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AccueilJournalNuméros parus en 2002N°12-Septembre 2002 > Quand la mobilité des uns détermine la vie des autres

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Mobilité et précarité

Quand la mobilité des uns détermine la vie des autres


Depuis la campagne des « trains gratuits » que fût Cologne en mai 1999, l’émergence des luttes autour de la question des transports gratuits a eu, entre autres, le mérites de changer l’approche de la notion de précarité. Bien souvent, elle était abordée sous ses aspects les plus terre-à-terre. Il était aisé de s’inquiéter des seuls besoins « primaires », c’est à dire comment se nourrir, se loger, se vêtir lorsque pour tout revenu, quand on l’en a, on dispose des quelques cacahouètes que sont le RMI, les assedics et plus largement les bas salaires. Evidemment, lorsque l’on s’attache quasi-exclusivement à ces besoins essentiels, il en résulte une perception inévitablement primaire de ce qu’est la vie, plus proche même de l’idée de survie. Une vision archaïque de l’être humain qui prend mal en compte qu’une très importante part de sa qualité de vie provient de la sociabilité, des échanges humains.


Les diverses campagnes de transports gratuits, ainsi que le travail mené par les groupes de chômeurs, les collectifs transports gratuits, le CST ont permis de dépasser cette vision quasiment végétative de l’existence. L’accès à la mobilité est donc désormais un aspect inévitable du débat sur la précarité. Cette mobilité participe très largement à la qualité de vie de chacun-e. Pour le Capitalisme, l’assignation à résidence de certaines classes entraîne automatiquement un déclassement, un abandon à la misère. Cependant, il est d’abord nécessaire d’amorcer une définition du terme bien vague de « mobilité »...

Mobilité physique, mobilité virtuelle : une distinction inopérante

De manière générale, par mobilité on entend la capacité à pouvoir se déplacer physiquement dans l’espace. Cela englobe donc la simple ballade à petons, vélo, canasson, les transports routiers, ferroviaires, maritimes, aériens, et patati et patata... Mais cette définition est cependant trop restrictive à nos yeux. La mobilité sert largement à entretenir des relations « sociales » au sens large du terme. Se rendre d’un point à l’autre du monde pour rencontrer des gens, prendre sa caisse pour aller au taf, acheter sa baguette au coin de la rue tout cela nous permet d’entrer en « connexion » avec autrui. Bien sûr, nous restons conscients que souvent la sociabilité de ces déplacements se limite à des rapports bassement utilitaristes. Si on considère que se déplacer c’est également établir/entretenir des relations sociales de toutes sortes pourquoi ne pas englober dans le terme mobilité le téléphone, internet, les médias de manière générale ? Il nous paraît ainsi inopportun d’établir une distinction entre une mobilité dite « physique » et une mobilité « virtuelle ». Ainsi, le téléphone, internet, etc., nous permettent d’entretenir un lien avec des personnes chères lointaines ou bien passer des ordres d’achat à la bourse de Wall-Street... Tout ceci participe pour partie à la plus ou moins grande richesse de notre « capital social », à notre investissement dans la communauté.

Il est désormais difficile d’opposer mobilité/voyage physique et virtuelle quand on sait que l’un ne croît pas au détriment de l’autre. On peut même affirmer que la mobilité virtuelle accompagne et développe la mobilité physique. Les exemples les plus bêtes en sont les grands événements sportifs. Ainsi, l’élargissement des retransmissions, le battage médiatique mené autour des coupes du monde de football à très largement contribué à faire se déplacer des supporters plus nombreux et provenant de plus en plus de pays (riches cela va de soi...).

Tout est dans le choix

Si l’on cherche à établir différentes formes de mobilité, il vaut mieux chercher un autre critère que la simple opposition physique/virtuel. Il est possible de fonder une distinction plus qu’évidente sur ce simple constat : certain-es ne jouissent pas de la capacité à se déplacer où, du moins, d’une capacité très réduite : pas de véhicule, pas d’argent pour les transports, etc. La mobilité normale d’un être humain en bonne santé ne permet pas un grand rayon d’action et la télé n’ouvre pas de jouissives perspectives d’évasion, on a vu mieux que le « bigdil » de ce côté là... Certes ce n’est pas l’immobilité la plus totale mais plutôt une sorte « d’assignation à résidence » motivée par des facteurs économiques qui arrange bien le capitalisme.

