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AccueilJournalNuméros parus en 2006N°54 - Décembre 2006A Bas le pouvoir (de quelques uns) ! Vive le pouvoir (de chacun) ! > À qui profite les urnes ?

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Municipalisme et élections locales

À qui profite les urnes ?


A l’approche des élections présidentielles et législatives de 2007, et des cantonales et municipales de 2008, se repose la question du vote et de la légitimité des institutions organisant la démocratie représentative. Nous nous intéresserons ici à la question de la pratique de la démocratie directe, à l’échelle locale, et au cadre de son exercice. Faut-il préférer l’exercice d’un contre-pouvoir, en dehors des institutions, par le biais d’actions directes d’agitation communaliste ou mettre en place une dynamique visant à présenter une candidature municipaliste libertaire ? Le pouvoir corrompt dans la compromission nous dit-on, mais ne sommes-nous pas tous les jours des corrompu-e-s des multinationales et de l’Etat par le pétrole que nous utilisons et les impôts que nous payons ? A l’aide de la pensée de Murray Bookchin, de la critique de ses idées et du concept de « démocratie générale » développée par Takis Fotopoulos, reprenons ici le débat sur la radicalisation de la démocratie.


La question de la participation des libertaires à des élections municipales a été posée à de nombreuses reprises depuis le XIXe siècle. Cependant, c’est par l’intermédiaire de Murray Bookchin, décédé en juillet dernier, que cette perspective a été particulièrement développé et enrichie. Elle s’inscrit à la fois dans une étude approfondie des pratiques démocratiques à l’œuvre dans l’Athène antique, les cités médiévales de l’Italie, les communautés anglicanes de la Nouvelle Angleterre ou encore la Commune de Paris [1]. Elle finalise également l’écologie sociale qui propose d’appréhender la société comme un écosystème s’équilibrant dans la réciprocité du tout (la communauté politique - le nous) et du particulier (l’individu-e - le moi), en levant les constructions sociales de domination sexuelle, raciale et patriarcale notamment.

Le principe d’un mouvement municipaliste libertaire est simple : constituer des démos (assemblée) à l’échelle de quartiers revendiquant plus de libertés civiques dans une approche dialectique, rationnelle, en dehors de toute déclinaison subjective (religieuse, dogmatique) ou objective (scientifique) de l’organisation sociétale. Le but ultime est d’atteindre l’autodétermination, forme la plus aboutie selon Bookchin de l’action directe, dénonçant par là toute idée de contrat social préétabli. Pour Bookchin, « il ne peut y avoir de politique sans communauté », et la commune, le quartier, représente le niveau le plus intime de l’interdépendance politique, un espace unique de socialisation, de solidarité, producteur de véritables rapports organiques, ferment de la communauté.

Pour lui le sentiment communautaire se développera avec la paideia, soit l’éducation à la politique et au sens de la responsabilité. L’ébauche d’une véritable culture politique seule capable de créer une situation révolutionnaire. Bookchin place l’activité politique (la gestion de la cité) comme le sens, la raison d’être de l’individu et de la communauté et considère la citoyenneté comme un exercice artistique - expression esthétique et sensible de chacun-e - inscrit dans notre nature humaine. Dans ce sens, il considère comme un devoir de participer aux élections municipales. L’objectif est double : développer par cette dynamique l’éducation politique de la communauté - le sens communautaire - et développer un pouvoir parallèle contre l’Etat, sur son propre terrain de jeu. On pourrait ici y voir la plus haute expression de la radicalité ; ne plus se contenter de l’espace public actuel pour agir ou le plus souvent seulement réagir, mais défier le droit public, instaurer un rapport de force visant à donner toujours plus de pouvoir aux démos au détriment des institutions de la démocratie représentative.

Critiques et limites d’une candidature aux élections locales

Tentons maintenant de répondre à certaines objections soulevées par la proposition de Murray Bookchin et sur les écueils d’une éventuelle participation au pouvoir municipal.

Tout d’abord sur le plan formel de la mise en place et du fonctionnement des démos, beaucoup d’objections sont faites quant au fonctionnement de la démocratie directe (qui vont au-delà de la critique de la pensée de Bookchin) parmi lesquelles : « les populations ne suivront pas », « ce type d’organisation prend trop de temps », « la gestion d’une cité, les questions d’urbanisme, d’aménagement, de développement sont l’affaire de spécialistes »...

Pour Bookchin, l’important n’est pas que tout le monde participe mais que toutes les conditions soient réunies pour pouvoir participer : ordre du jour colporté, règles de fonctionnement des assemblées médiatisées et affichées. La question de la disponibilité renvoie à la question du travail et de l’économie que nous aborderons plus tard. Concernant la question de la complexité des affaires de la cité, de leur technicité, Bookchin fait la distinction entre ce qui relève de la formulation d’une politique - par le démo - de l’exécution de cette politique par les agents de la collectivité. Si ceux-ci ne sont pas élu-e-s, elles peuvent avoir des mandats clairs quant à leur mission sur telle ou telle question. C’est ensuite dans le temps, par l’accumulation de ces habitudes de pratiques, que le rôle du démo s’affirmera.

