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AccueilJournalNuméros parus en 2002N°8 - Avril 2002 > Lien social et accumulation monétaire

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Les Systèmes d’échanges locaux

Lien social et accumulation monétaire


La richesse est liée dans nos sociétés à l’accumulation d’argent au dépens d’une majorité. Les Systèmes économiques locaux (Sel) cherchent à bannir cette appropriation des richesses, pour privilégier un système plus égalitaire, où les relations humaines reviennent au centre de l’échange économique. En tant que laboratoire de construction d’alternatives, les Sel nous amènent à réfléchir sur les formes que doivent prendre notre anti-capitalisme.


En 1936, lors de la révolution espagnole, des gens en guenille ont brûlé les billets qu’ils avaient volés dans les banques. "L’argent est notre malédiction. Il nous a fait pauvres. Si nous supprimons l’argent, là sera notre grande richesse" ont-ils expliqué. Ce refus de l’argent est lié au symbole de richesse vers lequel il renvoie. C’est l’accumulation de cette monnaie par une minorité, générant des inégalités, qui était pointée du doigt.
Les Sel, dans une perspective similaire, ont essayé de restaurer l’échange de biens et services sans monnaie. Près de trois cents Sel ont été créés sur le territoire hexagonal depuis 1994. Ce mode de circulation des biens permet notamment à nombre de personnes dites précaires d’échanger des compétences qui ne trouvent pas place sur le marché libéral. Les expériences des Sel sont de véritables laboratoires de construction d’alternatives au système capitaliste dont la monnaie représente l’un des rouages essentiels.
Il convient de distinguer les termes argent et monnaie. Cette distinction s’accomplit d’ailleurs naturellement dans le langage courant. L’argent renvoie à des notions d’inégalité, de richesse. Il ramène à des références sociales, de positionnement des personnes. Il est sujet à un jugement de valeur, négatif ou positif. La monnaie, plus ou moins inconsciemment, est utilisée lorsqu’on parle d’échange, d’argent liquide. Ainsi, en économie, la monnaie est décrite comme un outil facilitant les échanges. Les économistes lui attribuent trois fonctions :
- Intermédiaire des échanges : elle évite la pratique du troc.
- Unité de compte : elle permet d’évaluer la valeur de différents biens et services, et de comparer leur valeur respective.
- Réserve de valeur : la monnaie à la différence de certains biens est non périssable, elle peut être mise de côté pour être utilisée ultérieurement.
Dans les Sel, la monnaie comme intermédiaire des échanges, facilitant la circulation des biens, n’est pas directement rejetée. En revanche, sa fonction de réserve de valeur qui autorise l’accumulation, mais aussi le prêt et la spéculation est dénoncée.

Rompre avec le mythe du troc

Beaucoup d’écrits ont qualifié les Sel de système de troc. Mais à priori, la monnaie n’a pas complètement été abolie. Dans les Sel, un annuaire recense au niveau d’un territoire ou d’un groupe donné les besoins et demandes de chacun. Deux personnes qui font un échange vont remplir un "bon d’échange". Une partie du coupon sera délivrée au demandeur en reconnaissance de sa dette et l’autre à l’offreur comme preuve de sa créance. Ces dette et créance ne sont pas bilatérales, entre les deux échangistes, mais multilatérales, c’est-à-dire entre eux et le groupe dans son ensemble.
Sur ce point, il convient d’ouvrir une parenthèse sur la notion de troc. Ce mode d’organisation des sociétés part d’une analyse subjective et faussée de l’histoire économique. Smith, fondateur de la pensée libérale, a largement contribué à propager ce mythe (auquel il croyait sans doute) lorsqu’il décrit la circulation des biens dans les sociétés pré-capitalistes. Dans un exemple, resté fameux dans l’histoire de la pensée économique, il explique comment chez un peuple, les chasseurs échangent un daim contre deux castors. La monnaie devient alors libératrice car elle permet, par exemple, d’obtenir immédiatement un daim sans attendre d’avoir deux castors à proposer. Le troc aurait disparu synonyme d’une organisation de proximité, confinée à un territoire réduit. Cet exemple contribue largement à propager le dogme libéral qui voudrait que l’échange se soit toujours organisé sous un mode concurrentiel : du genre, je te donne ça, si tu me donnes ça.
Or, le fonctionnement des sociétés de dons, qui n’utilisaient pas d’argent, étaient bien plus complexes que ce que nous décrit Smith. Mauss parlait à ce titre de "l’idée mystérieuse du don, un vertige qui échappe à la raison". La pratique du don revêt un aspect social, politique, religieux, etc. Une analyse seulement économique de ce mode de circulation des biens est vouée à l’échec. Le don n’est pas lié à un retour immédiat. Parfois, il faut attendre plusieurs années pour que le contre-don soit réalisé, et pas obligatoirement par la même personne.

