions sur le mode de la
dénonciation de ce qui était le plus inacceptable,
le plus horrible. Et c’était la santé au travail
qui intéressait le plus les syndicats et suscitait
l’indignation des gens. Le travail pouvait générer
le pire, des maladies psychosomatiques,
une fragilisation du corps, des cancers... Des
gens pouvaient être détruits par les rapports
psychologiques au travail.
On n’avait pas vu le pire : on en est depuis une
décennie aux suicides sur le lieu de travail :
environ 300 à 400 par an et ça augmente. Des
gens sont capables de déployer des trésors
d’intelligence pour tenir au travail jusqu’à la
décompensation.
Décompensation :
On peut expliquer le suicide par une décompensation
de quelque chose qui normalement
est compensé. La normalité n’est pas une
donnée, c’est quelque chose de conquis. La
décompensation, c’est l’indice que la personne
a perdu la bataille, qu’elle capitule. Ce
n’est pas l’indice d’une fragilité quelconque, le
fait d’une structure pathologique particulière.
Tout le monde peut en être victime et aller jusqu’au
suicide.
On a connu la violence ouvrière dans le travail,
la dureté des rapports sociaux. Le harcèlement
au travail, ça ne date pas d’aujourd’hui. Il
y avait des compensations dans l’espace familial.
Ça retombait sur la femme et les enfants.
Il y a eu des recherches sur les pathologies de
décompensation et les compensations.
Le travail peut aussi générer le meilleur. Des
rapports réussis au travail constituent une promesse
; du travail comme épreuve de la vie, je
sors grandi, transformé, avec un espoir de
reconnaissance, de gratitude par le travail individuel
et collectif. Il n’y a pas de travail s’il n’y
a pas de zèle : le zèle c’est l’intelligence
plus la mobilisation de l’intelligence.
Centralité anthropologique du travail
Cette centralité est politique : travailler c’est
produire et c’est vivre ensemble, c’est coopérer
; on travaille toujours pour les autres.
Cette centralité est subjective : le travail, c’est
l’accomplissement de soi, l’identité de soi.
Il y a aussi la centralité du travail par rapport au
genre, la centralité épistémologique du travail.
Penser l’action c’est prendre le travail comme
un objet politique parmi les plus prioritaires.
Le problème c’est que le politique est incapable
de penser le travail et sa centralité, de
comprendre que via le travail on transforme la
société tout entière.
Aujourd’hui, on est très préoccupé par les
conditions qui permettent au travail de s’inscrire
comme une chance, une espèce de
deuxième chance, pour la construction de soi
et de l’identité. C’est le travail comme
accomplissement de soi, voire de l’émancipation
et pas seulement le travail médiateur
de la santé. C’est l’antithèse de l’aliénation.
C’est pour moi un problème majeur. Il
ne faut pas lâcher là-dessus. Il n’y a pas de
fatalité dans la question de la domination au
travail. C’est vrai que la destructuration des
solidarités à l’intérieur dans l’organisation du
travail, a été très efficace. La rapidité des
transformations a cassé les syndicats qui se
sont effondrés. Il n’y a pas eu de résistance.
On aboutit à la servitude volontaire : la participation
à des actes que nous réprouvons. Il faut
comprendre comment, à travers des formes
concrètes, le travail est requis pour obtenir des
évolutions de la société (plus de richesses
créées et plus de pauvres) où nous sommes
parties prenantes.
Nous apprenons des sciences du travail, que
quelle que soit la subtilité et l’inventivité de l’organisation
du travail, il subsiste toujours un
décalage irréductible entre le travail prescrit
par l’organisation et le travail effectif. Le
travail vivant est nécessaire pour gérer l’écart,
individuellement ou collectivement. Les gens
doivent mobiliser l’intelligence au travail, l’intelligence
du travail. Il nous faut étudier cette
mobilisation de l’intelligence, ces formes de
l’intelligence. Une des découvertes majeures,
c’est qu’il faut du “ zèle “, que des
milliers de gens y mettent du zèle pour faire
marcher le système. Quand on dit c’est le
marché, quand on dénonce le marché tout
puissant quelque chose qui relève de l’extériorité,
on ne comprend pas que le système ne
marche pas tout seul, sans une espèce de
génie endogène. D’ailleurs, moi le premier,
comme patron de laboratoire, je suis partie
prenante dans le fonctionnement du système.
Quand je parle de “ servitude volontaire “ je
suis tout seul. Beaucoup sont contre. Cela
suppose de tels déplacements de la pensée.
Dans les années 70, j’ai commencé à parler de
souffrance au travail. Les syndicats m’ont traité
de petit bourgeois. L’ouvrier ne se plaint pas, il
combat.
