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AccueilJournalNuméros parus en 2002N°6 - Février 2002 > Interview de Patrick Declerck

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Interview de Patrick Declerck


Voici une interview de l’auteur du livre "Les naufragés, avec les clochards de Paris", paru aux éditions "PLON" collection "Terre Humaine", Patrick Declerck, qui est ethnologue, psychanalyste et qui parle des processus de clochardisation et de grande désocialisation des individu(e)s dans notre société. Son approche et son travail d’ethnologue lui a permis de se plonger et de faire des observations, dans la rue, dans les centre d’hébergement, au plus près du milieu. Son travail d’analyste l’a amené à prendre en compte la dimension inconsciente des sujets à travers des consultations "psy" au sein même des centres d’accueil comme celui de Nanterre. C’est cette double approche qui rend intéressant cet ouvrage mais c’est également un engagement personnel ajouté à une sensibilité singulière qui fait surgir une parole, celle des clochards, qui n’est pas une population soulevant un intérêt considérable autre que la rubrique nécrologique dans les quotidiens en mal de sujets ou en mal de conscience. Cela nous porte vers une vision plus psychologique du phénomène mais cela nous mène aussi vers une critique de fond des dispositifs humanitaires et de leurs logiques normatives ou inéficientes. Cette première partie d’interview portera donc sur une présentation des clochards dont il parle ainsi que sur ce qui l’a conduit à ce terrain de recherche.


No Pasaran : Pourriez-vous commencer par vous présenter rapidement ?

Patrick Declerck : Je suis philosophe de formation, j’ai ensuite un doctorat d’ethnologue, je suis psychanalyste membre de la société psychanalytique de Paris. Depuis 1982, je travaille sur la question des clochards, d’abord en tant qu’ethnologue. J’ai vécu dans la rue, j’ai mendié, j’ai été arrêté par la police, j’ai dormi incognito dans divers centres d’hébergement, à Nanterre et ailleurs. Je suis également co-fondateur de la mission France de Médecins du Monde où j’ai ouvert en 1986, la première consultation d’écoute spécifiquement orienté vers cette population. J’ai ensuite été consulter à l’hôpital de la Maison de Nanterre, haut lieu de la clochardisation puisque c’est le lieu où sont amenés les sans-abris par des équipes de la police et de la Ratp.

Vous avez choisi d’utiliser le terme : clochard. Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par ce mot là ?

J’ai choisi ce terme qui peut sembler un peu désuet mais je l’ai préféré à celui de sans-abris ou sans domicile fixe parce que ce sont des nomenclatures purement négatives qui désignent l’absence d’un toit, l’absence d’un domicile mais qui ne véhiculent rien quant à l’identité des sujets. Et, justement, l’une des choses dont je me suis aperçu c’est qu’il y avait des distinctions profondes à opérer entre les gens qui sont dans la pauvreté, dans l’exclusion sociale, dans le dénuement d’avec quelque chose qui est bien plus compliqué et bien plus difficile à traiter, la clochardisation ou la désocialisation. J’ai donc choisi ce terme pour désigner ce monde extrême de l’exclusion sociale, la vie chronique à la rue, les laisser-aller les plus spectaculaires et les plus radicaux, l’alcoolisme profond dans lequel l’immense majorité de ces sujets macèrent. J’ai voulu, enfin, par ce terme mobiliser les représentations qu’ont tout un chacun.

Pouvez-vous donner quelques éléments d’information quant au nombre de personnes concernées, quant aux structures qui sont censées les prendre en charge ?

Si l’on parle des clochards c’est-à-dire du noyau dur d’une population qui est depuis longtemps et chroniquement désocialisée, qui vit en dehors du monde et qui y vit au long cours dans un espèce d’auto-abandon vertigineux, il s’agit là d’environ dix à quinze mille personnes sur Paris, région parisienne (il faut être extrêmement prudent vis à vis de ces statistiques car personne n’a véritablement d’informations précises là-dessus, il y a à Nanterre un fichier courant d’à peu près neuf milles patients mais on peut supposer qu’il y a plus de gens qui émargent à ces réalités. En France entière, il y a grosso modo cent mille personnes qui relèvent peu ou prou de ce type de difficultés.

Et quant aux structures qui sont censées les prendre en charge ?

Pour définir les alternatives d’aide auxquelles ces gens sont confrontés, il y a une institution qui domine à Paris et sa région, c’est évidemment le Centre d’Accueil et de Soin Hospitalier de Nanterre, ex Maison de Nanterre. C’est un lieu chargé d’histoire et d’histoire très sombre puisque c’est une prison pour pauvre qui a été ouverte au 19e siècle sous Napoléon et qui jusqu’aux années 30 ou 40 prenait de force les gens coupables du délit de mendicité ou de vagabondage et les incarcérait pendant 45 jours dans un régime de travail forcé. Ensuite au 19e siècle toujours, ils recevaient un Louis d’or et ils étaient remis à la rue On voit là, dés le départ qu’il y a un espèce de feu croisé dans ces pratiques sociales très particulières où se mélange un brouet totalement confusionnant : aide sociale, incarcération, punition et rédemption morale par le travail. Si, depuis 1992, le délit de vagabondage a été supprimé du code pénal, privant en cela les forces de police de toute légitimité de ramasser les gens de force, néanmoins, on est toujours dans une confusion entre nettoyer la ville, punir insidieusement ce qui est vu comme une transgression et les obliger à travailler.

