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AccueilJournalNuméros parus en 2001N°87 - Mai 2001
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> Comment ne pas prendre des vessies roses pour des lanternes rouges.

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Antiliberalisme ou anticapitalisme ?

Comment ne pas prendre des vessies roses pour des lanternes rouges.


Au cours de ces dernières années, on a vu émerger et rapidement se renforcer, en France comme dans d’autres pays capitalistes développés, un ensemble de mouvements sociaux, politiques et culturels, dont le commun dénominateur a été la critique, en actes et en paroles, des politiques néo-libérales suivies par les gouvernements, de gauche comme de droite, depuis maintenant près de vingt ans. Parmi ces mouvements, par ailleurs très divers par leurs terrains d’interventions et leurs formes d’action, on peut compter, en allant des plus informels ou plus organisés :


- les mobilisations de chômeurs, dans le cadre de "marches contre le chômage" ou d’actions "coup de poing" lors des fêtes de fin d’année (notamment en 1997 et 1998) ;
- le développement d’organisations tels que AC !, le DAL, Droits devant, etc., luttant pour l’obtention ou le respect de droits sociaux (droits à l’emploi, au logement, à la protection sociale, etc.) ;
- les mouvements de grève de novembre-décembre 95 contre les projets et tentatives de réforme de l’assurance-maladie et de certains régimes spéciaux d’assurance-vieillesse, mouvements largement contrôlés par les quelques grandes organisations syndicales (CGT, FSU et "Groupe des 10" notamment) ;
- des mouvements et organisations avançant des revendications quant à la nécessaire régulation et quant au contrôle démocratique de la mondialisation économique : naissance d’ATTAC (autour du projet de taxe Tobin et plus largement de taxation des transactions financières), mobilisation contre l’AMI (projet de libéralisation de l’investissement dans le cadre de l’OMC), mobilisations périodiques à l’occasion de la réunion des dirigeants des principaux Etats et des organismes du capital financier transnational (FMI, Banque mondiale), dans le cadre du G7 (ou du G8), de l’OCDE, du sommet de Davos, etc., dont certaines (notamment celle de Seattle fin novembre 1999 et celle de Millau fin juillet 2000) ont connu un beau succès.

Cette liste, non exhaustive (on pourrait y ajouter les mobilisations contre Mac Donald’s, pour l’abolition de la dette du Tiers Monde, pour la promotion d’un commerce équitable, etc.), donne une idée de l’étendue et de l’extrême diversité de ces mouvements. En fait, un ensemble de mouvements qui ne forment pas encore, de loin, un mouvement d’ensemble, unifié autour de quelques finalités et objectifs communs, encore moins autour de quelques organisations phares. Et pourtant, ce qui permet de leur trouver un air de famille, c’est incontestablement l’antilibéralisme qui leur fournit au moins un point de convergence. Que faut-il penser de cet ensemble de mouvements ? Quel espoir peut-on fonder sur eux ? Quelles sont inversement leurs limites et les critiques qu’on peut leur adresser ? Telles sont les principales questions que cet article se propose d’aborder.

Retour sur le libéralisme classique

Pour répondre à ces questions, il est nécessaire de procéder à un petit détour théorique et historique, en rappelant le contenu et la signification de libéralisme en tant que mouvement politique et idéologique. La pensée libérale émerge en Europe occidentale au cours des XVIIe et surtout XVIIIe siècles, dans le contexte de la transition du féodalisme au capitalisme. Elle est élaborée et diffusée par des intellectuels, des groupes, des mouvements liés, de près ou de loin, à la bourgeoisie, qui est alors la classe qui, dans toute l’Europe occidentale, est en train de supplanter l’ancienne aristocratie féodale comme classe dominante, sur le plan économique d’abord, sur le plan politique ensuite. Elle constitue l’idéologie dont cette classe se sert tout à la fois pour lutter contre l’ancien ordre féodal et pour justifier les nouveaux rapports économiques, juridiques, politiques qu’elle est en train d’introduire et de développer. Une fois parvenue au pouvoir, établie comme classe dominante, la bourgeoisie se servira du libéralisme pendant tout le XIXe siècle comme idéologie justifiant les rapports sur lesquels se fonde sa domination, en particulier contre les idéologies socialistes portées par le mouvement ouvrier naissant. Le libéralisme est donc typiquement une pensée bourgeoise, elle exprime la vision du monde propre à cette classe sociale dans sa phase de conquête du pouvoir et la première phase (historique) de son exercice. (...)

