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> N°56 - Février 2007
> Théâtre de l’opprimé
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Dossier Théâtre de l’oppriméQu’est-ce que le théâtre-forum ?
Lors d’une séance de théâtre-forum, qui dure en général une ou deux heures (certaines peuvent durer beaucoup plus longtemps), un groupe interprète successivement plusieurs situations conflictuelles qui se terminent mal. Elles sont ensuite jouées à nouveau, exactement de la même façon, mais cette fois les « spect-acteur-es » peuvent interrompre le déroulement fatidique des événements en disant « Stop ! », venir sur scène pour remplacer un personnage ou en ajouter un, et tenter de briser l’oppression. Une personne intermédiaire entre le public et les acteur-es, le « joker » (sorte de facilitateur), fait en sorte que les interventions se déroulent (sauf dans certains cas particuliers) les unes après les autres. Quand on le voit fonctionner, le rôle du joker paraît évident, et pourtant il est difficile à comprendre et à pratiquer. Le joker doit faire en sorte que le débat se déroule sur scène, et non dans la salle. Pour cela, son seul moyen est de questionner (le joker n’affirme jamais rien) ; son seul pouvoir est d’interrompre l’action en frappant dans ses mains : alors, les acteur-es se figent en images. A chaque intervention, le joker demande à quel moment de l’action on souhaite intervenir. Les acteur-es « retournent » alors au moment donné et se mettent en image fixe puis, quand le joker frappe à nouveau dans ses mains, recommencent à jouer... à l’intervenant-e alors de se débrouiller ! La première fois que j’ai participé à un forum, c’était lors d’un stage. Le troisième jour, lors d’un tour de présentation, une jeune femme nous dit : « Moi, j’ai une sorte de maladie et si ça se trouve je ne suis pas la seule ici, j’ai l’air bien dans ma peau non ? Et pourtant je souffre d’anorexie, quand je mange, je me fais vomir. » Plus tard, quand on commence à discuter des thèmes sur lesquels créer des scènes, elle propose celui-là. D’autres personnes sont intéressées, une scène est créée collectivement : « la dictature du corps parfait ». Ça se passe dans une salle à manger. Deux femmes et un homme sont assis à table. L’une des femmes montre des photos de magazines à l’autre (dans le dialogue on comprend que c’est sa fille) : « Regarde comme cette robe t’irait bien... et celle-là ! » En face, l’homme lit son journal, indifférent. Pendant que les deux gloussent en parlant des vêtements, la petite entre : « - Maman, ce soir il y a une fête chez [je ne sais plus qui], et je n’ai plus rien à me mettre... - Mais évidemment, Boulette, si tu ne mangeais pas autant... tes habits t’iraient encore. » L’homme reste la tête dans son journal. Vient alors le moment du repas. La mère sert des frites à tout le monde, sauf à la petite, à qui elle donne des haricots verts : « Oh non, j’en ai marre des haricots verts ! Pourquoi je ne peux pas avoir la même chose que tout le monde ? ». Pendant le repas, la mère harcèle « Boulette » sur son poids. L’homme continue à lire son journal. A un moment, la sœur mince se lève et, à l’insu des autres personnages, elle va se faire vomir dans les toilettes, puis revient comme si de rien n’était. Ensuite s’enchaînent des dialogues cruels et, au bout d’un moment, « Boulette » se lève et part dans sa chambre en disant : « De toute façon, bientôt, tout ça, ça sera fini ! ». La scène se termine sur l’image des deux femmes en train de se sourire, et de l’homme qui regarde ailleurs. « Quelqu’un, demande la joker, veut intervenir ? » Après quelques interventions, je lève la main pour remplacer le personnage du père. « - A quel moment ? - Au début. » Ça commence : les femmes jacassent sur les vêtements, je me sens mal à l’aise d’être sur la scène. En intervenant, je pensais qu’il suffirait que je dise à la mère de ne pas parler comme ça à notre fille pour qu’elle soit déstabilisée. Mais quand celle-ci commence à dire ses méchancetés, et que je lui demande gentiment de parler autrement, elle se lève et commence à m’engueuler. J’oublie aussitôt que c’est du théâtre et je commence à m’emporter. Mais « Boulette » me dit : « Arrête, Papa, je ne veux pas que vous vous disputiez à cause de moi. » et je me sens perdu : d’un côté, je crie contre « ma femme », de l’autre, je parle avec douceur à « ma fille », et je passe d’une attitude à l’autre en une seconde : « Ne l’écoute pas, tu es belle, je suis fier de toi. » et : « Mais tu vas t’arrêter, sorcière ? ». Au bout d’un moment, je suis debout, à ne plus savoir ce que je dis, d’un côté la petite part dans sa chambre, de l’autre « ma femme » me perturbe complètement l’esprit, je suis sur le point de... je ne sais pas ! quand la joker frappe dans ses mains, et tout le monde se fige. Je reprends alors conscience de la situation. « - Es-tu allé au bout de ce que tu voulais faire, demande la joker ? - Je ne sais pas ! Il y a cette connasse qui... - Cette connasse, comme tu dis, tu la connais bien, elle n’est pas son rôle. » Les choses se remettent en place dans ma tête, mais la colère continue. « - Veux-tu continuer, ou essayer autre chose ? - Non, c’est bon... » Je suis déçu, j’ai l’impression de n’avoir rien fait bouger. Quand la joker pose la question au public, quelqu’un-e remarque que « la mince » n’est pas partie vomir, et que « Boulette », en partant, n’a pas sous-entendu qu’elle allait se tuer. Désorienté, je retourne à ma place pour regarder les autres interventions. En quelques minutes, j’ai compris à quel point le forum pouvait être puissant... et violent ! Entrer dans le jeu, c’est sortir de soi-même.
