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AccueilJournalNuméros parus en 2007N°57 - Mars 2007L’ecologie dans tous ses états > Le temps de respirer

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Le temps de respirer

Pour une approche écologique du temps


Au productivisme libéral répond en écho le productivisme militant, dans une symétrie qui ne laisserait guère la place aux incidences de se développer. Si plus de lois liberticides apparaissent, plus de réponses subversives doivent voir le jour dans un court laps de temps - au final les initiatives militantes sont dictées par l’emploi du temps de l’Etat et des capitalistes, d’ou les « anti » réactifs. Les mouvements écologistes créent quant à eux leur propre temporalité déconnectée de la roue productiviste, en liant action et réflexion, et en suivant d’autres cycles comme celui des saisons. Un simple constat : le front des luttes sociales s’épuise et repart à zéro régulièrement, en oubliant totalement toutes les luttes passées, alors que les mouvements écologistes, eux, durent. Il était peut-être temps de se pencher collectivement sur cette dichotomie.


ACCROISSEMENT DE LA DISTORSION ENTRE TEMPS PHYSIQUE, TEMPS SOCIAL ET TEMPS SUBJECTIF

Bergson a posé les réflexions concernant les différents temps, en en distinguant deux principaux : le temps physique, celui de l’horloge, et le temps subjectif, tel que son déroulement est ressenti par chacun d’entre nous. Nous aurons ainsi l’impression que le temps passe rapidement lors d’une activité qui nous passionne, et lentement si l’on s’ennuie. Le temps n’est apparu linéaire et non plus cyclique, pour une majorité de la population, qu’au le XIXème siècle avec les révolutions industrielles et le mythe du progrès.

Le temps actuel est façonné en grande partie par l’économie capitaliste ce qui entraîne une atomisation des liens sociaux. Par exemple, la généralisation des « 3X8 » et autres types de factions, dès les années 60, a entraîné une mise à l’écart progressive des ouvriers qui n’avaient plus de temps en commun, régulier, avec le reste de la population. Plus de la moitié de la population française travaille en temps que salariés régulièrement le week-end...

La précarisation a encore accentué ce délitement : les populations précaires ne parviennent pas à se projeter dans la semaine suivante, et la majeure partie de la population ne sait pas ce qu’elle fera l’année prochaine, où, comment... La précarisation ne touche pas que le revenu, ou le travail, mais aussi la politique ou le lien social. « Tout est précaire », comme dit Laurence Parisot, ce qui est aussi tout bénèf pour les politiques patronales.

L’éclatement des temporalités intersubjectives est accru par la société du perpétuel recommencement et du « neuf ». L’histoire est décentrée, ou n’a aucune importance, seule compte la nouveauté telle qu’elle est proposée par la société des loisirs capitalistes. Dans le secteur de l’édition par exemple, un livre doit se vendre, désormais, dans les trois semaines, sinon l’immense majorité d’entre eux sera définitivement oubliée.

Nicole Aubert, dans son livre Le culte de l’urgence (sorti il y a trois ans, une éternité pour la société), démontre comment les temporalités rapides et les flux tendus écrasent le rapport à autrui et la vie de chacun. « Le temps c’est de l’argent » est un diktat qui structure nos rapports à autrui. Les sympathisants libertaires signeront plus facilement un chèque de 100 euros, plutôt que de « donner » quelques heures de leur temps. Dans une économie qui fonctionne 24/24h et dans une société de l’éphémère qui a peur de la mort, le temps est en train de devenir la denrée la plus précieuse. Cultiver le quant-à-soi serait le chemin vers le bonheur, alors qu’il ne s’agit en fait que d’élargir l’aliénation en ne voulant pas se rendre compte que tout est interdépendant.

Nous vivons dans une société qui retombe souvent dans la léthargie, un quotidien assommant, de par ce rapport au temps. Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’étymologie grecque du mot « léthargie » recouvre à la fois l’oubli (lêthé, comme le fleuve) et la paresse (argia) ; ce qui me semble être un trait caractéristique de notre époque. Comme le précise Miguel Benasayag dans « Abécédaire de l’engagement  », on peut passer des dizaines d’heures à accomplir des automatismes, et être très paresseux - sortir de la paresse c’est créer et prendre des positions de sujets politiques. Tous ces rapports au temps sont aliénants et écrasent les individus. Notre société tend vers la maniaco-dépression, un enthousiasme rapide et éphémère suivi d’une période de doute et de léthargie. Une partie de la population se sent larguée par rapport à la nouveauté, à la technique et à la masse d’informations qui nous abrutit tous les jours,comme des oies que les médias auraient à charge de gaver.