Cette pensée, hégémonique tout au long du XIXe siècle au sein des principaux pays capitalistes développés d’Europe occidentale et d’Amérique du nord, va entrer en crise à partir de la fin de ce même siècle, dans un contexte marqué successivement par la transformation du capitalisme concurrentiel en capitalisme monopolistique ; par la montée des rivalités entre nations impérialistes ; par le déclenchement de la Première Guerre mondiale et l’effondrement de la culture humaniste classique qui s’ensuivit ; par la faillite des politiques économiques libérales dans les années 1930, incapables de juguler la crise structurelle dans laquelle s’est enfoncé alors le capitalisme monopolistique ; enfin par sa faillite aussi bien idéologique que politique face aux fascismes comme face au stalinisme. Dans le contexte de l’après-guerre, le libéralisme semble avoir définitivement vécu. Le cadre institutionnel dans lequel le capitalisme occidental se sort de sa crise structurelle et engage la période des "trente glorieuses" années de croissance fordiste tourne délibérément le dos à certains principes libéraux. Il procède en effet de la conviction que le libre marché n’est pas auto-régulateur ; que la somme des initiatives individuelles (celles des entrepreneurs capitalistes) ne saurait assurer par elle-même les conditions d’une croissance économique continue et encore moins l’intérêt général du corps social, qu’elle demande à ces fins à être encadrée par tout un dispositif de conventions collectives, de réglementations juridico-administratives, de régulations étatiques ; et que l’égalité juridique formelle se doit de se prolonger et de s’approfondir par des dispositifs garantissant sinon une parfaite égalité réelle, du moins un ensemble de droits sociaux universels limitant et réduisant la dérive spontanément inégalitaire à laquelle conduisent les marchés. Ces principes sont alors clairement énoncés par une pensée qui s’inspire pour partie de la tradition social-démocrate (et, à travers elle, d’un marxisme abâtardi en économisme) ; et pour partie aussi des travaux de John Maynard Keynes. Dans ce cadre, le libéralisme ne se survit plus que sur le plan politique dans l’Etat de droit qui trouve une nouvelle légitimité dans l’édification de l’Etat-providence et dans le "socialisme réellement existant" qui lui sert de repoussoir ;ainsi que sur le plan éthique, dans le développement de l’individualisme consumériste, au delà même de la sphère de la consommation marchande, qui tend alors à se subordonner l’ensemble de la vie quotidienne dans le cadre de la soi-disant "société de consommation".

L’offensive néo-libérale

La crise dans laquelle est entrée le modèle fordiste de développement du capitalisme au cours des années 1970 va fournir au libéralisme l’occasion d’effectuer un inattendu retour au premier plan de la scène politique et idéologique. C’est en effet sous sa bannière que, à partir de la fin de cette même décennie, va se mener l’offensive de la classe dominante destinée à "faire payer" la crise aux travailleurs ; offensive relayée, sur le plan politique, à la suite de Thatcher au Royaume Uni et Reagan aux Etats-Unis, par la quasi totalité des gouvernements occidentaux et, sur le plan idéologique, par la grande masse des médias et, sous diverses formes, par la plus grande partie des intellectuels (journalistes, universitaires, essayistes, etc.). En lui prêtant son langage, ses thèmes et ses thèses, ses concepts, le libéralisme aura apporté sa contribution à la cohérence et, par conséquent, au succès de cette offensive. Celle-ci se sera fixée essentiellement trois objectifs, dont l’inspiration libérale est à chaque fois manifeste.