« Violences faites aux femmes » « C’était un forum sur le thème « violences faites aux femmes », raconte Rui, pour un public avec des femmes en situation de danger. C’était une scène où on mettait en question les voisins, les travailleurs sociaux... Comment agir quand on sent qu’il y a une situation de danger dans la porte d’à côté ? Donc plusieurs personnes sont venues remplacer, pour jouer la relation avec les voisins, et puis à un moment donné, il y a une dame qui se lève en pleurant et dit : « Non ! Stop. Ce n’est pas possible. Ça ne marche pas comme ça et je vais vous dire pourquoi. Ma sœur a été tuée par son mari. Les voisins, ça ne sert à rien. Pendant des années elle a été massacrée par cet homme et personne ne s’est rendu compte. » Donc je pense qu’elle accusait la société et d’ailleurs aussi elle-même d’avoir fermé les yeux. Et à ce moment-là une autre personne se lève et dit : « Je ne peux pas entendre ça sans dire que je reconnais ma voisine dans la personne dont vous êtes en train de parler. Ce n’est pas vrai que les voisins n’ont rien fait. Nous avons appelé la police à plusieurs reprises, mais ils disaient que c’était un couple solidement marié... » Donc il y a eu ce moment d’énorme tension dans la salle. Jo a décidé d’interrompre en disant : « Nous ne pouvons pas continuer à faire du théâtre, même si c’est un théâtre comme celui-ci, qui effectivement sert à faire émerger des choses face à une situation de ce genre. » Rui ajoute : « Une scène peut provoquer des réactions très fortes. Le théâtre parle de la réalité des choses, donc il peut provoquer une discussion qui va au-delà de la scène qui a été construite. C’est pour ça que quand on construit une scène, il faut bien savoir qu’on la construit pour qu’elle soit déconstruite. » Cette scène s’est donc poursuivie entre ces femmes hors de l’espace théâtral. Rui précise que « la situation a aussi été prise en charge par les organisateurs de la journée. Nous tenons à nous associer au travail d’autres professionnels, en reconnaissant leur champ de compétence. » Cité du Pavé-Neuf, Noisy-le-Grand
Avec le groupe du Théâtre de l’Opprimé Paris, nous avons mis en place un forum le 25 novembre dernier à la Maison Pour Tous de Noisy-le-Grand. Les scènes ont été créées par une classe de 5ème sur le thème « Mieux vivre au Pavé-Neuf ». Elles parlaient des tags, mal vécus par certain-es, des nuisances sonores dues au manque de lieux où faire de la musique, des jets de poubelles par les fenêtres, des dépôts d’ordure sauvages... Les scènes ont suscité une forte participation d’un public d’une centaine de personnes. Pour Prisca, si ça a bien marché, c’est parce que « ce qu’on a fait est vrai et que ça se produit chaque jour. » Même si, pour Florian le diablotin « C’était archi archi archi archi archi archi archi archi nul. Nul à chier ! », pour Ramatoulaye au contraire, « Faut pas juger une chose avant de l’avoir essayée. ». Pour Marwa, c’était « Beaucoup de bonheur ! ». Karim conclut : « On a envie de vivre normal dans notre ville et j’espère que les gens qui sont venus, c’est rentré dans leur tête. » Tout ça nous a donné le désir et peut-être la possibilité de créer un atelier dans cette maison de quartier, avec des collégiens volontaires, tout au long de l’année prochaine. Les spectacles produits pourraient « voyager » dans d’autres maisons de quartier, d’autres collèges, d’autres lieux à définir. Ce serait aussi un moyen de lutter contre la ghettoïsation de ce quartier. Le Théâtre forum ouvre des espaces de débats, qui en plus ne passent pas seulement par le langage parlé ; c’est un moyen de dynamiser le désir des gens de se réapproprier la politique. Pour cela, on n’arrive pas dans le quartier comme des colons qui viendraient porter la sainte parole anti-capitaliste et anti-autoritariste : on y vient d’abord pour questionner et pour comprendre ensemble. Actuellement, une partie du groupe du Théâtre de l’opprimé Paris est en Iran. En 2003, un travail avait eu lieu dans des centres de détention pour mineurs au Maroc. Comment, avec le théâtre-forum, pouvons-nous intervenir dans des espaces de non-liberté clairs ? Des interviews sur ces expériences fortes seront bientôt accessibles en prolongement de ce dossier. |
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