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AccueilJournalNuméros parus en 2007N°56 - Février 2007Théâtre de l’opprimé > Une appropriation par la pratique

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Dossier Théâtre de l’opprimé

Une appropriation par la pratique



Pour Rui Fratti, du Théâtre de l’Opprimé Paris, « on ne peut pas apprendre cette méthode de quelqu’un d’autre, ni l’apprendre à quelqu’un d’autre » ; le principe au contraire c’est de « comprendre ensemble ». Cette compréhension ne naît pas de la réflexion pure mais de la mise en place de situations et d’activités qui vont des jeux et des exercices les plus simples en début de stage, aux activités les plus complexes comme par exemple une séance de théâtre-forum.

Pendant un stage ou un atelier, les participant-es produisent des scènes, sur des thèmes ou des situations les touchent. Les premiers jours sont consacrés à solliciter l’esprit de groupe, par des situations, des jeux et des exercices visant à « briser la glace », à développer des aptitudes d’écoute mutuelle et à être plus à l’aise dans son corps.

Une situation de base, c’est le cercle, où chacun-e tient ses voisin-es par la main. Ce contact peut être gênant : depuis combien de temps certain-es d’entre nous n’ont pas tenu la main d’inconnu-es ? Certain-es participant-es refusent parfois ce geste, mais ça ne dure jamais longtemps : finalement, si on a le choix, c’est agréable d’être dans un groupe où tout le monde est plus ou moins en contact, par les mains et par les regards.

Un jeu possible en de début de stage, à partir de cette situation : un-e participant s’avance d’un pas et dit son prénom, en l’associant à une qualité qui commence par la même lettre, et à un geste de son choix. Par exemple, Biagio s’avance en disant « Biagio, Blaterante (blablateur) ! » en faisant avec les mains le geste que des flots de mots lui sortent par la bouche. Puis le groupe entier s’avance d’un pas vers le centre et répète trois fois, exactement de la même façon, le nom, les gestes et l’adjectif. C’est difficile de se présenter ainsi à un groupe, on se sent tout nu-e. Mais c’est aussi réconfortant de se voir accepté dans ce « miroir multiple » des autres. Ce jeu amène donc une sorte de déséquilibre violent et agréable vers le groupe, qui projette instantanément dans le théâtre, puisque faire cela c’est déjà prendre un rôle (personne ne peut être défini par un adjectif et un geste, mais ce masque révèle déjà des choses sur notre personnalité).

Un autre exemple de jeu qu’on peut proposer en début de stage après quelques exercices, c’est la « bouteille saoule » [1]. En cercle, tout le monde est debout, le regard vers le centre, le corps vertical. On s’incline vers le milieu sans plier la taille ni tendre le cou, sans lever les pieds non plus, comme la tour de Pise... Ensuite, même chose vers la droite, vers la gauche, devant, derrière... Puis un-e volontaire va au centre, ferme les yeux et fait la même chose, mais cette fois-ci se laisse tomber. Les autres resserrent le cercle, pour empêcher sa chute avec les mains, et pour lui permettre de s’incliner vers le sol encore un peu plus sans se faire mal. On redresse la personne vers le centre, où elle ne restera pas, parce qu’elle tombera dans une autre direction, et ainsi de suite ; on peut aussi la fait rouler en cercle, de plus en plus vite, au lieu de la redresser. En général, la personne au centre rigole et crie, les autres aussi d’ailleurs. Ce jeu amène une meilleure confiance dans le groupe. Mais pour obtenir cela, on ne dit pas : « Il faut que tu aies confiance dans le groupe ! » ou « Il faut que les autres puissent avoir confiance en toi ! ». Loin des exhortations et des vœux pieux, des « il faut » et des « y’a qu’à », on propose des activités qui déclenchent des aptitudes. Ici par exemple on explore les limites de la confiance et on cherche à les repousser plus loin. Les compréhensions ainsi élaborées ne sont jamais purement intellectuelles mais passent par le corps. Dans le livre Jeux pour acteurs et non acteurs on trouve des séries d’exercices pour développer la sensibilité, pour mieux « voir ce qu’on regarde », « sentir ce qu’on touche », « entendre ce qu’on écoute »... « Comment les émotions peuvent-elles se manifester « librement » à travers le corps d’un acteur si, précisément, cet instrument (le corps) est mécanisé, musculairement automatisé, et insensible à 90% de ses possibilités ? » [2]