* En premier lieu, le démantèlement du rapport salarial fordiste, dont la réglementation est accusée de fausser la concurrence sur le marché du travail dont résulterait à la fois le chômage et la dégradation de la valorisation du capital (la chute du taux de profit). (...)

* La seconde cible de l’offensive néo-libérale aura été "l’Etat interventionniste". Entendons la gestion de l’économie capitaliste par l’Etat, dont la période fordiste a fourni une première forme historique. A la régulation de l’économie par l’Etat qui, selon les libéraux, ne peut qu’aggraver les déséquilibres de tous ordres, ils proposent de substituer sa régulation par le marché qui seul assurerait "l’allocation optimale des ressources". Ce sont ainsi tous les aspects de la gestion étatique qui se sont trouvés remis en cause. (...)

* Se superposant en partie aux deux précédentes, il est cependant possible de discerner une troisième cible de l’offensive néo-libérale, les "débiteurs". Car le néo-libéralisme, ce n’est pas seulement une agression du capital contre le travail, mais c’est aussi la revanche des créanciers sur les débiteurs. C’est en ce sens qu’il exprime fondamentalement les intérêts du capital financier, y compris contre ceux du capital industriel, un capital financier à la pointe du mouvement de dérèglement, dérégulation et mondialisation. Il s’agit ici de mettre fin à la dérive propre à cette "économie de surendettement" sur laquelle avait fini par déboucher le fordisme et la première phase de gestion de sa crise. (...)

Ce bref tableau de l’offensive néo-libérale ne serait pas complet si l’on ne soulignait pas expressément deux autres de ses aspects, trop brièvement mentionnés précédemment, sans lesquels le retour en force de l’idéologique libérale ne saurait s’expliquer. L’offensive néo-libérale a en effet accompagné et justifié :

- d’une part, la mondialisation des rapports capitalistes de production, la mondialisation des échanges de marchandises et plus encore de capitaux, impliquant le décloisement des marchés nationaux et le démantèlement des régulation et réglementations nationales de ces marchés opérées jusqu’alors par les Etats ;

- d’autre part, la montée en puissance et l’autonomisation relative du capital financier transnationalisé (la "géofinance"), à la faveur de l’éclatement du système monétaire international instauré à la fin de la Seconde Guerre mondiale (accords de Bretton Woods), faisant du dollar l’étalon monétaire international ; de la désintermédiation financière : du recours grandissant des entreprises, notamment multinationales, aux marchés financiers et non plus aux banques pour se financer ; de la montée des taux d’intérêt réels due notamment au creusement des déficits publics ; etc. Mais aussi, il faut le souligner, à la faveur de la déréglementation et dérégulation précédente.

