Retour accueil

AccueilJournalNuméros parus en 2007N°61 - Septembre 2007Permanence des ressources et revenu garanti - Partager et transmettre > COOPERATION ET INTELLIGENCE COLLECTIVE

Rechercher
>
thème
> pays
> ville

Les autres articles :


Permanence des ressources

COOPERATION ET INTELLIGENCE COLLECTIVE


La permanence des ressources implique de dépasser le strict cadre individuel pour socialiser une partie de nos territoires, physiques et psychiques, afin de continuer notamment l’activité politique ou de mieux vivre. L’objectif de cet article est de tenter des trouver des solutions pour rendre les réseaux et collectifs plus efficaces.


L’intérêt individuel qui prime sur le bien commun, voilà bien l’une des caractéristiques majeures de l’idéologie libérale. L’individu serait une identité autonome d’autrui et l’organisation de la société nous pousse à cultiver nos intérêts en priorité. Gilles Lipovetsky (L’individualisme citadelle, éd. Gallimard) et Miguel Benasayag (Le mythe de l’individu, La fragilité) ont abondamment étudié cela et je vous renvoie à leurs écrits.

Une autre des lectures possible de cette idéologie, assez visuelle, est celle des territoires. Chaque individu cultive ses territoires, physiques, sociaux et psychiques : le travail, la famille ou les amis, les activités, les corps... Dans ces territoires se projettent des affects et des pulsions (de vie, de mort), une libido. Entre en ligne de compte des notions de possession  : posséder le corps de son/sa conjoint-e, son poste de travail... Aujourd’hui, davantage qu’aux décennies précédentes, on constate un manque de transcendance : il n’y a plus d’idéologie structurante telle que la patrie, le parti ou la religion (qu’elles soient « réacs » est une autre question) et plus d’idée de classes non plus, de corps constitué. C’est à dire que les territoires individuels sont livrés à eux-mêmes, et au seul rapport avec l’entreprise ou le consumérisme.

De par ce manque de transcendance, les existences sont très territorialisées. Même lorsque le déplacement existe, on voyage vers un autre centre de consommation de la monoculture qui est tant soit peu identique aux autres, et surtout on se déplace avec les mêmes préoccupations individuelles, les mêmes soucis ou l’envie de s’amuser via une consommation de biens ou de services. La création est éludée et les territoires individuels recoupent ceux de la société de consommation. Par exemple, les territoires psychiques sont colonisés par les mêmes références télévisuelles. Le paradoxe est que les territoires individuels se dupliquent souvent d’individu à individu (même intérêt pour le film qui marche). Nous sommes spectateurs de la plupart de nos territoires, et cette centralité de la fiction est une aliénation.

Tant que l’on se conçoit comme un individu séparé, citadelle, l’existence est pauvre ou s’appauvrit. On croit avoir « nos idées » alors que ce sont celles des médias ou d’un héritage collectif. Nos envies, nos goûts, alors que la plupart sont dictés par l’industrie des loisirs (du foot spectacle aux jeux on line, l’étude du nombre d’heures cumulés de loisirs par secteur est édifiante...)

Décentrer l’individualisme

Cette culture imprègne également, et c’est bien la problématique qui nous intéresse, les mouvements sociaux dont les acteurs sont également « fils et filles du capitalisme ». Dans le mouvement libertaire, le mouvement syndical ou des chômeurs, les personnes, les collectifs, ne s’intéressent pas aux autres : on le voit dans les rapports avec les sympathisants, ou entre nous, la coopération est souvent très dure. Le « mouvement » se conçoit comme des petits mouvements séparés, ce qui saute aux yeux lorsqu’on lit, sauf exceptions rares (CQFD, Silence...) les nombreux titres de la presse militante. Les organisations libertaires s’ignorent totalement, et les individus au sein d’une même organisation essaient souvent, et avant tout, d’avancer leurs pions pour leur propre centre d’intérêt.

Une vision sociale et politique commune, élusive et « minimale » est nécessaire. Pour décentrer l’individualisme il convient de nous remettre à notre juste place. Si nous avons des responsabilités, si nous faisons des choix, nous sommes aussi impliqués dans un entrelacs complexe de relations sociales. Nos vies sont interdépendantes - j’écris sur un ordinateur fabriqué par d’autres, on m’a appris à écrire, j’écris d’après la digestion de débats et de livres, de vécu personnel ou collectif, même si en dernier ressort c’est moi qui décide du choix des agencements. Pour tourner les choses autrement, je rédige seul ce texte, mais je ne l’écris pas seul. Il s’inscrit dans un dispositif et des parcours collectifs, et se veut utile pour ce même collectif (qu’il le soit ou non est un autre débat). Bien sûr, cet exemple est extensible à quasiment tout type d’activité.

« Nous sommes ontologiquement liés » affirme Benasayag, c’est-à-dire que les liens sociaux sont inscrits au plus profond de nous mêmes : s’en rendre compte, développer ces grilles de lectures, permet de mieux se diriger dans les flots ténébreux.

Coopérer au sein d’un collectif pour une permanence des ressources

La coopération consiste à travailler ensemble dans l’intérêt général de tous les acteurs impliqués. Elle suppose une relation d’égal à égal. Elle n’est pas à l’oeuvre dans l’entreprise capitaliste, même si celle-ci aime pervertir le sens des mots : le salariat est un rapport de subordination, même s’il est basé sur le soft power, et la pseudo « collaboration » n’empêche pas que ce sont toujours des patrons, directeurs de services ou investisseurs qui décident à la fin.

