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AccueilJournalNuméros parus en 2007N°64 - Décembre 2007RATIONALISATION CAPITALISTE DE L’ESPACE PUBLIC > KÄRCHERISATION DOUCE

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Rationalisation capitaliste de l’espace public

KÄRCHERISATION DOUCE


Faire de l’espace public une vitrine commerciale pour la ville, voilà l’objectif. Et une vitrine, ça se doit d’être propre et clinquant, pas de saletés qui pourraient laisser croire qu’habitent des pauvres, ici. Sur ces images de synthèse présentant des projets d’architectes, parmi les photos de personnages incrustés en contrebas des immeubles de bureaux ou sur les vastes allées piétonnières, a-t-on déjà vu des clodos, ou des punks tenant des chiens en laisse ? Non.


Car ce n’est pas vraiment susceptible d’attirer les nouveaux habitants et les entreprises tant désirés par les municipalités qui veulent promouvoir leur image de dynamisme et de lieu où il fait bon vivre. Cachez ces pauvres que je ne saurais voir. Or, là où la situation devient véritablement vicieuse, c’est lorsqu’on décide que la réalité doit correspondre à cette fiction propre et lisse d’une ville sans pauvres, sans déviants, où tout le monde est riche, épanoui, et cultivé (cadre sup’ en un mot...). Et lorsqu’une municipalité décide que le produit « espace public » qu’elle vend aux entreprises et aux citoyens doit effectivement ressembler à l’emballage, cela donne une véritable chasse à la « déviance » sous toutes ses formes, une chasse à tout ce qui n’est pas conforme, quitte à multiplier les arrêtés municipaux, dont les contenus créent de fait une nouvelle conformité légale.

Ainsi, à partir du milieu des années 1990, des arrêtés municipaux antimendicité se mettent à proliférer dans de nombreuses villes. Alors que le délit de mendicité avait été abrogé lors de la réforme du code pénal en 1994, les préfets n’ont jamais contrôlé la légalité de ces arrêtés municipaux. Et l’Etat a contribué à cette campagne d’exclusion des pauvres avec la circulaire Debré du 20 juillet 1995 : « la mendicité peut faire l’objet de mesures restrictives lorsque ces mesures sont limitées dans le temps et dans l’espace ». Mais qu’est-ce que la mendicité ? Comment distinguer quelqu’un qui sollicite du feu pour allumer une cigarette, de quelqu’un qui sollicite qu’on lui donne l’heure, de quelqu’un qui sollicite qu’on le dépanne d’un peu de monnaie. Quelqu’un qui joue de la musique mendie-t-il ? Mendie-t-il plus que les salariés (payés à la commission) des grosses ONG qui pleurent dans la rue à la charité (sous forme de virements bancaires mensuels) ? Heureusement, on peut compter sur l’intelligence du policier municipal pour séparer le bon grain de l’ivraie : comme il partage la même idéologie (dominante) que celui qui a rédigé l’arrêté, il n’a aucune difficulté à comprendre quels sont les personnes visées. Les personnes visés par les arrêtés anti-mendicité sont celles qui font de la rue une utilisation qui n’est pas conforme aux nouveaux objectifs implicites, assignés à l’espace public, par le pouvoir.

D’abord, la rue doit être réservée à la circulation (la circulation réelle, bien sûr, mais aussi la circulation comme spectacle de ce qui fonctionne, de ce qui est efficace). Ce qui explique que nombre d’arrêtés anti-mendicité comportent aussi des restrictions du type : « occupation abusive et prolongée des rues », ou encore « station allongée dans la rue ». Deuxièmement, la rue est réservée à la consommation et à son spectacle (le spectacle d’une ville où l’on trouve toutes les marchandises dont on a besoin, en quantité et en variétés infinies). Cette fonction est d’ailleurs tellement essentielle qu’elle prime même sur la fonction de circulation.

C’est pourquoi personne ne proteste contre la véritable entrave à la circulation que constituent ces hordes du samedi après-midi, qui déambulent à petits pas sur certaine artères des centre-villes en s’arrêtant devant chaque vitrine. En tout cas, les personnes qui présentent des signes extérieurs de pauvreté nuisent gravement à la fiction d’une possibilité permanente de satisfaire n’importe quel besoin ou n’importe quelle envie, laquelle fiction est nécessaire à la propagande consumériste. En toute logique, donc, ces personnes sont dégagées de la proximité de toute boutique vendant du superflu, puisqu’elles nuisent à la vente... On notera sans surprise que les villes pionnières de la traque aux mendiants étaient des villes festivalières et touristiques (quatre arrêtés sur dix concernent des villes du quart sud-est). Aujourd’hui, si la plupart des arrêtés-mendicité ont étés déclarés illégaux et annulés par les tribunaux administratifs, cela n’a pas empêché récemment Georges Mothron, un des maires (UMP) les plus puants de la région parisienne (Argenteuil, Val-d’Oise), de franchir un pas de plus dans l’abjection en projetant l’utilisation de Malodore, un spray répulsif indiqué comme étant toxique et irritant par l’entreprise qui le fabrique, afin de chasser les SDF des abords d’une galerie commerciale. Devant le refus des employés municipaux, la mairie à donné le produit nauséabond à la direction de la galerie marchande qui l’a fait diffuser par ses propres agents d’entretien.

