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AccueilJournalNuméros parus en 2001N°4 - Décembre 2001 > Pour en finir avec les prisons

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Pour en finir avec les prisons


Nous passons dans ce numéro de No Pasaran la première partie de l’interview d’Alain Brossat, professeur de philosophie à Paris 8 (St Denis) du 24-11-2001 suite à la parution de son ouvrage "Pour en finir avec les prisons" paru aux éditions La Fabrique. Par ailleurs, A. Brossat a écrit "L’épreuve du désastre", "Le XXe siècle et les camps", "Le corps de l’ennemi", Hyperviolence et démocratie".


No Pasaran : Dans le contexte actuel, avec un certain nombre de braquages qui ont mal tourné, la libération du "Chinois" et le discours dans les médias et par les politiques qui s’en est suivi sur les multi-récidivistes, la question des prisons est une nouvelle fois posée. Après le livre du docteur Vasseur sur la Santé, à travers lequel, médias et chercheurs s’étaient soudain intéressés au cas de détenus vivants dans des conditions catastrophiques, dans un système pénitenciaire complètement archaïque et inhumain, il y a eu des prises de positions politiques, associatives et de familles de prisonniers. Tu as par rapport à cette manière de poser les questions sur les prisons, un regard très critique.

Alain Brossat : Il y a une chose qui est très frappante. Il y a une façon de parler des prisons dans les espaces publics, notamment dans la presse qui se forme selon le rythme d’un balancier. Vous avez des moments de compassion humanitaire, c’est l’effet Véronique Vasseur, par exemple. Donc tout le monde découvre, la presse, l’opinion, les parlementaires qu’il y a une horreur des prisons, un scandale de la condition pénitentiaire, image 315 x 195un tiers-monde des prisons insupportables, etc. Ce sont les phases compassionnelles. Tout le monde s’émeut et dit que cela ne peut pas continuer, que les prisons sont indignes de la République, dans la " Patrie des droits de l’homme… Et puis, il y a un mouvement de balancier à la première occasion".
En l’occurrence, il a eu lieu au début de l’été dernier, une tentative d’évasion à Fresne avec un hélicoptère, ça tourne mal, des coups de feu sont échangés et hop ! Retour vers le sécuriatire.
Depuis le début de l’été dernier, nous sommes vers le "toujours plus de sécuritaire". Pas plus tard que dans Le Monde de ce soir, vous avez l’annonce par Mme Lebranchu de la construction de 35 nouvelles prisons. C’est cela. Vous avez cette inconséquence de la presse, de l’opinion publique qui va passer de la compassion vis-à-vis des détenus qu’on fait vivre dans des conditions indignes du XXIème siècle, à ces discours qui disent que les délinquants sont toujours plus dangereux, que la violence monte sans cesse, et toujours avec les mêmes thèmes qui reviennent, avec ce qui ne s’appellent plus des Quartiers de Haute Sécurité (QHS) mais des prisons sécurisées pour les délinquants les plus dangereux, où il n’y a aucune espèce d’évasion possible. C’est cette inconséquence des médias, encore, et largement celle des politiques (excepté le bunker de la droite qui lui est toujours sur le sécuritaire), la gauche plurielle qui sans arrêt oscille de l’un à l’autre que j’ai essayé de mettre à plat dans ce livre.
Aujoud’hui, vous avez Jospin qui glose sur la bavure qu’a constitué la libération d’un malfaiteur très dangereux. Je pense que ce n’est évidemment pas du tout par ce biais-là qu’il faut passer, car on touche du doigt l’impasse d’une approche purement humanitaire de la prison.

Sur cette approche purement humanitaire, ajoutée à celle qui a donné tant de polémiques autour du livre de Dominique Vasseur, quelles sont les principales critiques que vous avez à formuler ?

