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Dossier Théâtre de l’opprimé

Principes politiques du Théâtre de l’opprimé



Le théâtre-forum est conflit« Des opposés naît le plus bel accord ;
c’est de la lutte que tout provient.
 »
Héraclite (VIe siècle av. J.-C.)


La Déclaration de principes de l’Organisation Internationale du Théâtre de l’Opprimé (ITOO) [voir liens en fin de dossier], « présuppose que tous ceux qui utilisent les techniques variées du Théâtre de l’Opprimé [lui] souscrivent ». Mais cette déclaration dit que le TO est : « un mouvement mondial d’esthétique non violent qui cherche la paix, pas la passivité », ou que « le principe essentiel du Théâtre de l’Opprimé est d’aider à restaurer le dialogue entre les êtres humains ». Le dialogue ?! Le conflit, oui ! Dans cette déclaration, quelque chose s’est dissout dans une sorte de bouillasse orange et citoyéyénniste. Où est passée la bonne violence du Théâtre de l’opprimé ? Non, tonton Augusto, comme tu l’as dit toi-même, le théâtre de l’opprimé n’appartient à personne. Pour définir ici ses principes, je préfère me référer à tes livres, et à notre pratique au groupe du Théâtre de l’opprimé Paris.

La première idée, c’est qu’il y a du théâtre dès qu’il y a de l’humain, dès que « l’humain découvre qu’il peut s’observer lui-même et, à partir de cette découverte, commence à inventer d’autres manières d’agir. » [1] Par conséquent, « la profession, apanage de peu d’entre nous, ne doit pas cacher l’existence de la vocation théâtrale, qui appartient à tous. » [2]. En Grèce à l’origine, « le théâtre était chant dithyrambique : le peuple libre chantant à l’air libre. Le carnaval. La fête. » [3]

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Violence subversive et joyeuse du carnaval !

André Degaine écrit qu’à la fin des vendanges, Dionysos, le dieu du vin, de l’ivresse et du théâtre, présidait à la naissance de la comédie, qui a «  sa source dans le « cômos », défilé carnavalesque... Du haut des chariots décorés où on les traîne, les vignerons, repus de vin nouveau, accablent la population qui leur réplique en de truculents « combats de gueule ». [4]. Le même fait s’observe dans de nombreux pays : en France au Moyen-âge, le théâtre était à tout le monde, et l’esprit de carnaval qui l’animait, joyeux et violent, remettait en question les relations sociales au point de déborder parfois en combats contre les forces de la répression. Puis, dit Augusto, les classes dominantes s’emparèrent du théâtre « et y établirent leurs cloisons. Elles divisèrent d’abord le peuple, en séparant les acteurs des spectateurs, les gens qui agissent de ceux qui regardent. Finie la fête ! Ensuite elles distinguèrent, entre les acteurs, les protagonistes de la masse : alors commença l’endoctrinement coercitif ! » [5]

Cet « endoctrinement » aurait donc commencé à Athènes, où trois fois pas an, tout s’arrêtait pour des « festivals » gratuits de plusieurs jours, dans des amphithéâtres monumentaux, avec un nombre hallucinant de spectateurs. Le philosophe grec Aristote a entrepris de théoriser ce phénomène, et sa pensée a influencé toutes les réflexions ultérieures sur le théâtre, que ce soit en accord ou en opposition. Pour Aristote, remarque Augusto, le théâtre doit être mimesis (« imitation »). Imitation de quoi ? De la réalité ? Non, de ce « monde des Idées » dont parle Platon, c’est-à-dire du monde parfait où le cercle est vraiment cercle et non roue déformée, où le triangle est vraiment triangle et non pubis... Imitation d’un monde parfait soit, mais parfait pour qui ? Pour le peuple ? Non, pour les aristocrates : dans la tragédie, on imite un monde virtuel ou l’héroïsme serait vraiment aristocratique et non pas populaire, où le malheur serait vraiment métaphysique et non pas matériel... Il s’agit donc de projeter dans les têtes, de façon massive, un monde virtuel. Monument artistique de l’humanité, le théâtre grec est aussi un des premiers média de masse à véhiculer les valeurs d’une oligarchie.

