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Contre l’Europe du capital et de la guerre,

Pour l’Europe des personnes et des peuples libres



Alors qu’on attendait des milliers ou des dizaines de milliers de personnes dans les rues de Barcelone ce W.E. des 15 et 16 mars 2002, alors que s’organisait un appareil policier menaçant sans précédent en Catalogne, la réponse a été claire : ce sont des centaines de milliers de personnes qui ont envahi lentement la Via Layetana samedi à partir de 18h, répondant à la convocation lancée par la Campagne contre l’Europe du Capital et de la guerre. Il s’est passé quelque chose à Barcelone, qui va au-delà des chiffres et des affrontements spectaculaires, au-delà de la curiosité ou des convictions, qui fait partie d’un processus long de maturation, de rencontres et qui pose aussi des questions.

RECLAIM THE STREETS !
NON AU PLAN DU DELTA DE L’ÈBRE !

Mais les choses ne sont pas venues toutes seules ni par hasard.
On peut se référer à l’histoire proche et plus lointaine de Barcelone, aux événements qui se sont inscrits dans la foulée des protestations de Seattle et de Gênes, à l’esprit qui s’est développé en lien avec la rébellion des Indiens zapatistes, à la perte de crédibilité du système démocratique occidental, à la nécessité de s’opposer à un pouvoir qui voudrait criminaliser toute voix discordante sans reconnaître les injustices qu’il produit, aux réseaux qui se sont créés dans le monde pour développer une information alternative.
Sans développer tout cela, je voudrais signaler comme un fait important que, le W.E. précédent, deux manifestations importantes s’étaient déroulées dans la ville catalane, comme un prélude au contre-sommet tout en se situant en-dehors du grand rassemblement anti-globalisation.
Le samedi 9 mars, une manifestation était partie de la Plaza Universitat au cri de Reclaim the streets, s’inscrivant dans l’histoire proche de mai 68 :
“Ne regarde pas, ajoute-toi.
La révolte surexposée s’éteint ;
nous nous mettons à la contempler
et nous oublions de participer !
Sortez de vos maisons, prenez les rues,
parlez à vos voisins !
La société qui supprime toutes les aventures
fait de sa suppression
la seule aventure possible”

Reclaim the streets a des allures provocantes, appelle à l’audace, à la parole, à la rencontre. Envahir les rues, recréer un espace de débat public, éviter de rester des spectateurs et de reproduire le système qui nous opprime. L’histoire n’est pas morte, notre mémoire est vivante. On sort de chez soi et on se rend compte que la peur disparaît quand la voix de la télé se tait.
Pourtant, ce ne fut pas rose. La police avait déployé ses effectifs de manière démesurée tout le long du parcours. Elle aussi entendait bien être présente les jours suivants. Le message était clair de part et d’autre.
Le dimanche, la marée d’une énorme manifestation exprimait le refus du plan hydrologique de l’Èbre. Quatre cents mille personnes, des familles, des enfants, défendaient l’eau, avec la conviction de ceux qui savent que l’écologie dépasse largement le cadre politique dans lequel on voudrait l’enfermer, avec la détermination de ceux qui n’acceptent plus de n’être pas entendus. On touchait là un thème important, il en va de nos vies. C’est ce qu’exprimaient aussi ces hommes et ces femmes nus, recouverts de peinture verte et bleue et arborant un longue frange de même couleur aux reflets électriques par-dessus la multitude.
Toute la semaine qui suivit fut vécue dans la préparation de l’événement et la volonté de ne pas céder à l’appel des sirènes alarmistes ou à la menace des hélicoptères omniprésents. Les Basques et les indépendantistes participeraient au contre-sommet. Chaque soir fut projeté un film de contenu critique au CCBA, au cœur du Raval qui allait devenir un des lieux de ralliement. Les ordinateurs d’Indymedia s’installaient à deux pas du Parallel pour assurer l’information alternative. Radio Bronca aussi se préparait à couvrir les événements.
Mais les accointances entre le petit moustachu et l’italien qui dirige à la fois le pays et ses médias étant connues, on avait des raisons de se méfier : la répression de Gênes ne risquait-elle pas de se répéter ? Le petit moustachu voulant se faire le chantre de la lutte anti-terroriste, quels plans comptait-il mettre en place pour éteindre toute forme de protestation ? N’allaient-ils pas tenter de nous isoler ? En-dehors des lieux de rassemblement connus de ceux qui se retrouvaient, les rues se désertifiaient, on sentait la tension monter. Pourtant, malgré les questions et les obstacles qui pouvaient surgir, il était clair que la compte à rebours avait commencé et qu’on relèverait le défi. Les frontières se fermaient mais on trouverait le moyen de passer.