Cette première distinction permet de mettre en avant le critère décisif pour différencier les différente formes de « mobilité », à savoir la notion de choix.

L’immobilité issue de la précarité est désastreuse tout simplement parce qu’elle est subie. Or, dans la société capitaliste, il y a un lien très étroit entre ta mobilité (= physique + virtuelle, on est d’accord...) et ta mobilité sociale. Par exemple, à la campagne, ne pas avoir d’automobile oblitère lourdement tes « chances » de trouver un travail, aussi miteux soit-il. L’enlisement puis la chute sociale sont presque inévitables...

Mais, le critère « choix » est tout aussi approprié pour distinguer différentes formes de mobilité. En effet, qui y a-t-il de comparable entre un patron se trimballant en classe affaire d’un bout à l’autre du monde à la recherche de nouveaux marché et un ouvrier de cinquante balais qui pour échapper au licenciement, à l’occasion de la restructuration de sa boîte, va devoir déménager à 500 bornes de là ? On peut difficilement arguer que la joie submerge le second, que cela va mettre du piment dans sa vie trop routinière... Ce simple exemple nous permet donc de distinguer deux sortes de mobilité : une mobilité choisie, voulue et une mobilité subie, indépendante de son désir/volonté. La mobilité subie c’est se rendre au travail, faire ses courses, être intérimaire, saisonnier...

On aboutit donc à une sorte de typologie de la mobilité en trois groupes : (quasi) immobilité, mobilité choisie, mobilité subie.

Il convient cependant de souligner que les catégories de « mobiles » ne sont pas totalement imperméables. En effet, le capitalisme a structuré la mobilité en fonction de ce que l’on peut appeler des « temps contraints ». Un salarié prend son automobile pour se rendre à son travail, un chômeur doit régulièrement aller pointer aux assedics... L’affluence durant certaines tranches horaires dans les grandes surfaces prouve bien à quel point le capitalisme structure les temps. D’ailleurs, l’urbanisme est le reflet parfait de l’organisation de nos villes en fonction du temps contraints : zones dortoirs, zone commerciales, espaces de loisirs, zones industrielles ou de bureaux...

Les vacances, les loisirs, qui représentent des moments de mobilité choisie sont eux-aussi soumis à ces contraintes posées par le capitalisme. La mobilité est bien perçue et très largement facilitée lorsqu’elle est attachée au commercial, au travail, pas quand il s’agit d’aller faire la sieste dans un champ. La mobilité des loisirs est d’une valeur beaucoup plus importante dans le système capitaliste...

Il est donc, sous certaines conditions, possible de passer d’une mobilité contrainte à une mobilité choisie, et vice-versa, mais pas avec la même facilité... S’il est possible de passer d’une mobilité subie à une choisie, il n’en va pas de même pour les « quasi-immobile »... Quand on est assigné à résidence par la précarité, on subit bien plus qu’on ne choisit, pas besoin de longs discours alambiqués.

Ils décollent, nous restons scotché-es

Il convient de souligner que la très grande mobilité des uns n’est pas sans conséquences... Nous ne nous dirigeons pas vers une société où tout le monde gagnera en mobilité, loin de là. Les transports de toutes sortes connaissent un développement impressionnant, les routes sont depuis longtemps engorgées, les aéroports sont de plus en plus surchargés, on construits de nouvelles infrastructures à tour de bras. Les téléphones mobiles ont envahi les rues, internet passe le cap du haut-débit... Pourtant l’explosion des transports et de la communication n’est pas uniformément partagée, une minorité se l’accapare. Mais il faut aussi prendre en compte le fait que pour que certains gagnent en mobilité, les autres doivent être fixes. Ainsi, O’Hare, le plus grand aéroport du monde, à Washington, n’emploie pas moins de 50 000 personnes ! Pour que les plus aisés voyagent plus, plus vite, plus confortablement, il faut qu’une armée de personnel soit « immobilisée » à l’entretien des avions, à l’accueil, à l’entretien, la restauration... De même, lorsqu’un patron en voyage utilise à tour de bras son portable pour donner ses instructions et suivre de prêt les activités de son entreprise, il faut bien que quelqu’un sur place prenne en charge le suivi de manière sédentaire. La mobilité des uns crée l’immobilité, la sédentarité des autres. La mobilité n’augmente donc pas de manière équitable pour toutes les couches de la population, certes aujourd’hui pour la majorité d’entre-nous se déplacer est plus aisé mais nous sommes loin d’atteindre le niveau de mobilité des classes supérieures. Dans le monde occidental, la mobilité générale a augmenté mais c’est surtout le différentiel de mobilité entre riches et pauvres qui s’est creusé et qui continue d’ailleurs de croître. Cette conception de la mobilité est socialement, économiquement et écologiquement désastreuse. La mobilité est réduite à une performance de rapidité, de vitesse de pointe . Il nous semble important de souligner que mobilité individuelle sous cette forme va à l’encontre de l’idée de « mobilité collective », d’égal accès à tous, que nous désirons porter. Mobilité collective vs. mobilité de classes, on en revient toujours aux mêmes oppositions.