Les contraintes sociales de l’accumulation

Les bons d’échange ressemblent donc à une nouvelle forme de monnaie. Ils servent d’intermédiaire d’échange et d’unité de compte. En revanche, ils n’empêchent pas l’accumulation, c’est pourquoi les Sel instaurent une série d’obstacles à cette accumulation. Ainsi, au Lets de Leuven, en Belgique, les membres sont limités dans le montant de leur dette et de leur crédit. Ceci permet d’éviter un surendettement ou un surenrichissement. Les instigateurs de cette mesure ont imaginé qu’une personne, qui n’aurait pas cessé d’offrir ses services, pourrait accumuler une masse monétaire, qui lui conférerait un poids considérable dans les échanges du groupe.
A Saint-Quentin-en-Yvelines, pour empêcher l’accumulation, les soldes positifs subissent une dépréciation mensuelle. Cette technique s’inspire de théories élaborées par Gesell, qui a élaboré le concept de monnaie fondante. Il avance l’idée d’une monnaie dont la valeur se dégraderait à un niveau comparable à celle des marchandises, c’est-à-dire 5% par an. Le possesseur d’argent serait donc obligé de l’offrir sur le marché .
Les moyens d’empêcher l’accumulation sont donc nombreux. Néanmoins, il semble que les failles aux systèmes imaginés par les sauniers sont envisageables. Quelles sont les contraintes que peut mettre en place le Sel pour astreindre quelqu’un à dépenser son argent ? Qu’est ce qui empêche une personne de prêter de l’argent à une autre ? Certains Sel ont fait l’amère expérience du surenrichissement de certains de ses membres. C’est bien sûr loin d’être la règle. Dans la grande majorité des Sel, aucun n’échangiste n’accumule plus que les autres. La solution semble être ailleurs que dans le système économique de contrainte à l’accumulation mis en place.
La force des Sel se situe plus dans la confiance qui règne entre les personnes. Dans la charte qui unit les Sel, nommée "esprit des Sel", chaque échangiste affirme sa volonté "d’œuvrer au sein d’un territoire géographique limité, gage de relations de convivialité, de confiance et de réciprocité". Dans d’autres Sel, il est déconseillé d’arranger les échanges par téléphone ou par e-mail. Le contact humain est nécessaire.
Le système de dette et créance contribue, pour Servet, économiste et saunier, à renforcer le lien social. Dans le système capitaliste, l’échange s’interrompt à l’instant où l’on paie : on reçoit le bien, on paie et la relation entre les échangistes s’arrête à cet instant. C’est pourquoi le troc n’a jamais existé. C’est un système asocial qui coupe tous les liens entre personnes. Dans un Sel, l’échange ne s’interrompt jamais. Les personnes ont soit une dette soit une créance envers le groupe. La monnaie de Sel a pour fonction de socialiser. Ainsi, l’accumulation, qui s’oppose de fait à l’échange, coupe les personnes de toutes relations sociales. Un saunier qui accumulerait ne serait plus un saunier, car l’appartenance à un Sel est liée à l’échange.
Les Sel sont aussi à l’origine de liens sociaux forts. Beaucoup affirment échanger d’abord du lien social avant d’échanger des biens ou services. L’échange étant territorialisé, lié à un groupe donné, on imagine que tout comportement déviant d’accumulation amènerait l’exclusion sociale de la personne. Ce principe motive le respect des règles par chacun des membres. En somme, une personne peut accumuler autant qu’elle le veut. Néanmoins, elle sait qu’en le faisant, elle sera bannie du groupe. Il apparaît clairement que l’appropriation des richesses par une minorité n’est pas freinée par le système économique, mais bien par l’appartenance à un groupe, à l’existence de relations humaines nécessaires.
D’ailleurs, l’analyse des sociétés primitives ou exotiques nous permet de comprendre que l’entrave à l’accumulation est gérée socialement. Le " big man " des sociétés polynésiennes accumule autant qu’il veut. Ce sont les structures sociales qui l’obligent à redistribuer sa richesse. Plus un "big man" accumule, plus il est contraint d’offrir des cadeaux. Le potlatch est un autre système d’oblation du surplus qu’on retrouve sous des formes diverses dans les sociétés amérindiennes. Il s’agit d’une cérémonie où les participants n’ont de cesse de s’offrir des cadeaux à chaque fois d’une valeur plus élevée, pour finalement les détruire dans un brasier. D’autres sociétés obligent ceux qui s’enrichissent à organiser des fêtes, à immigrer…
Ces nombreuses formes d’oblation du surplus sont justifiées par le risque de remise en cause de l’égal développement social qu’elles peuvent entraîner. Le refus qu’une personne s’approprie l’ensemble des richesses, que la communauté se transforme en société de classe. Or, il est clair que dans ces communautés, ce sont bien les relations sociales qui contraignent chaque membre de la société à détruire ce qu’il a accumulé.

Abolir l’argent oui ! La monnaie ?

Les Sel semblent avoir aboli l’argent comme symbole de richesse. En revanche, ils n’ont pas réussi à supprimer la monnaie comme forme pratique de l’échange. Cela ne signifie pas qu’une société sans monnaie ne puisse pas exister. Cela montre en revanche la difficulté de s’en séparer. Mais, la présence de monnaie ne peut pas être considérée comme le seul déterminant de l’échange. Le système de parenté, les croyances, les relations humaines sont autant d’éléments qui participent à l’organisation de la circulation des biens et services.
Cette réflexion qui équivaut aussi bien pour les Sel que pour les sociétés de réciprocité doit nous amener à réfléchir sur la nature que doit prendre notre anti-capitalisme. Vaincre l’économique par un autre modèle économique n’est pas suffisant en soi, tant que les relations économiques au centre. D’évidence, notre anti-capitalisme ne doit pas simplement se placer dans le champ économique, mais se doit d’occuper aussi l’espace social, culturel, etc. Ceci permet aussi de comprendre pourquoi casser les communautés comme groupes culturels de solidarité est un enjeu majeur pour l’expansion du système capitaliste .

Yann Lupec (Scalp Reflex)


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