Outre le W.E. précédent qui avait permis de se faire une idée et de commencer à occuper les rues, il semble que la chronologie des événements de la semaine ait aussi permis qu’on se sente de plus en plus partie prenante et de moins en moins impressionné par la présence démesurée des flics, même si jusqu’au samedi soir le clash pouvait se produire. Ils ont contrôlé, donné des coups, arrêté une centaine de personnes, retenu derrière la frontière, tiré des balles de caoutchouc, provoqué par leur présence massive. Les photographes qui furent parmi les victimes de ces brutalités dénoncent à présent ces agressions par un manifeste rendu public à la Délégation du Gouvernement. Ils défendent la sécurité des journalistes et le droit de la société à être informée. Un ami me racontait comment, lors d’une action, les photographes en tête du cortège ont forcé les flics à reculer. Beaucoup aussi ont noté la forte présence de flics en civil. Mais les photographes ne voient pas tout.
Cette barrière de manifestants formée spontanément entre les robocops et les manifestants les plus virulents leur aura échappé.

VENDREDI 15 MARS : LES CACAHUÈTES, ÇA SUFFIT !

Une grande affiche bleue ; au centre, un king-kong énorme ; sa tête est surplombée d’étoiles jaunes UE comme s’il avait reçu un coup de bambou ; des avions vaguement menaçants, style aéroplanes, se baladent dans le bleu du ciel ; le king-kong décidément bien entamé menace d’écraser les deux tours modernes de la ville olympique ; une phrase en bas à gauche, “Les cacahuètes, ça suffit !” C’est l’affiche qui annonce la journée d’actions décentralisées du vendredi : Organisez des actions ! Globalisons la résistance ! Contre l’Europe du capital.

La police est sur les dents, à l’affût de ceux qui n’auraient pas d’autorisation officielle ; elle est partout, visiblement désarçonnée et prête à frapper, mais sa présence massive ne réussit pas à décourager tous ceux qui vont s’approprier de l’idée et la réaliser.