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"Hypnose colombienne"

Pour entrer dans l’univers de la mise en scène et de l’improvisation, on propose souvent un jeu appelé « l’hypnose colombienne » [3] (les exercices prennent souvent le nom des endroits où ils ont été inventés). Deux partenaires se mettent face à face. L’un-e met sa main à quelques centimètres du visage de l’autre, les doigts au niveau des cheveux, le poignet au niveau du menton, et commence à faire bouger sa main, d’abord lentement, dans tous les sens, en haut, en bas, à droite, à gauche, en oblique... L’autre, comme hypnotisé, suit avec son corps, essayant toujours de maintenir la même distance entre son visage et la main du partenaire. Ce jeu est une image de la relation entre metteur-e en scène et acteur-e, ou entre deux acteur-es dans l’improvisation : si la main bouge trop vite, le fil se casse, l’autre ne suit plus ; mais si elle bouge de façon trop monotone ou s’arrête, l’autre « s’endort » et finit aussi par ne plus suivre. En plus de ce « dialogue », il s’agit d’une éducation du corps : avec ces mouvements, on est obligé de prendre des positions qu’on n’a jamais dans la vie quotidienne en « restructurant » en permanence les structures musculaires, en sollicitant certains « muscles oubliés ». La personne qui guide peut même appeler son « hypnotisé-e » à passer entre ses jambes, à prendre des positions ridicules, grotesques, inconfortables. C’est donc aussi une exploration des relations de pouvoir, et on constate que ce jeu réveille chez tout le monde un plaisir très grand à commander et à être commandé. Dans tous ses aspects, le Théâtre de l’opprimé révèle les rapports de force autant qu’il les questionne.

Une variante difficile et intéressante, c’est que les deux soient à la fois guides et guidé-es. Le jeu de pouvoir devient plus violent et l’ « écoute » mutuelle se développe à mesure. Qui va prendre l’ascendant ? A quel moment ? Les partenaires introduisent rapidement, sans forcément en avoir conscience, des jeux de piège, de « séduction » : amener l’autre à croire qu’il commande alors qu’il est commandé ; s’abandonner aux propositions de l’autre « pour voir », puis retourner le déséquilibre à son avantage... Après l’exercice, les paroles des participant-es montrent souvent qu’un dialogue sans mots, mais curieux et rusé, s’est développé pendant le jeu.

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Questionner les rapports de pouvoir

Encore une fois, on ne dit pas : « Reconnais que tu aimes le pouvoir et la soumission pour mieux les mettre en question ! », on amène une situation où les partenaires peuvent le vérifier en autonomie. Cette façon de comprendre passe toujours par un ensemble de sensations, d’actes et d’émotions. Elle n’est pas purement intellectuelle : elle « passe par l’affect », selon la formule de Goldo (Claude Goldstein), un psychanalyste proche du réseau [4] Pour lui, l’affect est « l’apparition de la pulsion dans le psychisme » ; c’est donc l’émotion mais au sens premier : ce qui nous secoue, nous fait bouger à l’intérieur. Dans cette méthode, plus nous créons d’affect, plus nous créons de compréhension, et plus nous créons de compréhension, plus nous créons d’affect. De sorte qu’une compréhension n’est jamais définitive, mais qu’elle n’a pas non plus de limites.

Il y a d’autres variantes de « l’hypnose colombienne » : on peut former des groupes de trois, où deux guidé-es suivent chacun-e une main, de cinq, de vingt ou plus : chacun-e suit une partie du corps de quelqu’un d’autre, et quand le ou la « chef d’orchestre » au centre bouge d’un centimètre, les plus éloigné-es doivent courir sur plusieurs mètres. Comme un mouvement constant, quand le principe d’un jeu fonctionne, à priori il n’y a pas de raison que le nombre de ses variations soit limité. Et mieux on comprend comment fonctionne un plus grand nombre de jeux, plus on aura d’idées pour en créer d’autres.