Mais ces « bavures », suffisamment médiatisées pour aboutir à des réactions de protestation, ne doivent pas cacher la préoccupante propagation d’autres types de dispositions et de pratiques, de la part des autorités, qui vont dans le sens d’un contrôle total de l’espace public, en lien avec une rationalisation commerciale croissante. Il en est ainsi des arrêtés antialcool, qui sous couvert de santé publique, interdisent la consommation, la promotion de la consommation et la vente à emporter d’alcool dans les centre-villes. Si, au premier abord, ces dispositions semblent aller dans un sens contraire à la consommation, il faut bien voir que la consommation d’alcool est toujours autorisée dans le cadre des soirées festives orchestrées par les municipalités et sponsorisées par les grandes marques de boissons alcoolisées (« évènements » sportifs, concerts en plein air, fête du réveillon), ce qui montre que ce qui est insupportable aux yeux des pouvoirs publics ce n’est pas tant la consommation d’alcool, mais bien les rassemblements et la convivialité incontrôlée. De la même façon que les interdictions de « rassemblements de chiens » existant dans certaines villes visent en fait à interdire le rassemblement incontrôlé de leurs propriétaires, et pas à interdire, par exemple, les expositions canines, fussent-elles organisées dans l’espace public. On pourrait ainsi collectionner les exemples des mesures tendant sciemment à imposer et à faire intégrer aux usagers des espaces collectifs un comportement bien conforme ; à Nantes, la TAN (société d’économie mixte qui gère les transports en commun) à depuis quelques années lancé une campagne de pub, destinée à ses propres usagers, pour faire la promotion de la « Tan’attitude ». Depuis, les transports en commun sont régulièrement garnis d’affichettes sur lesquelles prolifèrent, entre deux publicités classiques pour les évènements de l’industrie culturelle municipale, des injonctions infantilisantes comme : « je laisse descendre avant de monter », « j’avance dans l’allée », « je baisse le son de ma musique dans mes écouteurs ». Pour veiller à l’application des bons usages, des employés de la TAN sont chargés de la « prévention » en rappelant régulièrement aux passagers de ne pas mettre leurs pieds sur les sièges, de ne pas boire d’alcool, de ne pas faire trop de bruit, de ne pas s’asseoir par terre, de se mettre ici plutôt que là. A croire qu’à Nantes, dans les véritables salons roulants que sont les transports en commun, chaque passager est potentiellement un dangereux fantaisiste qui attend la moindre occasion d’outrager les mœurs par un rire ou un pet obscène. Où étaient-ils retenus, ces vaillants défenseurs de l’austérité nantaise, lorsque, pendant la coupe du monde de rugby, des hordes de supporters éméchés chantaient à tue tête dans les trams qui revenaient du stade de la Beaujoire ? Ah, zut, j’oubliais que la plupart de ces supporters étaient en fait des touristes qui ont généré 10 millions d’euros de chiffre d’affaires pour les hôteliers locaux, comme le révélait avec autosatisfaction un article de « Nantes Passion » (le journal de la mairie de Nantes) dans le numéro de novembre 2007.

Et on pourrait continuer ainsi la longue liste des contrôles d’identité systématiques de la part de la police municipale à l’encontre des personnes assises par terre sur les places commerçantes (la police nationale pouvant difficilement en faire plus), le développement des fichiers de photographies de tags (destinés à charger devant les tribunaux les taggeurs qui se seraient fait prendre). Mais c’est inutile car on aura compris l’essentiel : une nouvelle conformité légale se met en place, certes, mais elle est imprécise, implicite, parce qu’elle ne veut pas dire son nom, parce qu’elle ne veut pas avouer que ce qu’elle tend à bannir de l’espace public, c’est toute activité qui échappe aux logiques de domination, de production et de consommation, fussent-elles symboliques. L’espace public ne doit pas être l’espace du public, il ne doit pas être un espace politique, il est désormais espace à louer, espace à vendre. et à ce titre, cet espace et ceux/celles qui le fréquentent doivent avoir l’apparence et les caractéristiques d’un produit sain et lucratif, fonctionnel et contrôlable.

Si les pouvoirs ont de tout temps cherché à imposer leur idéologie dans l’espace public, par des moyens plus ou moins coercitifs, une des caractéristiques inédite du phénomène de rationalisation actuel de cet espace est sans doute son aspect mondial. Car si, pour l’instant, la sanction de cette plus ou moins grande ressemblance aux nouveaux standards de la pensée dominante, c’est le classement des villes « où il fait bon vivre » par les magazines économiques branchés, nul doute qu’au sein des multinationales existent des outils encore plus pointus d’analyse, de comparaison et de mise en concurrence des collectivités.


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