Sur la colline qui domine la ville, un groupe d’une quarantaine de personnes a déplié une immense banderole de 400 m2 représentant un euro barré. Les graffeurs et les concepteurs d’affiches vont occuper les murs. Trois mille “caça-lobbies” se retrouvent à la Sagrada Familia pour aller à “la chasse” (avec un aspirateur) des multinationales qui influencent les décisions prises à Bruxelles : banque de la Caixa, entreprises de distribution d’eau (Aigües de Barcelone), d’électricité (Endesa), de téléphone (Telefónica), d’essence (Total, Repsol). La police charge durement pour essayer de les empêcher de partir. Ils sont rejoints par des bandes à vélo et sac au dos qui dénoncent au milieu du trafic les politiques de transport de l’UE ; elles revendiquent le vélo comme alternative à la voiture. Le rendez-vous d’1h, sur les Ramblas, a été lancé au cri de “Les riches pleurent aussi. Le capitalisme ne se réforme pas, il se détruit !”, signé Marc Atack. Mille personnes se retrouvent près du Liceo, encadrée de fourgons et de matraques, attendant que quelque chose se passe. Quelqu’un fait mine de graffer le Mac Do, la police charge massivement. Une autre manif descend jusqu’à la capitainerie du port pour envoyer des pop-corns transgéniques aux politiques qui continuent à faire la sourde oreille. Les flics sont aussi là, en nombre, ils bloquent le passage, surveillent une manif qui pourtant ne dépasse guère le cadre démocratique auquel ils voudraient nous limiter. Quatre audacieux escaladeurs de grue sont arrêtés, ils ont déployé, sur la plus haute grue de la Sagrada Familia, une banderole dénonçant les lobbies. A Gracia, cinq cents personnes qui marchent vers la Place de la Révolution vont s’affronter avec la police, sept sont arrêtées ; une demi-heure plus tard, dans le même quartier commence un cortège funèbre. Le hasard n’aurait pas trouvé de meilleur moment pour dénoncer la mort des libertés dans le cimetière de “l’Europe du capital”. Cela se termine au rythme d’une joyeuse samba.
De 8 h à minuit, de Gracia à la Sagrada Familia, de Sabadell aux Ramblas en passant par le Raval, la rue de Genova et le parc de Collserola, partout surgissent les flammes de la protestation. Vingt-huit personnes ont été arrêtées. Beaucoup ont relevé le défi, d’autres plus méfiants, ont fait l’expérience de cette journée en se promenant plus négligemment. Il était dit qu’à Barcelone, la tradition anarchiste ne pouvait pas se laisser imposer la loi du silence ni de la peur. En fin d’après-midi, un millier de personnes se sont retrouvées au CCBA pour la projection du film mexicain “Caminantes” : la marche des Zapatistes sur Mexico n’est pas non plus tombée aux oubliettes.
Pour notre part, la journée se termine dans un endroit animé du Raval, la soupe aux pois chiches est chaude, et le vin arrache un peu la gorge.
Demain, on fumera moins, demain est un autre jour, demain on a rendez-vous sur l’esplanade du MACBA avec tous ceux qui attendent fiévreusement la manifestation.

SAMEDI 16 MARS : UN AUTRE MONDE EST POSSIBLE !

Sans faire aucun cas du gouvernement espagnol qui par la voix de son petit président moustachu lançait des avertissements en espérant semer le découragement et l’impuissance, n’oubliant pas non plus que son corollaire italien n’avait pas hésité quelques mois plus tôt à réprimer de manière sanglante la contestation impossible à canaliser, ce sont des centaines de milliers d’hommes, de jeunes, de femmes, quelques enfants même, qui se sont retrouvés petit à petit pour former l’interminable manifestation festive du samedi, dire qu’ils existent, affirmer ouvertement leur opposition face à un pouvoir reclus derrière sa police et dans son bunker, dénoncer le terrorisme d’État, la guerre menée au profit de l’impérialisme américain qui impose partout son mode de vie et de pensée, la passivité des dirigeants européens engoncés dans la mollesse et la bonne conscience. Antimilitaristes, assemblées d’objection fiscale, plate-forme contre le plan hydrologique de l’Èbre, centres sociaux autogérés, okupas, organisations de solidarité avec les prisonniers, associations de quartier, organisations et collectifs indépendantistes, collectifs féministes, homosexuels, syndicalistes révolutionnaires, collectifs d’immigrants qui doivent lutter contre la précarité et l’exploitation, comités de solidarité avec d’autres peuples (Chiapas, Colombie, Cuba, Palestine, Irak...), Tibétains revendiquant leur indépendance, des centaines de milliers de personnes se sont déployées sur les avenues et les places pour affirmer qu’ « UN AUTRE MONDE EST POSSIBLE. »

Il y a un monde qui nous révolte, un monde qu’on nous impose. Il y a un autre monde, un monde qui s’insurge et qui nous ressemble, qui écoute la terre et les hommes, et qui refuse l’injustice et l’exploitation. Entre les deux, c’est le fossé, on se prépare à une guerre de longue haleine.
D’où leur volonté de minimiser, de dédramatiser, de parler de fête comme si le mot s’était vidé de son sens. Leurs armes sont l’insécurité, l’infantilisation, le mépris, l’arrogance, la vitesse, la surdité, le pouvoir. À nous l’audace, la surprise, la parole, la patience, l’intuition, la puissance. Au chaos des vies individualisées et isolées a fait place un mouvement fait de milliers de voix qui, tel un orchestre désaccordé, a fini par trouver le ton pour jouer ensemble. Le soir se déroulait au stade un match entre Barcelone et Madrid. Un manifestant a réussi à se passer les menottes et à s’attacher au goal, créant un moment de confusion ; un autre a traversé le terrain en plein match avec une banderole avant de se faire emmener par les flics. C’est comme cela que ça s’est passé à Barcelone : ce fut un observatoire, un test, une épreuve, un pari. Personne ne savait exactement comment les choses allaient tourner mais la multitude de ceux qui se sont retrouvés dans la ville pleine de lumière et de soleil et que la police n’a pas cessé de contrôler et d’encadrer avant de les disperser violemment à la nuit tombante ne s’est pas laissée impressionner.

