Retour accueil

AccueilJournalNuméros parus en 2005N°45 - Décembre 2005ÉMEUTES EN BANLIEUES Qui sème la misère, récolte la colère ! > Émeutes, vous avez dit émeutes ?

Rechercher
>
thème
> pays
> ville

Les autres articles :


Émeutes, vous avez dit émeutes ?


« Émeute », « révolte », « insurrection »... Des mots aux significations distinctes circulent dans les milieux militants pour désigner ce qui se passe actuellement dans les banlieues. Pour les médias, c’est de « violences urbaines », « guérillas » ou même « Intifada » qu’il s’agirait. Et c’est vrai qu’il est toujours facile, en utilisant des mots, de glorifier ou dénigrer un mouvement fait uniquement d’actes. Mais, alors que la plupart des textes d’analyses s’intéressent presque exclusivement aux causes et aux conséquences, c’est la nature même des faits qu’il peut être intéressant d’interroger, afin, sinon d’y voir plus clair, du moins de permettre à la réflexion d’être au plus près de la réalité.


Est-ce une insurrection, c’est-à-dire un soulèvement qui vise à renverser le pouvoir établi ? Sans mot d’ordre, sans revendication, sans organisation ni même porte-parole, ces incendies, s’ils sont l’expression d’une frustration, d’une colère, se retournent en premier lieu non pas contre l’État (en banlieue parisienne, les affrontements avec la police, omniprésente, résultent au moins autant d’une attitude provocatrice des forces de l’ordre que de la volonté d’en découdre), mais principalement contre les habitants de ces quartiers, c’est-à-dire non pas seulement des gens de la même classe sociale, mais les voisins, les amis, les parents des incendiaires. Ces violences ne sont pas davantage, évidemment, les prémices d’une guerre civile, encore moins inter-ethnique, comme l’extrême droite française et certains médias étrangers le déclarent, car tout se déroule comme si seuls deux groupes distincts se dégageaient, les jeunes des quartiers d’un côté, la police de l’autre : dans l’esprit des uns et des autres, l’ennemi semble identifié, comme si le reste de la population n’existait pas. Un schéma certes établi par l’État, qui voit en chaque jeune pauvre un délinquant potentiel, mais bien intégré par ces jeunes, qui limitent souvent leur remise en cause du système à une haine viscérale de la police. Notons que les milices d’auto-défense qui commencent à se mettre en place dans les quartiers, bien qu’encore anecdotiques, pourraient donner une autre tournure aux événements, dans un sens particulièrement dramatique : il suffirait pour cela que l’État laisse ces quartiers livrés à eux-mêmes. Aussi est-t-il essentiel de ne pas oublier tous les habitants de ces quartiers, qu’ils soient émeutiers ou non, jeunes ou vieux, immigrés ou pas : en un mot, ne pas se laisser éblouir par les flammes, et réduire aux seuls incendiaires notre attention et notre compréhension.

Est-ce une révolte, c’est-à-dire une action collective, accompagnée le plus souvent de violence, par laquelle un groupe refuse l’autorité politique existante, la règle sociale établie ? On pourrait y croire, si la dimension collective de l’événement pouvait être confirmée par d’autres formes de protestation. Mais c’est bien l’isolement des incendiaires, non seulement vis-à-vis du reste de la population, mais également les uns vis-à-vis des autres, qui à mon sens est le plus décourageant : pas de trace en tout cas d’une véritable solidarité entre incendiaires face aux arrestations et aux procès ; l’utilisation d’outils comme internet, qui pourrait assurer une certaine coordination, ne fait pas illusion, et c’est bien l’individualisme qui prédomine, dans l’action comme ailleurs. Quant aux objectifs visés, ils répondent à un critère quasi-unique : la facilité d’accès. La dimension symbolique des cibles (services publics, écoles, gymnases, transports) choisis par les incendiaires montre assez bien la dimension autodestructrice du phénomène, qui voit des jeunes se contenter de détruire le peu que la société veut bien leur concéder, sans s’attaquer à ce dont ils sont justement privés. Quant un centre commercial ou des voitures sont détruits, ce n’est certainement pas en tant que symbole du capitalisme triomphant, car pour la majorité des habitants des quartiers, en particulier les jeunes, ils représentent respectivement un des rares lieux de loisirs et leur seul véritable bien. Rien ne laisse penser que la logique capitaliste ni même la société de consommation soient intentionnellement visées par les émeutes, et de fait, la société marchande ne se sent pas menacée, comme le montre la remarquable stabilité des marchés boursiers depuis deux semaines...

Des émeutes ? D’après le dictionnaire, une émeute est un soulèvement populaire non-organisé et spontané. L’étymologie (le mot est un ancien participe passé du verbe « émouvoir ») la désigne comme une réaction émotionnelle, qui se traduit par des actes séditieux, c’est-à-dire tournés contre l’autorité publique. Le mot semble donc approprié pour décrire les troubles. Et il est vrai que dans les premiers jours, un véritable sentiment de colère était palpable, et la mort de Ziad et Banou était encore dans tous les esprits, donnait corps à un mouvement assez massif. Mais assez vite, ce sentiment semble avoir laissé la place à une « compétition » entre villes, à la fois dans l’espoir d’attirer l’attention des médias, mais aussi parce que se confirmait la dimension « ludique » que prenaient les événements : l’extrême jeunesse des incendiaires (entre 12 et 20 ans la plupart du temps), l’aspect très éclaté et désordonné des incidents ainsi qu’une certaine surenchère dans les actions le montrent assez clairement. Le caractère grisant et excitant de ces folles nuits ne peut être oublié, surtout chez des jeunes réduits le plus souvent à l’ennui et au désarroi, que ce soit à l’école, en pseudo-formation ou au bas des immeubles.

Leur violence de la nuit est-elle moins absurde que la violence de leur quotidien ? Mais là encore, repliée sur ces quartiers, elle montre à quel point le sentiment d’enfermement est puissant chez ces jeunes qui se sentent prisonniers de leur environnement : l’analogie avec les mutineries dans les prisons est d’ailleurs assez frappante. Enfin, quand le ministre de l’intérieur parle de « groupes organisés », laissant entendre qu’une main invisible tirerait les ficelles des événements, on sait bien qu’il ne fait qu’alimenter les peurs de ceux qui veulent des réponses simples : car bien malin celui qui pourrait « manipuler » ces jeunes ou simplement organiser leurs actions, à la fois autonomes et liées entre elles, aveugles et justifiées, expression désordonnée et un peu vaine d’une révolte qui est potentiellement là, mais qui ne trouve pas les mots pour se donner un sens.

Quant à nous, militants socialement intégrés, pour la plupart absents de ces quartiers (sauf pour raisons professionnelles !), il faudra désormais nous armer de patience avant d’entreprendre, enfin, d’y faire un tour et de confronter nos pratiques à une réalité sociale que nous n’ignorons pas, sans jamais l’approcher tout à fait.

Esbé


No Pasaran 21ter rue Voltaire 75011 Paris - Tél. 06 11 29 02 15 - nopasaran@samizdat.net
Ce site est réalisé avec SPIP logiciel libre sous license GNU/GPL - Hébergé par Samizdat.net