Des objections beaucoup plus précises quant à la proposition de Bookchin ont été formulées notamment par Jean Boino [2]. Elles concernent tout d’abord le cadre constitutionnel d’exercice du pouvoir municipal qui exclut la démocratie directe comme principe de gestion. Certes on ne pourra déroger légalement au principe de la représentativité et du mandat quinquénal mais la recherche d’éthique doit conduire à prendre des dispositions qui, si elles ne présentent aucune valeur légale, peuvent revêtir une obligation morale, un engagement irrévocable. Ainsi, rien n’empêcherait la municipalité de délibérer sur le rôle et les attributs des démos qui seraient représentés au conseil municipal par les adjoint-e-s. Leurs propositions seraient officiellement - légalement - de simples consultations mais feraient officieusement - moralement - décisions. Du point de vue de la forme d’exercice de la démocratie directe, il sera toujours possible de contourner le droit, mais sa réussite tiendra dans le respect des engagements pris quant à la décentralisation du pouvoir aux démos et nonobstant certainement une judiciarisation des contestations (mais en est-il autrement dans la vie civile et militante ?).

Sur l’exercice même du pouvoir, Jean Boino relève la limite des compétences municipales dans la gestion des affaires locales. Les compétences sont partagées entre les différentes collectivités (communes, regroupement de communes, conseil général, conseil régional) sans oublier les services de l’Etat. Il en va ainsi de presque tous les champs : aménagement, urbanisme, culture, développement social, économie, environnement... Il en est de même du financement d’une collectivité municipale, par les différentes dotations de l’Etat (Dotation Globale de Fonctionnement, Dotation Globale d’Equipement...), par les contrats (contrat de territoire, contrat de ville, contrat d’agglomeration, contrat Etat-Région...) et par la fiscalité des entreprises et des ménages (taxe d’habitation, foncier bâti...). Certes il y a là des enjeux importants pour la communauté qu’un diagnostic et un pronostic devront précisément mesurer, toujours dans une optique d’avoir une approche rationnelle stratégique. Mais ces critiques oublient que l’accession au pouvoir municipal procède d’un soutien populaire, que l’objectif du municipalisme libertaire n’est pas de créer un contre-pouvoir mais d’ériger un pouvoir parallèle visant à destituer l’Etat et les multinationales de leur emprise locale. C’est un rapport de force dans lequel la municipalité ne sera pas dénuée d’atouts et de moyens : le soutien populaire d’une part et le pouvoir de police d’autre part !

La troisième critique effectuée par Jean Boino, et d’autres, concerne l’analyse de l’évolution structurelle de l’économie. Pour Boino, le quartier doit être le point d’ancrage de la lutte des classes, qui selon lui, se perpétue dans la métamorphose du prolétariat procédant d’une nouvelle évolution technique des outils de production. Murray Bookchin affirme quant à lui l’avènement d’une société post-industrielle caractérisée par une homogénéisation des modes de vie qui s’articule autour de la croissance et de la consommation. Cette situation rejetterait au second plan la lutte des classes au profit de questions trans-classistes telles que l’environnement, la croissance, le transport, l’autoritarisme étatique. Selon lui, l’identité du travailleur étant attachée au capital de l’entreprise, cette dualité conduit irrémédiablement l’entreprise et ses salarié-e-s à la recherche de leur intérêt particulier sur un marché.

Il est rejoint dans ce sens par Takis Fotopoulos [3] qui, dans son ouvrage intitulé « Vers une démocratie générale, une démocratie directe, économique, écologique et sociale » (2002), poursuit et enrichit le cheminement proposé par Bookchin. Il convient de s’arrêter ici sur l’idée de démocratie économique développée par Fotopoulos. En effet, elle propose de nouveaux champs d’organisation, contribuant ainsi au vaste travail de recherche qui doit être conduit autour de la relocalisation de l’économie [4]. Cette dernière question apparaît nous semble-t-il comme un élément-clé pour la réussite d’une campagne municipaliste et pour légitimer un peu plus la recherche d’autonomie locale et d’autodétermination.