Nécessité et insuffisance de l’antilibéralisme

Le rappel auquel il vient d’être procédé des différents axes de l’offensive libérale suffit pour évoquer la part prise par le néo-libéralisme dans la catastrophe sociale (mais aussi écologique, politique et symbolique) sur laquelle a débouché un quart de siècle de crise du capitalisme (1). Certes, tous les objectifs de cette offensive n’ont pas été atteints ou ne l’ont été que partiellement. Il n’empêche que la montée du chômage de masse, le développement des formes de travail précaire, la stagnation voire la baisse des salaires réels de certaines catégories de travailleurs, les dégradations des différentes formes de couverture des risques sociaux, la plongée de pans entiers des populations du Tiers Monde dans la misère la plus noire mais aussi la réapparition de poches de misère et l’aggravation de la pauvretéjusque dans les pays capitalistes développés, faisant contraste avec le rétablissement des profits des entreprises, l’envolée des revenus patrimoniaux, notamment financiers, la subordination grandissante de la gestion des entreprises aux impératifs et aux intérêts du capital financier, de même que l’affaiblissement global du pouvoir régulateur des Etats en matière économique et sociale, tout cela procède bien, plus ou moins directement, des principes et des recommandations édictés par les idéologues et les politiques néo-libéraux. Par conséquent, dans la mesure où l’offensive capitaliste contre les travailleurs, au sein des Etats capitalistes développés comme au sein du Tiers Monde, s’est menée sous le couvert de la bannière libérale et a emprunté au libéralisme ses objectifs, ses mots d’ordre, ses slogans, l’antilibéralisme a été et reste une nécessité. S’opposer au libéralisme en le dénoncant pour ce qu’il est, c’est-à-dire fondamentalement une politique de classe, favorable aux intérêts de la classe dominante en général et de sa fraction financière en particulier, en critiquant ses principes théoriques et en le combattant dans ses conséquences pratiques, est et reste un élément important de toute défense intransigeante des acquis antérieurs des travailleurs, tels qu’ils ont été fixés et figés dans les compromis institutionnels que le libéralisme entend démanteler.

Pour m’en tenir à un exemple, on ne répétera jamais assez, démonstration à l’appui, combien le projet de démantèlement des systèmes publics d’assurance-vieillesse fondés sur la répartition (donc l’institution d’une solidarité inter-professionnelle et inter-générationnelle) au profit de système privés de capitalisation (fondés sur le rendement de placements immobiliers et financiers) est une escroquerie du point de vue des travailleurs, dont les pensions de retraite sont ainsi revues à la baisse et deviennent fondamentalement aléatoires ; tandis qu’il correspond pleinement aux aspirations du capital financier de mettre la main sur les milliers de milliards de francs qui chaque année se trouvent collectés par les caisses d’assurance-vieillesse au sein des pays capitalistes développés. Mais pareille critique du néo-libéralisme, pour nécessaire qu’elle soit, reste insuffisante. Pour deux raisons essentiellement.

La première vient d’être implicitement évoquée. Limitée à elle-même, la critique du néo-libéralisme procède d’une position défensive, d’une position de repli sur les compromis institutionnalisés de la période fordiste que l’offensive néo-libérale se propose précisément de démanteler, pour remettre en cause les acquis des travailleurs qu’ils ont permis d’imposer et d’arracher à la classe dominante. Or la simple défense de ces compromis et de ces acquis est insuffisante. D’une part, parce qu’il ne s’agit pas d’en faire un horizon indépassable auquel devrait s’en tenir une fois pour toute la lutte de classe des travailleurs : résultat d’un rapport de forces historiquement déterminé, ces compromis et ces acquis en ont aussi enregistré les limites.

D’autre part et surtout, parce que la défense nécessaire de ces compromis et de ces acquis doit aujourd’hui s’effectuer dans un nouveau contexte (celui de la transnationalisation) qui oblige de toute façon à aller au-delà d’eux, à envisager un horizon plus large, et à avancer en conséquence des propositions offensives. Par exemple, impossible de défendre aujourd’hui les différents systèmes publics nationaux de protection sociale sans réglementer la circulation des capitaux et, notamment, celle des capitaux flottants opérant sur les marchés monétaires et financiers à des fins essentiellement spéculatives. Une partie de la mouvance antilibérale l’a d’ailleurs très bien compris qui, par l’intermédiaire du mouvement ATTAC, s’est fait le partisan d’une taxation des transactions financières du type de la taxe Tobin. Autrement dit, dans la guerre (lutte) des classes comme dans la guerre tout court, la meilleure défense reste l’attaque. A cette première raison de l’insuffisance d’une position simplement antilibérale s’en adjoint une seconde, plus essentielle, qui tient à son ambiguïté foncière.