La mobilité choisie des uns contribue également à accroître la mobilité subie des autres. On nous rabâche que bientôt nous pourrons faire nos courses sans avoir à nous déplacer, en deux ou trois clicks de souris on fait ses courses... Mais tant que monsieur Spock n’aura pas inventé la téléportation il faudra bien qu’un coursier se cogne le déplacement jusque sur le pas de la porte... Que de petits boulots précaires en perspective !

L’insoutenable légèreté du Capitalisme

Le capitalisme a une vision bien spécifique de cette fameuse mobilité. Les revues destinées aux managers la considère comme un impératif absolu. Elle concerne aussi bien les personnels à n’importe quel niveau de la hiérarchie du travail que les biens et les capitaux eux-mêmes. Les entreprises modernes cherchent à bénéficier de la structure physique la plus souple possible, en usant par exemple de la sous-traitance, elles ne possèdent pas en propre trop de locaux, trop de machines. Au niveau humain, l’intérim, les contrats précaires leur permettent de pouvoir faire fluctuer leur personnel en fonction des besoins. De mêmes, les capitaux sont très volatiles, toujours dirigés vers les sources de profit les plus importantes et les plus rapides. La légèreté d’une entreprise a pour objectif primordial le renforcement de sa mobilité. Que les profits se tarissent ou ne croissent pas assez vite et aussitôt l’entreprise déménage vers des cieux plus accueillants. L’impérieuse mobilité intrinsèque du capitalisme est une des causes évidentes de la précarité. Prenons le secteur de la vente par correspondance. Ce dernier utilise au maximum tous les médias disponibles : téléphone, internet, courrier. Aussi une entreprise de ce secteur en utilisant tout un réseau de franchisés n’a pas à supporter le « poids » des actifs. En sous-traitant la fabrication et en se contentant de louer son siège social, l’entreprise devient si légère qu’elle n’est plus enracinée dans un territoire et qu’elle n’est pas non plus responsable moralement d’un grand nombre d’employés. Sa valeur est représentée par ses fichiers informatiques clients et par la créativité de quelques employés indispensables et mobiles .

Le système capitaliste a fait de la mobilité une de ses « valeurs » fondamentales mais, il s’en sert également d’arme pour mettre hors-jeu toute une partie de la population qui ne représente pas un enjeu économique suffisant. La logique d’apartheid social qui consiste à laisser à l’abandon des régions entières, ou à laisser des quartiers se transformer en ghettos n’est pas anodine, en perdant en mobilité ces populations sont définitivement laissées à l’abandon et c’est le « système D » qui est alors érigé en règle de vie. Paradoxalement, les défenseurs du capitalisme, qui sont si prompts à affirmer qu’aujourd’hui pour espérer avoir une vie correcte il faut « bouger », craignent d’autant plus certaines populations très mobiles. Il convient donc d’assigner à résidence certaines classes dangereuses pour mieux pouvoir leur imposer un contrôle social des plus stricts. Comment expliquer différemment l’acharnement dont sont victimes les tziganes ? De même, si les marchandises circulent on ne peut plus librement, les hommes et femmes victimes de la misère économique ou de persécutions politiques, de la guerre dans leur pays d’origine buttent sur les remparts de l’Europe forteresse qui affirme sans rire qu’ils doivent bien sagement rester crever chez eux.

Coco du Layon


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