Mais cette même coopération créée une véritable permanence des ressources dans certains domaines non-marchands. On pourrait citer dans l’informatique : Linux, qui est un logiciel gratuit fabriqué sur un mode coopératif, ou l’encyclopédie Wikipédia sur Internet. A noter que le champ d’expérimentation est défini à la base et que les coopérants s’y inscrivent par la suite.

La coopération passe aussi par la reconnaissance des savoir-faire et compétences de chacun-e des acteurs du collectif. Ce qui suppose une redéfinition large de ce même champ des savoirs et pratiques afin qu’il « colle » mieux à la vie contemporaine. Si elles ne sont pas lisibles, ou visibles, elles peuvent être listées. Rendre efficient les groupes, c’est aussi permettre à chacun d’exprimer ses particularités et de se sentir reconnu au travers elle.

La coopération passe par la libre expression du corps, qui coopère souvent dans un travail sans qu’il y ait contrôle de la conscience. Je l’ai souvent vu dans le travail de nuit, en équipe, en usine : malgré la fatigue, les corps coopèrent entre eux sur des tâches, de manière quasi inconsciente, et c’est fascinant d’observer ce ballet des ombres. C’est visible aussi quand des personnes qui ne se connaissent pas arrivent dans une pièce, les corps se placent de manière très méthodique. On pourrait dire que l’être humain a une inclination à la coopération, à aller vers autrui mais que le système économique et social pousse à s’occuper d’abord de ses propres intérêts. Une permanence des ressources, dans un groupe, ne peut être obtenue que par la coopération, le partage des savoirs et des compétences afin d’améliorer l’efficacité et l’efficience de ce groupe.

Intelligence collective : un perpétuel aller retour entre pratique et réflexion

L’image de l’intelligence collective, c’est généralement celle d’un débat contradictoire où chacun-e va s’exprimer à tour de rôle sur un thème, et où la synthèse serait « l’intelligence collective ». Rien n’est plus faux que cela, et d’ailleurs ces débats ont généralement peu de portée.

L’intelligence ne passe pas que par la parole mais avant tout par le corps, « l’intelligence des situations ». L’intelligence est une mobilisation des capacités psychosomatiques sur un sujet donné, et peut même être violente (mobilisation extrême) - se faire violence pour réfléchir à telle ou telle chose, ou faire quelque chose qui sorte d’une circularité. On me rétorquera des capacités abstractives, la théorie de la relativité etc. mais ce n’est qu’une forme d’intelligence parmi d’autres. Parmi les personnes les plus intelligentes que je connaisse, je citerai bien volontiers des ouvriers qui parviennent à être heureux malgré leur travail de merde, c’est-à-dire qui mobilisent leurs capacités pour rester digne ou de bonne humeur, s’organiser pour moins se fatiguer, créer des jeux et avoir des attentions envers autrui. Pour moi c’est ça aussi l’intelligence...

L’intelligence collective, donc, peut être abordée sous l’angle de la multiplicité des pratiques susceptibles de résoudre un problème. Par exemple, en hiver, il faut que des personnes sans abris se relogent avec un collectif de soutien. Chacun pourra apporter ses compétences, ses pratiques, puis coopérer afin d’atteindre ce but. L’autre niveau c’est qu’au sein de chaque situation, l’intelligence collective pourra s’exprimer, par exemple en cas de problème avec les forces de leur ordre.

L’intelligence collective peut d’autant plus se développer que les acteurs sociaux partageront leurs expériences et leurs mémoires, le tout mis dans une perspective politique en prise avec des problématiques contemporaines. Par exemple, dans cet exemple de logement, cela peut être de demander des conseils juridiques à des spécialistes extérieurs au collectif ou d’anciens militants impliqués dans les luttes. Le rappel des expériences est importante pour que chacun d’entre nous portions, et faisons fructifier cet héritage collectif de résistances. On en est souvent loin dans les mouvements, où les jeunes sont souvent livrés à eux mêmes et où les différentes générations s’ignorent trop souvent !

La permanence des ressources est également cela : considérer que nos vies sont liées et donc développer l’intelligence collective. La première amorce serait donc de poser des problématiques politiques, et d’aller au fond d’un débat sur les sujets importants qui nous traversent toutes et tous : mondialisation, précarisation, autoritarisme, diverses formes d’aliénation telles que le patriarcat ou la prédominance de la fiction. Les modes d’actions, de coopération, et d’intelligence collective pourront mieux fonctionner après. Bref, je pense qu’on manque encore de fondamentaux et qu’il faut affronter plus en profondeur ces débats-là.

Chacun a d’ailleurs sa pierre à apporter dans ces problématiques : l’intelligence collective est déjà fonctionnelle dans le sens où nous n’avons pas besoin uniquement de théorie universitaire, mais aussi d’analyses de pratiques. Par exemple, au sujet du patriarcat ou de la centralité, chacun-e d’entre nous peut s’exprimer. Cette expression donnera envie par la suite aux acteurs d’approfondir...

Enfin, la permanence des ressources s’exprime également dans la mémoire : garder traces des débats, qu’il y ait un-e gardien-ne des archives ou de la mémoire. Qui dit intelligence dit mémoire vivante et nous devons aussi mettre en commun nos ressources. Devant tant de frilosités actuelles, cela ne pourra se faire qu’à la hache : ce sont les affinités électives, ces fines capillarités sociales qui nous relient, qui doivent nous guider, au-delà d’un vieux découpage en organisations sociales concurrentes qui ne riment plus à grand-chose.

Soyons audacieux, et travaillons avec qui nous voulons au-delà des vieux clivages !


No Pasaran 21ter rue Voltaire 75011 Paris - Tél. 06 11 29 02 15 - nopasaran@samizdat.net
Ce site est réalisé avec SPIP logiciel libre sous license GNU/GPL - Hébergé par Samizdat.net