Où la production locale serait démocratiquement décidée... [5]

A l’instar de Murray Bookchin, Takis Fotopoulos dénonce aussi bien la conception libérale de l’économie que la conception planifiée. Dans la première, le marché est animé par une somme d’acteurs aux stratégies individuelles sans considération du sens communautaire, dans la seconde, il est contrôlé par un Etat aux décisions arbitraires parfois irrationnelles, déconnectées des individu-e-s. L’égalité économique étant une condition de l’égalité politique, Fotopoulos propose le raisonnement suivant. La démocratie économique doit s’appliquer pour les questions liées à la propriété et la gestion des éléments de production : la terre, le capital et le travail. Ainsi, les décisions relevant de la macro-économie (la structure de l’économie) relèveraient des démoi tandis que les questions d’ordre micro-économique (la conjoncture - organisation du travail, niveau de la production notamment) relèveraient des ménages ou de l’entreprise. Les moyens de production et de distribution seraient propriété collective des démoi. Les valeurs communautaires se substitueraient aux valeurs du marché. Enfin il conviendrait d’envisager une allocation à l’échelle confédérale des ressources rares telles que l’énergie, les transports, l’eau... Fotopoulos propose un système d’allocation des ressources dans le but de remplacer le jeu du marché et la planification centralisée. L’objectif est à la fois de répondre aux besoins essentiels des citoyen-ne-s et de permettre à chacun-e la liberté de choisir son travail et les produits qu’il-elle voudrait consommer. Ce système s’articulerait autour de deux éléments principaux : une planification démocratique de la production à l’aide des assemblées de lieux de travail, des assemblées démotiques et de l’assemblée confédérale d’une part, et un marché artificiel d’autre part permettant aux individu-e-s de choisir librement les produits disponibles. L’objectif de la production ne serait pas la croissance mais la satisfaction des besoins essentiels définis par le démos, ainsi que des besoins non essentiels que des membres du démos souhaiteraient satisfaire et pour lesquels ils seraient prêts à accomplir un travail supplémentaire. Un système de bons nominatifs (bons essentiels (BE) et bons complémentaires (BC) permettraient aux citoyen-ne-s de choisir librement leurs satisfacteurs, la régulation de la production s’effectuant à la lecture des préférences exprimées par les citoyen-ne-s quand ils-elles font usage de leurs bons.

Les BE sont attribués en échange d’un travail essentiel, c’est-à-dire d’un nombre d’heure de travail exigé de chaque citoyen, dans un emploi de son choix pour que les besoins essentiels de la confédération soient satisfaits. Les BC sont attribués en échange d’un travail non essentiel, pour satisfaire des besoins complémentaires et des besoins essentiels au-delà du niveau fixé par l’assemblée confédérale. Ils sont émis par chaque démos pour permettre un choix plus large au niveau local.

Ainsi, les « prix » des biens et services non essentiels indiquent des pénuries par rapport aux désirs des citoyen-ne-s et servent donc de guides pour l’allocation démocratique des ressources. Les « prix » ne sont pas la cause du rationnement mais sa conséquence : ils se voient chargés d’équilibrer la demande et l’offre sur un « marché » artificiel qui assure une authentique souveraineté tant aux consommateurs qu’aux producteurs, traduisant les préférences des citoyen-ne-s comme producteurs et comme consommateurs.

On le voit ici, de manière synthétique, que la contribution de Takis Fotopoulos au concept de démocratie économique pourrait permettre d’argumenter auprès des éco-sceptiques de l’autodétermination. Il reste bien du chemin à parcourir pour relocaliser l’économie et la contraindre à une organisation démocratique et Fotopoulos rejoint Bookchin quant à la manière d’entreprendre le changement. Pour lui, les limites résident dans une approche parcellaire des stratégies, qu’elles relèvent de l’adoption d’un style de vie (la vie en communauté autarcique par exemple) et / ou de l’action directe (l’action communaliste de contre-pouvoir). La participation aux élections municipales lui semble également la stratégie incontournable, globale, pour instaurer la démocratie générale.

Alors, plutôt que d’opposer l’idée d’un contre-pouvoir communaliste au municipalisme libertaire, on peut évoquer le fait que l’action directe, décrite par Jean Boino, est un préalable incontournable à la mise en place d’une campagne municipale autour d’un projet libertaire. Ces « expériences » locales de contre-pouvoir favorisent le partage d’une culture communautaire, d’un sens politique commun, ferment de la constitution des démoi. Dans ce sens, on considère le municipalisme libertaire comme la suite logique, irréversible, incontournable, de l’action communaliste. Seul ce mouvement nous paraît boucler la boucle de l’action politique et de sa revendication politique la plus aboutie, celle de la démocratie générale, au risque il est vrai d’être confronté à la question des compromis mais n’est-ce pas le fondement de la vie ?

Pierre (La Rochelle)


[1] Pour un municipalisme libertaire. Murray Bookchin. 2003. Edition Atelier de création libertaire.

[2] Le quartier, la commune, la ville ... des espaces libertaires ! Collectif. 2002. Edition Le Monde libertaire.

[3] Vers une démocratie générale... Takis Fotopoulos. 2002. Seuil.

[4] Voir l’article « De la fourche à la fourchette » dans ce même numéro.

[5] Ce passage reprend dans les grandes lignes le projet de démocratie économique de Takis Fotopoulos. Pour une approche détaillée, cf. son ouvrage « Towards an inclusive democracy ». 1997. Cassell-Continuum.


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