En effet, dans la mesure où le capitalisme avance aujourd’hui sous la bannière et le masque du libéralisme, l’antilibéralisme peut aisément passer et se faire passer pour anticapitalisme. Et ce d’autant plus que, pour des raisons qu’il serait trop long d’examiner ici, le pôle anticapitaliste s’est singulièrement affaibli au cours de ces mêmes dernières décennies qui ont vu se développer l’offensive libérale et sa réaction antilibérale. Or, ni dans ses principes ni dans ses conséquences pratiques, l’antilibéralisme n’est identifiable à l’anticapitalisme.

Ce dernier terme définit en principe une position qui vise un dépassement révolutionnaire du capitalisme, impliquant tout à la fois l’abolition de l’appropriation privative des moyens de production au profit de leur socialisation, de même que l’abolition de toute régulation marchande de l’activité économique et sociale supplantée par une planification démocratique de la production, enfin l’abolition de la division entre travail manuel et travail intellectuel dans le cadre de l’autogestion des unités de production. Laissons ici de côté la question de savoir si pareil projet est plus et autre chose qu’une simple utopie, la visée d’une société idéale (le communisme) dont rien n’assure qu’elle parviendra un jour à réunir les conditions tant subjectives qu’objectives de sa réalisation. En tant que projet, il définit bien un au-delà du capitalisme. L’antilibéralisme, au contraire, vise plus modestement une politique générale, en l’occurrence un mode de gestion du capitalisme en crise, engagé dans une phase de rupture avec un mode de développement antérieur qui s’est épuisé (le fordisme) et à la recherche d’un nouveau mode de développement. Et ce qu’il a à proposer, pour autant qu’il avance des propositions positives, c’est une autre politique, un autre mode de gestion du capitalisme, par exemple plus respectueux des intérêts des travailleurs ou des contraintes écologiques. Telle est du moins sa signification et sa portée immédiates. Certes, rien n’empêche l’antilibéralisme de se radicaliser, de ne pas s’en tenir à la simple contestation d’une politique exprimant, dans un contexte historique donné, les intérêts de la classe capitaliste en général, pour s’en prendre plus largement et plus profondément aux rapports sociaux sur lesquels cette classe fonde sa domination, et projeter leur renversement révolutionnaire.

Autrement dit, l’antilibéralisme peut se faire anticapitalisme, il peut évoluer vers des positions anticapitalistes. Mais, il n’y a nulle nécessité à une pareille évolution : même sans elle, l’antilibéralisme n’en reste pas moins ce qu’il est, il ne dément ni ses principes ni ses positions. Autrement dit, non seulement il peut exister un antilibéralisme qui ne soit pas anti-capitaliste ; mais encore, je vais avoir l’occasion de le souligner, c’est même là son orientation dominante. Dans le contexte politique actuel, où le libéralisme est devenu la langue et la pensée courantes de la classe dominante tandis que le projet révolutionnaire a perdu et sa langue et ses porte-parole, l’antilibéralisme peut donc facilement se parer des vertus de l’anti-capitalisme ; alors même que ni dans son principe général ni dans ses propositions politiques les plus courantes il n’est tenu de manifester ni ne manifeste de fait d’orientation capitaliste. C’est sur ce dernier point que j’insisterai pour finir.