Au fur et à mesure qu’avance le stage, on crée ensemble plus de joie, plus de compréhension, plus de curiosité pour les autres. Quelque chose d’étonnant s’ouvre à l’intérieur, qui veut continuer et continuer, qui ne se satisfait jamais mais n’est pas non plus de la frustration : se sentir comme un enfant, mais avec une puissance d’adulte. « Les participants sont stimulés, non seulement par chaque exercice en soi, mais aussi par la transition d’un exercice à l’autre : cette transition en tant que telle se révèle, dans certains cas, plus féconde que les exercices qu’elle relie. » [5] Le formateur amène les conditions d’une compréhension progressive de la méthode, du plus simple au plus complexe. Dans cette progression, il n’y a pas de recette miracle : le choix des activités dépend d’un dialogue avec le groupe, « du degré de participation des gens, de leur intérêt, de leur unité, et des objectifs de travail ». Animer demande donc de connaître un grand nombre d’activités, qu’il vaut mieux avoir essayées soi-même pour savoir « ce qu’elles font ». Pour se former, les livres ne suffisent donc pas (en plus, il n’y a pas de lexique des exercices). La pratique est donc assez longue, avant de pouvoir animer des stages. Mais la même logique, la même recherche et le même plaisir se retrouvent du premier exercice, au forum le plus complexe.

Les modes d’appropriation du Théâtre de l’opprimé mobilisent donc : non pas des discours, mais des activités dans des situations ; non pas une pure réflexion, mais une compréhension par le corps ; non pas une connaissance froide, mais une compréhension par l’affect. Cette démarche implique donc la personne tout entière. Si personne ne peut affirmer comprendre la méthode dans sa totalité (pas même tonton Augusto, puisque cette compréhension n’a pas de limites), son appropriation est cependant accessible à absolument tout le monde. On se rend compte rapidement que tous les jeux, activités, situations de spectacle, s’articulent autour d’un rapport particulier entre l’individu et le groupe, autour d’une dialectique par laquelle on vérifie que la libération de l’individu passe par la libération du groupe, et inversement. Car l’individu et le groupe ne s’opposent que lorsqu’ils sont mal pensés ou mal articulés. C’est une question de situations : en confisquant les richesses, le capitalisme exacerbe l’opposition entre l’individu (qui dans ce mouvement perd d’ailleurs sa qualité individuelle), et le groupe (qui devient aussi pauvre que l’intelligence d’un seul) : partager équivaut alors à soustraire. Alors que dans d’autres situations, comme dans ce genre de pratiques collectives, partager peut équivaloir à multiplier : plus on donne, plus on reçoit. Dans tous les cas, on ne peut pas être libre seul-e, mais seulement se libérer dans la relation avec l’Autre.

A No Pasaran nous le vérifions quand, au lieu de nous contenter de gueuler contre le capitalisme, on crée certaines situations, comme par exemple l’introduction du prix libre. Une anecdote peut le montrer : au dernier restaurant associatif que nous avons organisé avec le Scalp Paris, dans un des groupes qui mangeaient il y avait un genre d’homme d’affaires, habillé grande classe. Quand, après qu’il a eu bien mangé et bien bu, on lui a dit que tout, même l’alcool, était à prix libre, au début il croyait qu’on se moquait de lui, puis il est parti dans un fou rire en disant que lui aussi, dans son entreprise, allait tout mettre à prix libre : un vrai fou rire de gamin ! Et comme souvent avec le prix libre, ses ami-es et lui ont laissé plus d’argent que si on avait imposé un prix fixe. En partant, ces gens qui ne nous ressemblent pas vraiment nous ont reproché de n’être pas assez venu-es leur parler, et au moment tardif de fermer, les derniers échanges avant qu’on les « mette à la porte » étaient rythmés de grands rires francs. Quand on met en place certaines situations, ça produit l’effet surprenant d’ouvrir instantanément des compréhensions, bien mieux que ne pourraient le faire des discours.


[1] Jeux pour acteurs et non-acteurs (JANA) p. 84

[2] JANA p. 59

[3] TO p.22 et JANA p. 85-86

[4] Voir notamment les articles Maîtrise de la pulsion ou maîtrise par la pulsion et Erectio feminae, Revue française de psychanalyse de la Société Psychanalytique de Paris.

[5] JANA p.135


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