Je pense qu’il y a un discours aujourd’hui qui consiste à dire qu’un espace de réforme est possible et nécessaire dans les prisons. Il faut donc injecter du droit. Il faut que les détenus aient davantages de droits, il faut que soient établies ou rétablies dans les prisons les conditions de citoyenneté. D’autre part, il faudrait que la prison retrouve sa fonction première qui serait non pas seulement d’isoler, de stocker mais surtout de recycler, de rééduquer, remettre les gens en état de fonctionner dans une société, etc. C’est un discours que l’on entend depuis que la prison pénale existe, c’est-à-dire en gros depuis le XIXème siècle. La différence avec les anciens régimes c’est que les individus qui ont déviés, les criminels, sont considérés, néanmoins, comme partie intégrante de l’humanité et que, donc, un traitement approprié, moral, humanitaire va permettre de les réinjecter dans la société. Mais l’histoire de la prison pénale en France c’est l’histoire de l’échec de cette approche-là. Ce qui est constant, c’est l’oscillation sécuritaire-humanitaire et l’échec de toutes les tentatives qui se succèdent sans fin depuis 1830, l’échec absolu de cette fonction de retraitement du matériau criminel qui s’est perdu, qui a dévié et l’incapacité absolue de la prison à produire quelques formes d’humanisation, de réforme, de rétablissement des individus dans des conduites droites. Ce qui perdure, c’est la fonction d’organisation d’un partage entre des corps déviants, entre des groupes et le reste de la société qui pour l’essentiel est vouée à la production. C’est cela le structurel de la prison pénale en France. Donc, ce que je critique dans cette approche dominante de ceux qui pensent qu’avec un bon ministre de la Justice, avec un peu plus de bonne volonté, avec un peu plus de crédits, on va transformer les prisons françaises en quelques chose de présentable, c’est qu’ils ignorent cette pesanteur de l’histoire et qu’au fond ils ignorent la fonction réelle de la prison qui est une fontion de stockage des corps indésirables.

Ta critique va beaucoup plus loin en abordant la fonction sociale de la prison, cette division qu’elle crée entre les délinquants et les non-déliquants et tout cet enjeu de pouvoir qui se retrouve au cœur de la prison.

Ce que je dis là n’est pas original puisque cela reprend une grande idée que Michel Foucault a développé dans "Surveiller et punir". C’est l’idée que la prison obéit et est le résultat en tant qu’institution d’une production, production d’un partage qui fait apparaître un danger constant qui tourne autour de ce que Foucault appelle "les illégalismes" incarnés au XIXe siècle par les classes dangereuses, aujourd’hui par les producteurs d’insécurité, la jeunesse délinquante, etc. Ce partage est politiquement utile du point de vue de la domination dans une société comme la nôtre. Il permet d’exhiber en permanence la nécessité de la police, une police forte et les dispositifs répressifs. On part donc de l’idée qu’il y a une nécessité et une constance de ces rapports entre un corps populaire qui serait utile, inclus, c’est à dire une classe ouvrière qui travaille cela dit dans un langage du XIXe siècle, des productifs qui sont aussi des gens qui respectent la loi et puis un reste, un résidu parmi lesquels seront d’emblée considérés comme des irrécupérables, d’autres seront dans une zone grise, dont une partie d’entre eux pourront être retraités. Mais globalement, ce type de partage doit être fait parce qu’il montre l’ordre, la nécessité d’une politique d’ordre et il permet de tirer tous les bénéfices d’un discours sécuritaire. On sait bien que de plus en plus, la politique tend à se concentrer autour des thèmes sécuritaires : la peur du délinquant, des illégalismes, des banlieues… Là, on entre en campagne électorale et nous n’aurons que cela. C’est commencé d’ailleurs, avec cette histoire de braquage qui tourne mal et cette surenchère entre la droite et la gauche autour du scandale que constituerait le fait que les juges relâchent un type. Donc il ne faut pas voir la prison comme une anomalie mais au contraire comme rentrant dans une structure d’un règlement politique, d’une production d’ordre qui lui donne précisément, telle qu’elle est, avec tous ses manques, toute cette misère, cette production d’abandon, une fonction politique éminente.