L’orientation réformiste dominante

Cette dernière apparaît clairement lorsqu’on analyse les positions et propositions d’un mouvement comme ATTAC, qui constitue sans doute le fer de lance de la mouvance antilibérale actuellement en France (et plus largement en Europe). Rappelons qu’ATTAC est né du projet formulé par Ignacio Ramonet, directeur du Monde Diplomatique, dans son éditorial de janvier 1998, de créer un mouvement dont l’objectif serait de promouvoir une taxation des mouvements de capitaux à finalité spéculative, tels que le sont ceux qui se déplacent quotidiennement sur les marchés des changes, à hauteur de quelques 1 500 milliards de dollars. Taxation dont l’idée avait été avancée il y a un plus de vingt ans maintenant par l’économiste américain James Tobin. Lancée en juin 1998, l’association a connu au cours des deux dernières années un développement remarquable, puisqu’elle compte désormais près de 20 000 membres et 170 comités locaux et qu’elle a su s’imposer comme un interlocuteur inévitable sur la scène politique. Au demeurant, son champ d’action s’est considérablement élargi depuis sa naissance : tout en continuant à lutter pour promouvoir une taxation des mouvements de capitaux spéculatifs, ATTAC se mobilise désormais tout aussi bien contre les projets de fonds de pension (remaquillés en projets d’épargne salariale), contre les paradis fiscaux, contre la marchandisation de l’enseignement, pour un contrôle démocratique (citoyen) des négociations à l’intérieur de l’OMC, etc. Bref, l’association embrasse potentiellement tout l’horizon de l’antilibéralisme et lui sert de fédérateur. Son orientation réformiste se lit clairement dans ce qui est son slogan principal, qui a donné son titre à l’ouvrage qui condense ses principes positions et propositions : Contre la dictature des marchés (2). Pour ATTAC, comme plus généralement pour la mouvance antilibérale, il s’agit bien de s’en prendre à la dictature des marchés (et notamment des marchés financiers, comme nous allons le voir plus loin) mais non pas au marché lui-même. Ce qui est récusé, c’est l’idée et le projet de faire des rapports marchands la médiation dominante voire unique de l’organisation sociale : de faire prendre une forme marchande à la majeure partie des rapports sociaux et des activités sociales, de faire entrer dans l’échange marchand tout ce qui peut y entrer, en pliant le reste aux exigences du marché ou le marginalisant. Mais, à aucun moment, il n’est question de récuser le rapport marchand lui-même, la division marchande du travail social, l’éclatement de ce dernier en une myriade d’unités de production séparées les unes des autres, opérant sans coordination entre elles si ce n’est sous la forme de l’échange marchand de leur produits, ni par conséquent l’aliénation (la perte de contrôle, de maîtrise) par la société sur sa propre dynamique économique, sur le développement de ses propres forces productives, qui résulte précisément et inévitablement de l’institution et du développement de la médiation marchande. Ce qui n’est donc pas non plus récusé, ce sont les rapports capitalistes de production qui soutiennent aujourd’hui l’ensemble des rapports marchands, et dont ceux-ci ne sont que la face la plus visible, la plus spectaculaire, mais non pas la plus essentielle.