Pour Aristote, l’efficacité de ce théâtre tient dans la catharsis (« purge ») des émotions du spectateur. Il s’agit de montrer comment, dans ce monde parfait des idées, un protagoniste parfait peut néanmoins se laisser emporter par une hubris (« démesure »), et commettre des erreurs qui seront ensuite châtiées par les dieux. Le spectateur s’identifie au protagoniste, éprouve de la pitié pour lui, et également de la terreur, car lui aussi aurait pu commettre les mêmes fautes. Mais, comme ce personnage qui bouleverse l’ordre des choses est châtié à la fin, tout est bien qui finit bien, et le spectateur est soulagé de ses émotions encombrantes et impures. La catharsis est donc un moyen de « purger » le spectateur de ses émotions subversives, qui sont considérées par Aristote comme excrémentielles, puisque la traduction littérale de catharsis est « lavement ». Dans ce processus, les désirs d’action du spectateur sont également « évacués » par le fait qu’il reste assis et accepte de déléguer son pouvoir d’action au protagoniste. Avant même le contenu de ce qui est montré, le média lui-même engage à la passivité.

Les trois moyens de « l’endoctrinement coercitif » sont donc : le détournement de la nature subversive du théâtre, par sa confiscation dans les mains d’une oligarchie, la mimesis et la catharsis.

Contre cette confiscation du théâtre par quelques-uns, Augusto affirme que « le théâtre est une activité qui n’a pas de rapports essentiels avec les constructions, les scènes et les parterres ou d’autres constructions encombrantes et superflues. » [6]. Le théâtre peut donc être une réappropriation de l’espace public, comme avec le théâtre de l’invisible.

Au lieu de cette mimesis d’un « idéal » de droite, et même au lieu d’imiter un monde idéal quel qu’il soit, Augusto propose à chacun-e d’imiter sa réalité (c’est-à-dire celle qui lui pose problème). A la base de toutes les formes du TO, il y a la volonté de reprendre « les moyens de production du théâtre » [7].

Au lieu de se débarrasser des émotions subversives par une catharsis, il nous propose un moyen de les exalter, de les « dynamiser », de les provoquer et de les laisser aller pour qu’elles se déploient et atteignent leur puissance, c’est-à-dire « la faculté d’influer notablement sur le déroulement d’une action, sur l’évolution d’une situation » (définition wikipedia). « Le théâtre de l’opprimé cherche [donc] le contraire de la catharsis : il vise la dynamisation des spectateurs » [8] en vue de transformer la réalité. Ainsi, dans le cadre du théâtre-forum, on peut se lever et intervenir sur le cours des choses. Et cette dynamisation se prolonge en dehors de la salle ; elle donne le désir de reprendre l’initiative politique dans la vie de tous les jours. Dans le théâtre introspectif, on tente de mettre en question ses blocages affectifs pour pouvoir mieux réaliser ses désirs intimes. Quand on parvient à dépasser, dans le groupe restreint, les situations de souffrance qu’on a mises en scène et en question, ces victoires peuvent se prolonger dans la vie réelle.

Le Théâtre de l’opprimé est donc une réappropriation collective de la réalité par le biais du théâtre, en vue de la transformer. Personne ne possède en propre la méthode ; et elle est pensée pour que tout le monde puisse se l’approprier : elle ne se limite pas aux productions théâtrales (forum, invisible, etc.) ; elle comprend aussi des formations qui sont dans le même esprit. « Mais à partir du moment où cette méthode peut être réappropriée par tout le monde, remarque Estelle Rosenfeld, formatrice au Théâtre de l’opprimé Paris, on n’est pas forcément d’accord avec la façon dont tout le monde la pratique ». Alors pour elle « on a toute liberté, dans la mesure où on respecte les principes de base. Je ne pourrais pas en faire une liste exhaustive, mais il y a d’abord le fait qu’on ne se place pas en position de savoir - on ne transige pas avec ça -. Il y a d’autres principes, mais ce qui est in-négociable pour moi, c’est l’idée d’aller vers une autonomisation. Et un autre truc pas négociable, c’est qu’on est du côté de l’opprimé-e. Par exemple, on ne va pas se faire payer par des patrons pour que leurs employé-es deviennent plus efficaces. » Pour Rui Fratti, du groupe parisien, on est donc dans le processus du Théâtre de l’opprimé quand on parvient à articuler ensemble « autonomie, responsabilité et solidarité. »


[1] L’Arc-en-ciel du désir (AD) p. 17

[2] AD p. 19-20

[3] Le Théâtre de l’opprimé (TO) p.11

[4] André Degaine, Histoire du théâtre dessinée, Nizet, p. 16

[5] TO p.11

[6] AD p.18

[7] TO p. 194

[8] AD p. 53


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