Tu cites dans ton livre Emile Durckheim : "la peine est restée du moins en partie une œuvre de vengeance. On dit que nous ne faisons pas souffrir le coupable (…) il n’en est pas moins vrai que nous trouvons juste qu’il souffre".

La rupture que produit une façon moderne de punir se trouve dans le fait qu’on ne va plus, en principe, infliger des douleurs extrêmes à des corps détenus. On ne va plus torturer, on ne va plus infliger ce qu’on appelle des peines afflictives, c’est-à-dire des marques sur le corps, des mutilations. Cela veut dire qu’en principe, dans un système de pénalité moderne, on va produire une distinction entre la punition et la douleur, la violence. C’est la détention qui va se substituer au supplice public mais évidemment cela ne veut pas dire que la peine moderne ne comporte pas une part de souffrance. Il s’agit de substituer souffrance à douleur au sens de douleur physique. La souffrance va être liée à l’isolement, à l’enfermement, dans la prison du XIXe siècle, au silence… C’est du coté de la souffrance du prisonnier que va s’investir le désir de vengeance de l’Etat, qui lui, demeure. Car un Etat de droit, avec ou sans guillemets conserve ce désir de vengeance, ce compte à régler avec le délinquant, le criminel, celui qui a perturbé l’ordre politique et social. La société conserve ce même désir de vengeance face à celui qui l’a spolié, effrayé. La vengeance s’exerce beaucoup sur ce que j’appelle des "politiques d’abandon", des politiques de production de la désolation. On va désoler des individus par l’enfermement toujours plus long, la privation de toute sorte de choses, de relations sociales, de rapports sexuels. Tout ceci est une production réglée de désolation.

Tu parles de décret de l’abandon.

Absolument. C’est ce décret d’abandon qui accomplit la vengeance.

Tu parles de violence d’Etat en disant que la prison est une violence d’Etat.

Cela me paraît évident. Il ne faut jamais oublier que c’est un moyen de montrer la souveraineté. C’est une pratique de la souveraineté. Un Etat aussi démocratique soit-il, reste un Etat, c’est-à-dire une force, une cristallisation de puissance qui doit se saisir d’occasions pour montrer qu’il exerce un monopole de la puissance. Il se trouve que les Etats modernes, les démocraties occidentales, ne peuvent plus être violents de la même façon que l’était la Monarchie Absolue ou que l’ont été des dictatures totalitaires. Les Etats de droit ne peuvent pas, aujourd’hui, montrer la souveraineté en produisant un effroi massif sur un mode terrorisant, en faisant tirer sur une foule qui les emmerde ou des choses comme cela. C’est problématique par rapport à une norme ambiante. Problème que n’a pas une dictature totalitaire ou terroriste. La prison au premier chef est un conservatoire de cette capacité qu’a l’Etat moderne de montrer qu’il exerce un monopole de souveraineté. Il va le faire en s’emparant d’un certain nombre de corps, en les traitant sur un mode, que j’appelle de l’exception. Ce faisant, l’Etat ne se met pas hors droit, il exerce son propre droit. C’est tout à fait différent. Ce n’est pas le même droit que le droit des personnes auxquels fait référence habituellement un discours humanitaire ou juridique classique.

Tu parles d’intrication entre droit et violence.

Voilà ! Tout droit est intriqué à une violence, de toute façon, mais spécialement celui-là est étroitement lié à une violence puisqu’il fait référence à une légitimité de l’Etat qui renvoit toujours à un moment de fondation qui, généralement est un moment violent, la Révolution Française pour ce qui nous concerne, donc, un moment hyperviolent et qui renvoit à des prérogatives qui n’appartiennent qu’à l’Etat. Il n’y a que l’Etat qui a le droit de s’emparer des personnes de cette façon là, de les isoler et de les soumettre à un régime d’exception. Il ne faut jamais oublier que le règlement le plus ordinaire des prisons c’est un régime d’exception pour ceux qui y sont soumis.