D’ailleurs, la rhétorique antilibérale n’use jamais du concept (marxiste) de rapports capitalistes de production, il n’est question pour elle que de "marché", désignation euphémisée et en même temps unilatérale de ces rapports. En quoi elle contribue à renforcer l’hégémonie de la "pensée unique" et de sa novlangue auquel elle prétend s’opposer. Parmi les marchés, ce sont essentiellement les marchés financiers auxquels ATTAC s’en prend. Elle se propose d’"entraver la spéculation internationale, de taxer les revenus du capital, de sanctionner les paradis fiscaux, d’empêcher la généralisation des fonds de pension"(3). Justifiée par la montée en puissance et l’hégémonie conquise par le capital financier transnationalisé à laquelle on a assisté au cours des deux dernières décennies, cette focalisation sur le seul capital financier n’en indique pas moins elle aussi les limites de cet antilibéralisme. Comme s’est fréquemment le cas dans la tradition réformiste, on s’en prend au capital financier, supposé purement parasitaire, mais non pas au capital en général, comme rapport social de production, dont la finance n’est qu’une excroissance nécessaire, inévitable, y compris dans ses pires délires spéculatifs. Et, pour remettre "les marchés" à leur place, pour tailler des croupières au capital financier, nos antilibéraux comptent essentiellement s’appuyer surles Etats : il s’agit de "reconquérir les espaces perdus par la démocratie au profit de la sphère financière et de s’opposer à tout nouvel abandon de souveraineté des Etats au prétexte du "droit" des investisseurs et des marchands"(4) ; de "placer la décision démocratique aux postes de commandes de l’économie"(5). Opposer la légitimité citoyenne de l’Etat de droit à l’illégitimité de la propriété privée, de l’appropriation privative de la richesse sociale, tel est le fin mot de la pensée politique d’ATTAC. Mais ce qui est soigneusement omis et sans doute même ignoré dans cette perspective, ce sont les rapports de classe qui se masquent et s’expriment à la fois dans le cadre des différents Etats ; c’est quelle division de la société en classe recouvre et conforte la communauté politique des citoyens auxquels il est ainsi fait appel pour se lancer à l’assaut de la "dictature des marchés". Méconnaissance des rapports de production travestis sous leur apparence de rapports marchands ; critique du capital réduite au seul capital financier ; sublimation de la division de la société en classe et des luttes de classes dans et par l’Etat démocratique : ce sont là déjà autant de traits qui signent une pensée et un projet réformistes. Ceux-ci se confirment d’ailleurs lorsqu’on imagine ce qui se produirait si les différents projets d’ATTAC devaient se réaliser. A quoi aboutirait-on ? Tout simplement à doter le capitalisme actuel "de nouveaux instruments de régulation et de contrôle, aux plans national, européen et international"(6). Par exemple à réguler la finance mondiale, en jetant "du sable dans les rouages de la spéculation"(7), en lui évitant ainsi de verser par trop souvent dans la création de bulles spéculatives dont l’éclatement inévitable est toujours préjudiciable au capitalisme dans son ensemble. Ou encore à placer l’OMC sur le contrôle des citoyens par l’intermédiaire de leurs représentants démocratiquement élus, en en faisant l’organe de régulation d’un commerce mondialisé dont la légitimité ne serait plus dès lors contesté ni contestable. On pourrait évidemment ironiser, une fois de plus, sur les illusions réformistes ; démontrer, une fois de plus, qu’il est illusoire d’accepter les prémisses tout en voulant se soustraire à leurs conséquences : d’accepter le marché (le capitalisme) sans la dictature du marché, d’accepter le capital sans le capital financier et le déchaînement spéculatif qu’il implique, d’accepter l’Etat démocratique sans la dépossession du pouvoir effectif des citoyens qu’il réalise, etc. Mais le réformisme n’est illusoire que pour celui qui est dupe de ses belles paroles : pour celui qui prend ses baudruches roses pour des étoiles rouges, qui croit qu’antilibéralisme signifie anticapitalisme. Par contre, il ne l’est nullement si l’on veut entendre par là qu’il serait irréalisable, qu’il n’existerait pour lui aucun espace politique dans lequel il puisse réaliser ses projets de réforme. Aujourd’hui et demain tout comme hier, non seulement un réformisme est possible mais encore il est nécessaire. Il est possible parce qu’il dispose d’une base sociale, actuelle et plus encore potentielle. J’ai eu l’occasion de montrer ailleurs que les projets réformistes de rationalisation (au double sens technique et moral) et de démocratisation du capitalisme, en prenant appui sur une régulation étatique de ce dernier, trouve dans la classe de l’encadrement (qui regroupe ce que l’on nomme habituellement, de manière vague, "les couches moyennes salariées") leur masse de manoeuvre en même temps que leur sujet politique (8). Si cette classe, en particulier sa fraction publique, a longtemps constitué la base de la social-démocratie, par l’intermédiaire de laquelle elle s’est assurée une position hégémonique à l’intérieur du mouvement ouvrier, elle ne peut plus aujourd’hui se reconnaître dans les héritiers de la social-démocratie classique, qui ont abandonné toute velléité réformiste pour se transformer en chantres et maître d’oeuvres d’un néo-libéralisme à peine mâtinée de préoccupations "sociales". C’est le cas en particulier par celles de ses couches qui sont déjà directement affectées, risquent de l’être ou craignent simplement de l’être par les conséquences d’un ultra-libéralisme qui remet en cause, dans le secteur privé comme dans le secteur public, leurs positions privilégiées au sein du salariat. Et ce sont elles que l’on retrouve massivement mobilisées dans un mouvement comme ATTAC, comme plus largement dans la mouvance antilibérale. A quoi s’ajoute que, en tant qu’expression des intérêts du capital financier, le néo-libéralisme suscite de plus en plus l’opposition d’autres classes et fractions de classes, offrant ainsi à l’encadrement la perspective de réaliser, sous couvert de l’antilibéralisme, un vaste système d’alliances de classe (un bloc) capable de redevenir hégémonique, en occupant sur le plan politique une position similaire à celle occupée naguère par la social-démocratie. Parmi ces autres classes dont le ralliement à la bannière de ce nouveau réformisme peut s’envisager et est plus ou moins déjà engagé, il faut compter :