LES MOUVEMENTS SOCIAUX : UNE BOUCLE TEMPORELLE QUI S’AUTONOMISE DU RESTE DE LA SOCIÉTÉ

Les emplois du temps des militant-e-s, ou acteurs sociaux, sont souvent surchargés de micro-activités d’une heure parci, deux heures par-là, mais les choses ne bougent pas plus vite pour autant. Le militantisme se conçoit comme une activité à part, entre personnes du même milieu politico-culturel, qui regarderont les films entre eux, feront des rassemblements entre eux sans diffuser de tracts par exemple. Toutes ces activités perdurent en tant que boucle autonome. Il n’y a plus de mouvements vers le reste de la société. Les capillarités sociales tendent à se friser, à se recroqueviller sur elles-mêmes, car les soubassements propres à chaque situation sont écrasés par une temporalité unique, propre soit aux activistes, soit aux cultureux. Le développement de intersubjectivité peut permettre de briser l’autonomie de ces boucles, par exemple en invitant d’autres acteurs associatifs au sens plus large, en liant des activités les unes aux autres dans un même quartier.

Le productivisme militant n’est pas en manque : produire des films, des livres, des actions, sans créer un lien social qui leur donnent un sens supplémentaire. Il s’agit d’enchaîner sans fin un maximum d’activités, afin de s’étourdir dans cette surproduction. Sitôt lu, un texte sera oublié, sitôt vu, un film ne fera que peu l’objet d’un débat. Il n’y a que peu ou pas de déploiement, dans tous les aspects de la vie quotidienne. Un exemple : l’enchaînement des thèmes de réunions sans perduration d’un cycle : lundi, antinucléaire, mardi antifascisme, mercredi antiprécarité, jeudi antimachin, etc. Les cycles sont tellement courts, qu’au moment où l’action pourrait fédérer

nous passons à autre chose. Des dizaines de milliers de revues militantes restent dans des milliers d’armoires, mieux vaut ne pas diffuser, que de modifier la périodicité ce qui serait perçu comme un échec. Quand aux débats, ils doivent avoir tout de suite, dans les 10 premières minutes, un débouché pratique. Allez plus vite...

La création de liens et de résistances, en dehors de certains milieux socioculturels, ne se fait pas en claquant des doigts, pour la bonne raison que nous nous inscrivons dans un mouvement anti-autoritariste, ce qui suppose des territoires (physiques, psychiques) communs entre nous, et donc du temps pour les développer et les approfondir. L’urgence est nécessaire comme temporalité mais elle ne mène nulle part s’il n’y a pas de soubassement plus solide dans le long terme, ce qui suppose de développer des positions politiques communes qui affronteront un maximum possible de données contemporaines. C’est plus aisé avec les marxistes ou, « à l’opposé », avec les écologistes : les personnes de ces mouvances ont un rapport au temps. Pour les libertoïdes contemporains c’est parfois plus dur. D’où la nécessité d’une écologie sociale et/ou du lien entre luttes sociales et écologie.

UNE ÉCOLOGIE ET UNE PLURALISATION DU TEMPS

Ce qui me frappe dans les initiatives écologiques, d’une ferme autogérée à un jardin associatif, c’est d’une part l’importance du moment présent, d’autre part l’inscription de ce présent dans une durée qui est clairement lisible pour l’ensemble des participants. Dans une ferme autogérée en Corrèze, les participants s’occupent ainsi des animaux ou de projets de développements (culturels, retape des bâtisses) en journée, puis débattent le soir de ce qu’ils ont fait et feront une AG chaque week-end. L’unité de temps, de lieu et d’action (comme au théâtre), qui n’existe que peu dans les villes touchées par toutes formes de précarité, fait que les activités ont le temps de se déployer. Les personnes n’ont pas l’impression de s’épuiser dans l’urgence, d’être menée par le bout du nez par l’Etat, mais de s’émanciper de ces temporalités courtes, aliénantes, en choisissant à des moments l’emploi de leur temps.