QUELQUES CONCLUSIONS ET QUELQUES QUESTIONS

Le bilan de la manifestation pousse à trois conclusions intéressantes :
- cette manifestation fut la plus nombreuse des manifestations qu’ait connue Barcelone mais aussi le mouvement anti-globalisation. Ce qui signifie que, loin de s’être découragée par les tentatives de répression ou d’accusation, la mobilisation s’est renforcée.
- la manifestation était convoquée par un collectif non institutionnel qui se prononçait contre l’Europe du Capital et de la guerre. Les quelques partis ou organismes institutionnels qui y participaient s’étaient rassemblés sous une bannière commune de “Forum social” et la fermaient. Ils n’ont en fait jamais pu quitter le point de départ, plaza Cataluña, et après plus de deux heures d’attente, ont décidé de se dissoudre. La critique vis-à-vis des formations institutionnelles était claire ainsi que le désir de s’organiser d’une façon plus libre et moins pervertie.
- Nombreux sont ceux qui ont participé à la manifestation sans bannière ou en leur nom propre telle la drakqueen ou cet homme nu qui avait recouvert son sexe d’un sachet plastique pour revendiquer les préservatifs. Ils trouvaient leur place pour s’exprimer et, au chaos d’un quotidien absurde et révoltant, une réponse commune.
- La présence massive de la police indique que les gouvernants se méfient du mouvement non institutionnel de l’antiglobalisation, qu’ils veulent le contrôler et qu’ils cherchent les moyens de le faire rentrer dans leurs cadres à eux. Cependant des questions surgissent aussi :
- dans quelle mesure le pouvoir est-il menacé ? Peut-on se satisfaire de dénoncer et de revendiquer auprès d’arrogants sous-fifres qui restent sourds ?
- comment ce qui s’est passé à Barcelone sera-t-il récupéré et ingurgité par un système qui ne laisse de place à la protestation et à la vie que dans la mesure où cela fait partie du jeu “démocratique” mais qu’il délimite bien et contrôle sans gêne ?
- le déroulement relativement positif des événements redore le blason d’une Espagne pourtant encore bien imprégnée de franquisme, flanquée d’une police qui pourrait agir en heure et en temps voulu.
- ceux qui agissent ainsi, librement et ouvertement, que feront-ils ou pourront-ils faire le jour où le pouvoir décidera de fixer des limites plus restrictives à leur action, comme ce fut le cas à Gênes ?
- Et, comme cela risque d’être le cas, si le pouvoir décrié mais considéré en terme de revendications reste sourd, que ferons-nous ?
Ce qui est clair, c’est que la vie reste un combat, que la démocratie que nous connaissons est une farce immense et que ceux qui restent vivants ont à développer un combat quotidien contre l’injustice et pour une vie émancipée. Nous luttons contre l’impérialisme des puissants qui veulent nous imposer leur forme d’organisation, leur façon de vivre et leur dévotion à l’argent. Nos valeurs sont différentes, notre vie ne sera pas d’un ennui mortel et notre émancipation ne passera pas par la soumission d’autres peuples. Elle passera par la rencontre de nos voisins, par le refus de la peur de l’autre, par le respect de ce que nous sommes, par la lutte continuelle contre l’idiotie, contre la perte de repères, par le refus de notre soumission et par la mémoire que nous avons à transmettre à nos enfants.
Il faut désobéir pour être libres !

Alma Mía.


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