La servitude volontaire, c’est pénible à envisager,
mais c’est une chance, une possibilité de
déstabiliser la domination, car rien n’empêche
de faire autrement.
La responsabilité des scientifiques est énorme.
Alerter les gens en montrant que la question
de la domination est fondamentale. Peut-on
considérer le social comme étant toujours une
ressource ? Je dirai oui et non, mais en n’oubliant
pas que le social c’est d’abord la domination,
que l’aliénation est première.
Si on ne rouvre pas la question du travail, il n’y
a pas de solution.
Les policiers, ils font aussi un travail, ils ont
peur, ils souffrent. Les chômeurs, ils souffrent
aussi du mépris des autres. On pourrait parler
des professeurs de collège. Tous développent,
pour résister, des stratégies collectives
de défense. Ils démontrent qu’on n’a
pas besoin de la société organisée, qu’on
est fort.
Mais il n’y a pas d’issue si on ne réouvre pas la
question du travail. Je ne parle pas du “ travailler
plus “ qui est l’antithèse de la valeur travail.
A partir de la servitude volontaire, on peut penser rationnellement l’action, penser l’action en
prenant en compte ce que la clinique du travail
nous apprend. Ça dérange le syndicaliste
comme le sociologue. Mais ça ouvre des perspectives.
L’action suppose une démarche critique sur la
manière de faire, ou plutôt sur la manière de
penser.
- Vous êtes attaché (c’est la raison pour
laquelle nous vous avons sollicité spécifiquement
dans ce dossier) à la rencontre
entre la recherche et l’action, à la façon
dont vos recherches contribuent à la transformation
des situations de travail. Quelles
voies explorez-vous dans ce sens ?
On n’a pas beaucoup d’idées sur la manière
d’agir parce qu’on n’arrive pas à penser certaines
questions. On fait des erreurs d’analyse.
Cela conduit à la démobilisation, la résignation,
l’accablement devant quelque chose que nous
ne comprenons pas. Si l’analyse fait apparaître
les choix possibles, on peut sortir de la fatalité
; mais il faut des idées, des éléments qui aident
à comprendre.
Par exemple, si on démonte le zèle, on a des
éléments pour sortir de la domination symbolique.
Tout cela tient aussi grâce aux chercheurs
qui ont une responsabilité considérable.
Quand Dominique MEDA a sorti son livre
sur la fin du travail, les chercheurs pensaient
tous cela. Pour renverser la situation il faut
penser le rapport entre domination et lutte pour
l’émancipation et la façon dont tout cela se
concrétise dans les organisations du travail, la
qualité totale et les conditions de sa certification.
La qualité totale, c’est un contresens théorique.
Celui qui travaille doit toujours faire
face à quelque chose qui n’est pas prévu
dans la prescription. Comme le pensait
Marx, le travail est toujours à la fois vivant,
individuel et subjectif. Dans le travail vivant
on fait face à l’expérience du réel, on
invente dans un corps à corps avec l’objet
technique, la matière. La qualité totale, ça
peut être un idéal mais pas un préalable à la
certification. En fait, ça oblige à tricher, à frauder
pour remplir des papiers. Mais la fraude, ça
casse les gens, le moral ; on se trahit soi-même,
on trahit les règles du métier. L’enthousiasme
est en voie d’être détruit partout avec
cette absurdité. Et le système ne marche que
parce que tout le monde est amené à mentir à
soi-même et aux autres. Prenons les bilans
d’entreprises : les rapports de bilans, c’est du
mensonge organisé. La qualité totale, c’est
AZF à Toulouse !
Si on arrive à penser tout cela, on trouvera les
solutions ; il y aura un retour au réel. J’espère
qu’il ne sera pas trop tard.
Si nous n’avons pas une critique suffisamment
nourrie, ça peut nous revenir sous forme de
catastrophe économique, de crise (il faut voir
comment le système soviétique s’est écroulé).
Nos systèmes sont fragiles. Le système de
santé est hypertendu. Les gens travaillent
trop. La crise n’est pas souhaitable : une crise
mondiale, ça serait l’horreur. Il faut remettre en
cause avant qu’il ne soit trop tard, repenser
tout cela autrement. On peut travailler autrement
en développant la solidarité, en
reconstituant le système autour de la
coopération au travail. Celle-ci n’a pas
disparu ; elle est seulement étouffée. C’est une
perte d’énergie considérable. Il faut retrouver
les éléments pour constituer la coopération,
reconstituer les liens entre le travail et
la culture, retrouver le sens du travail. Travailler
pour de l’argent, pour la maison... ça
ne sert à rien si on n’a pas le temps d’en
profiter. La continuité entre travail et culture,
ça passe par la référence au métier, le travail
bien fait, le travailler ensemble. Le postulat
pour l’action, ça n’est pas de fixer des objectifs
d’action, des mots d’ordre qui limitent, des
prescriptions. Il faut d’abord être capable de
penser les choses : les gens trouveront des
solutions à partir de leur situation. Compte tenu
de la centralité du travail, si on repart du travail,
tout suit.