Cette autonomisation est importante pour se (re)trouver dans la mesure où, par exemple, une réflexion sur les pratiques, qui pourra être diffusée, échangée, avec d’autres initiatives, ne peut s’approfondir qu’en y passant suffisamment de temps. Une revue comme Silence le démontre clairement, par le contenu même de ces articles : alors que les textes des revues des luttes sociales se répètent souvent d’un numéro sur l’autre, et sont souvent minces, les revues écologiques sont épaisses, dans tous les sens du terme, et approfondissent leur sujet dans des dossiers. L’autre aspect qui prouve un rapport au temps différent que celui des luttes sociales urbaines, c’est aussi le courrier des lecteurs de Silence, qui revient longuement sur les anciens numéros, alors qu’une revue comme No Pasaran est rapidement survolée puis jetée dans un coin. En interrogeant les acteurs des luttes sociales urbaines d’une part (syndicalistes, militants contre la précarité, anars) et d’autres part les acteurs d’une écologie sociale ces différences nous ont sauté aux yeux :

— les acteurs de l’écologie (sociale ou non) réalisent un projet après l’autre, ils ne cherchent pas à tout faire en même temps, ils sont plus présents, dans tous les sens du terme. L’emploi du temps suit souvent les saisons : « en été j’ai envie de faire cela, en automne nous devrions faire ceci »...

— les acteurs des luttes sociales urbaines voit leur emploi du temps dicté par le téléphone, les petits bouts de petites choses à faire à droite et à gauche, le sentiment qu’il faut être partout pour exister, alors qu’en étant partout, on est finalement nulle part et surtout, on cesse d’exister. L’emploi du temps se fait le plus souvent de semaine en semaine.

L’un des résultats, puisqu’il faudrait être rapidement pratique et utile, c’est que les acteurs de l’écologie sociale se sentent plus maîtres-ses de leur devenir. Cela n’empêche pas d’être ouvert à des urgences et des incidences, mais le fait de suivre dans le temps une ou deux activités qui mènent à des réalisations concrètent (au-delà de la parlote) donnent et un sens à son engagement.

LES ZONES AUTONOMES PÉRIODIQUES, ET AUTRES VILLAGES AUTOGÉRÉS

Dans Le pays de l’été, Hakim Bey propose une zone autonome autonome périodique (ZAP) qui prendrait la forme de camps d’été pour les activistes de tout poil. Il s’agirait dès lors de prendre le temps d’expérimenter l’autogestion, de dérouler des activités et des réflexions communes en dehors de tout emploi du temps éclaté et aliéné par la société capitaliste. Ces ZAP ont connu des applications pratiques que ce soit les No Border campements européens, contre le contrôle social et pour la liberté de circulation et d’installation, ou des initiatives comme le VAAAG et Place des résistances ces dernières années.

Dans ces initiatives le temps politique et commun peut à nouveau se densifier : nous ne sommes plus dans un lieu de réunion, pour une heure, dans une ville, ou en train de courir pour telle ou telle « urgence » mais dans un rapport collectif qui multiplie les activités dans un même lieu - des cuisines autogérées au débat en passant par la création artistique ou la préparation d’une manif. Comme il s’agit de campements ouverts, les incidences et les agrégats d’une partie de nos territoires sont d’autant plus possibles. Ces campements ou villages ne sont pas une fin en soit, mais un moment où l’on prend du recul. On pourrait dire par malignité qu’ils déplacent les « retraites » chrétiennes, mais ce temps collectif, qui ne peut plus être assuré par une communauté est nécessaire pour que la société ait une densité que ne peut pas offrir un consumérisme qui n’en reste qu’à la surface obsessionnelle d’un désir immédiat et fictionalisé.

L’autogestion des lieux met plusieurs jours à ce mettre en place, mais une fois amorcée elle ne s’arrête plus. C’est finalement l’un des points qui doivent nous permettre de rester optimistes : une fois que les personnes ont suffisamment expérimentées l’autogestion et l’autonomie, elles font rarement machine arrière ou tout du moins, un fond reste qui peut se réveiller ou s’agréger à nouveau plus tard, pour peu qu’on veuille penser le temps. En tout cas, il n’y a à mon avis aucun devenir politique possible si l’on s’inscrit dans une unique dimension temporelle. L’avenir des villes passe par la campagne.

Raphaël


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