Tu dis que la prison, à la différence des autres institutions (école, armée…) maintient une pérennité de la production de la souffrance.

Oui, alors là c’est intéressant, c’est une question qui est ouverte à la discussion parce que dans "Surveiller et punir" M. Foucault dit quand même que la prison c’est le laboratoire des disciplines au XIXe siècle. C’est-à-dire que, dans la prison, s’élabore un régime disciplinaire qui vient en quelque sorte former une relève du mode violent de la souveraineté. Au lieu d’effroi, la discipline produit des normes qui s’appliquent à tous. L’idée que Foucault développe c’est que, de ce point de vue là, la prison est un modèle pour les autres institutions. La discipline de la prison on va la retrouver dans l’usine du XIXe siècle, à l’hôpital, à l’école… Moi, là-dessus j’ai un doute. C’est vrai que les disciplines s’exercent encore et toujours dans toutes les institutions mais je crois qu’il y a un autre facteur qui va dans un sens différent. Les institutions dans les sociétés européennes sont prises dans une autre histoire, celle de l’intégrité des personnes et de l’intégrité des corps. La charge des corps et des personnes est largement déterminée par une condition de citoyenneté, une idée qu’on se fait de ce qu’est l’individu moderne avec ses droits, son libre arbitre, sa qualité de sujet de la raison… Vous voyez bien que l’école de la IIIe République est extraordinairement autoritaire. Il y a des châtiments corporels, un coté militaire dans la discipline scolaire, un endoctrinement patriotique.
L’école, aujourd’hui, ne répond plus à ces normes, on ne touche plus les gamins, le code disciplinaire s’est tout de même énormément atténué et cette forme de prise en charge des individus par l’institution s’est séparée du destin de la prison. Pour l’hôpital, c’est la même chose et même pour l’armée. Il y a quelque chose dans le destin de la prison qui en fait vraiment la conservatoire d’une forme disciplinaire inventé au XIXe siècle, étant imbriquée à ce vieux modèle d’une souveraineté où la puissance du souverain montre son caractère exclusif en pratiquant un régime d’exception et en le perpétuant sans fin.

Tu expliques que dans la prison, contrairement aux autres institutions, le mouvement revendicatif produit un surplus d’autorité et de violence.

Dans les prisons, tous les mouvements qui tendent à devenir collectifs, où donc il y a une mise en mouvement des corps qui perturbe l’ordre carcéral avec des revendications, où on voit des détenus sortir de leur situation de pur objet de l’institution et se mettre à parler en donnant une consistance politique ou revendicative, tout mouvement de cette espèce est écrasé. D’une façon ou d’une autre que ce soit avec irruption des gardes mobiles ou des CRS qui tapent dans le tas ou que ce soit par un système de ruse il n’y a, par définition, jamais d’espace de négociation. Cela veut dire que jamais on n’accorde aux détenus un statut de majeur. Alors que ce statut de " majeur en devenir ", on le donne à des gosses, dès l’école maternelle. C’est cela la différence de destin des institutions. C’est tout à fait flagrant. Je cite dans le bouquin des chiffres qui donnent à penser. Dans les mouvements de prisonniers qui ont eu lieu dans les années 70, il y a eu plus de morts que pendant Mai 68. Pourtant, ces mouvements n’ont agité que quelques centaines de détenus en réalité. Mai 68, c’était des millions de gens avec des affrontements… Cela montre bien qu’un régime de violence est totalement spécifique dans les prisons en France. Même à l’armée, il n’y a jamais rien eu de semblable. Il y a eu, je sais de quoi je parle, un développement d’une situation insupportable pour l’autorité militaire avec des comités de soldats, des manifestations de soldats, des dizaines de feuilles de comités circulant. Certes, cela a donné lieu à quelques mises au trou de soixante jours, à un ou deux procès mais le résultat le plus tangible a été des améliorations dans la situation des appelés. Il y a donc quelque chose d’absolument unique dans la situation de la prison.

(fin de la première partie)
Propos recueillis Par Cdric et Pirouli


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