- tout d’abord, une partie du prolétariat, celle qui continue à se reconnaître dans certaines des organisations syndicales qui ne se sont pas transformées en courroies de transmission du libéralisme ;

- ensuite, une partie de la petite bourgeoisie mais aussi du petit et moyen capital, en particulier dans les secteurs les plus directement exposés aux conséquences du néo-libéralisme, notamment dans son oeuvre de démantèlement des protections étatiques dont bénéficiaient certains secteurs ; ainsi peut-on expliquer les positions prises et défendues par la Confédération syndicale, dont le leader José Bové est devenu une sorte d’emblème de la résistance antilibérale au nouveal ordre mondial ;

- enfin, potentiellement, une partie du grand capital industriel et commercial lui-même, qui subit aussi bien la "dictature des marchés" financiers que les conséquences de la déréglementation néo-libérale. Voire tous les éléments de classe dominante, de plus en plus nombreux, qui ont pris conscience que, si le néo-libéralisme a été une parfaite arme de guerre pour démanteler les compromis antérieurs et établir les conditions d’un nouveau régime d’exploitation et de domination du travail, la stabilisation de ce régime passe par l’institution de nouvelles régulations, au plan national comme au plan international. Précisément ce que nos néo-réformistes (leur) proposent. Evidemment, les jeux ne sont (heureusement) pas encore faits. Et on est encore très loin de la constitution d’un tel bloc. Mais sa perspective n’a rien d’irréaliste : un certain antilibéralisme peut parfaitement servir de lieu et de moyen de convergence entre membres de classes sociales dont les intérêts sont par ailleurs totalement divergents. La taxe Tobin, par exemple, peut aisément faire l’unanimité entre un enseignant, un agriculteur, un ouvrier et un industriel. La réalisation d’une pareille perspective dépendra en partie de l’attitude des militants qui continuent à défendre une perspective révolutionnaire. A eux d’intervenir dans les différents mouvements composant la mouvance antilibérale pour y dénoncer l’orientation réformiste dominante, tenter de les infléchir le plus possible vers des positions plus radicales, et surtout éviter que les organisations syndicales des travailleurs ne deviennent les artisans, cyniques ou naïfs, d’une néo-social-démocratie.

Alain BIHR

Texte notamment publié dans À Contre Courant
Notes :
(1) J’en ai dressé un tableau dans "La catastrophe néo-libérale", A Contre-Courant, n°55 et 56, juillet et août 1994.
(2) Editions Mille et une nuits, 1999.
(3) Charte de l’association ATTAC, Paris, 3 juin 1998.
(4) Id.
(5) "Construire ATTAC, agir ATTAC", document ATTAC, novembre 1998.
(6) Charte de l’association ATTAC, op. cit.
(7) Id.
(8) Cf. Entre bourgeoisie et prolétariat : l’encadrement capitaliste, Editions L’Harmattan, 1989, notamment chapitre VI.


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