Il ressort de mes enquêtes que les gens ne
parlent plus du travail. Il faut absolument revenir
au travail, pas au management, débattre de
ce qui marche ou ne marche pas, parler du
réel dans le travail. Echanger sur le réel, là où
ils souffrent, ça intéresse, il y a de la curiosité.
Et ça part tout de suite sur “ qu’est qu’on fait
pour le faire mieux ou moins mal “.
Il faut apprendre à parler, à rendre compte
de son expérience du travail pour le rendre
visible, justifier ses choix. Apprendre aussi à
écouter pour reconnaître que c’est intéressant.
Si on le fait, c’est magique. Le réel, c’est ce qui
résiste, c’est aussi le commun. A partir de là, l’imagination
repart.
Le postulat de l’action, c’est si les gens pensent
autrement, ils agissent autrement. C’est
donc repenser la capacité de penser.
Tout cela vaut aussi pour les cadres. Ces vingt
dernières années, on a appris l’inverse : que
l’autre c’est un salaud, que finalement moi
aussi je suis lâche. Or j’agit si j’aime les autres,
pour l’amour des autres, pour la justice...Les
gens sont capables de redevenir généreux
(voyez Tchernobyl, la tempête de 1999...). On
peut retrouver ainsi dans l’action, l’enthousiasme,
la reconnaissance, la confiance dans
les autres. Par contre, si on n’apprend que le
mépris de soi, la méfiance des autres, on ne
part pas dans l’action.
- Souhaitez vous donner votre point de vue
sur la façon dont le syndicalisme prend en
compte les questions du travail ?
Les syndicats ont un peu manqué les rendezvous.
Ils ont été précédés par les sociologues,
les intellectuels. Nous sommes tous à la fois
des individus et des collectifs. Les adhésions,
les collectifs se font à partir des individus. Mon
champ de travail comme chercheur c’est la
coopération. Le collectif, c’est un accord normatif
sur ce qu’on fait ensemble, les règles du
vivre ensemble. Le métier, ce sont des règles
techniques et morales à la fois. L’efficacité
repose sur ce qu’on fait ensemble.
Il y a une difficulté théorique à penser les
rapports entre l’individuel et le collectif.
Les syndicats se sont pris les nouvelles formes
d’organisation du travail qui les ont démantelés.
Ils ont été à la fois partie prenante et victimes.
La qualité totale, c’est aussi cela.
Il y a un vrai problème d’articulations entre syndicats
et chercheurs dont l’enjeu est la domination
symbolique. L’action syndicale découplée
de la recherche, de la pensée critique, va
dans le mur.
La capitulation de la pensée critique est une
catastrophe.
- L’Institut de recherche de la FSU est un
outil pour des syndicalistes. Dans le cadre
de ce dossier, nous avons organisé une
table ronde entre des militants pour commencer
à explorer l’hypothèse que l’activité
militante est un travail qui appelle lui
aussi des transformations. Pensez-vous
que c’est une piste à suivre ?
La réponse est évidente.
Il faut revenir à Aristote : il n’y a pas d’action
sans travail. Le juriste, la secrétaire, l’enseignant,
le militant, le politicien etc. font du travail.
Mais le travail politique ou syndical, ça
n’est pas l’activisme échevelé mais la politique,
le syndicalisme.
L’organisation du travail, c’est l’échelon du collectif,
de l’activité déontique, des règles de travail,
ça relève de l’action de la praxis.
Le travail militant relève bien sûr du travail.
L’action coupée du travail n’existe pas. Mais
elle n’est pas qu’un travail.
Quand je travaille, j’engage le destin d’autrui
(c’est évident pour le médecin ou l’enseignant
mais pas seulement). Je travaille pour mes collègues,
j’engage les autres. Je suis donc dans
l’action. Ne pas découpler travail et action,
c’est ça l’espoir.
Interview réalisée par Yves Baunay, Evelyne Rognon et Régine Tassi
(Cette partie d’interview minore la question du
capitalisme et des rapports de domination
dans les entreprises qu’induit ce mode d’organisation
économique. Mais cette critique est
présente dans les ouvrages de Dejours)
A lire : Souffrance en France : la banalisation
de l’injustice sociale, Ch. Dejours, Seuil, 1998.
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