De manière générale, la société offre deux alternatives, soit des hébergements de nuits renouvelables une ou deux fois (c’est donc 2, 3 nuits mais qu’est-ce que 2 ou 3 nuits dans une vie et qu’est-ce que d’ailleurs qu’une soupe ou un sandwich dans une vie…), soit un hébergement de 6 mois, renouvelable une fois dans un programme de mise au travail ou de formation.

Et en ce qui concerne les autres structures comme le samu social etc…

En gros, on est à peu près dans la même logique. Le samu social offre des choses intéressantes. Il permet de fournir une alternative, d’éviter un ramassage fliqué et potentiellement violent car même si le ramassage est volontaire les dérapages existent et ils sont nombreux. Ce "recueil social" permet une alternative médicalisée avec des consultations de soins et des lits d’infirmerie ce qui est très important car les gens dans la rue ne peuvent pas bénéficier de traitements ambulatoires et donc ils peuvent ainsi aller dans des lits où ils peuvent être soignés, se reposer etc… c’est une avancée importante.

Par rapport à votre expérience, comment en êtes-vous venu à travailler sur ces questions et comment se fait-il que vous y soyez resté plus de 15 ans.

J’y suis venu par hasard mais il n’y a pas de hasard disait Freud et je suis profondément psychanalyste. Moi-même, j’ai vécu…, je suis né en Belgique, j’ai vécu dans une douzaine de pays différents, j’ai vécu en Afrique, aux Etats-Unis. J’ai aussi certainement une affinité ou une tendresse particulière pour ces gens qui sont non-inscrits dans la société. J’ai dit, par ailleurs, dans d’autres interview que j’avais une sensibilité anarchiste et elle est profonde. J’ai tendance naturellement à m’intéresser à des gens qui semblent mettre en cause le fonctionnement de la société ou en tout cas qui semblent le refuser. En fait, je m’apercevrais rapidement qu’il ne s’agit pas de choix, ce point est absolument fondamental. On se situe là dans la grande pathologie et le choix là n’a plus de sens. Le choix, la volonté, la liberté sont des concepts de la normalité et la façon dont la réalité se raconte à elle-même. Quand on est dans la pathologie cela ne veut plus rien dire. Personne ne se réveille le matin en disant : Tiens ! Au fond, que vais-je faire de ma vie ? Vais-je devenir alcoolique, psychanalyste, hétérosexuel ou professeur de saxo ? Dans la logique du sujet et c’est cela l’inconscient, on est dans le développement du principe interne du sujet. ON n’est pas dans une liberté qui interviendrait comme le cheval dans la locomotive. Personne ne choisit la clochardisation. C’est une souffrance épouvantable. Imaginez le dénuement qu’implique le fait de devoir défèquer entre deux voitures, de devoir tous les jours, plusieurs fois par jour se reposer la question de ce que vous aller manger, d’où vous aller dormir !

Dormir dehors, je l’ai vécu moi-même est quelque chose d’une horreur pérenne. Les agressions sont non seulement climatiques mais d’abord et surtout humaines. C’est la toile de fond de cette affaire. Il y a des gens battus, agressés, coupés au cutter. Nous avons un jour reçu à la consultation un jeune homme qui vivait dehors et qui avait été attaqué au cutter. On lui avait gravé des croix gammées sur la peau. On est dans des formes de violence presque inimaginables.

Dans votre expérience et votre travail, vous vous êtes "mis dans la peau d’un clochard" ?

Oui de 1982 à 1984, j’ai travaillé à la Maison des Sciences de l’Homme. J’étais assistant de recherche en ethnologie et dans le cadre des programmes, en bon ethnologue qui va partager la vie d’un peuple avec qui il travaille, non seulement pour l’observer mais aussi pour vivre leur vie ( pour essayer dans la mesure du possible car en même temps c’est une illusion), essayer de ressentir dans la chair ce qu’ils ressentent. Alors j’ai fait des séjours, la mendicité, dormir, arrêté par la police, etc… C’est absolument abyssal, terrifiant mais en même temps la réalité est bien pire que ce que j’ai pu en percevoir parce que, moi, quand j’ai fini, quand j’en ai marre, je rentre chez moi, je prends une douche et je passe à autre chose, à la différence des clochards qui, eux, sont dans ce monde à vie. Cela dit, je me suis aperçu de plusieurs choses. Je m’inquiétait beaucoup avec mes collègues anthropologues de la difficulté supposée de pénétrer ce milieu, d’être accepter, de pouvoir s’y promener. En fait, la première surprise a été de voir qu’il n’y a pas de problèmes d’acceptation ou d’initiation dans ce milieu, tout simplement parce que ce n’est pas une société comme une société à l’envers, négative. C’est un agrégat d’individus brisés qui se retrouvent là, rejetés et posés sur la plage comme par la marée. Donc, le néant n’a pas de portes. Il suffit d’aller dans les gares, de s’asseoir sur un banc et on y est. On peut parler avec les gens, pour ne rien dire d’ailleurs parce que c’est un milieu très fortement alcoolisé en y ajoutant les médicaments divers.

En ce qui concerne l’alcool, nous avons mesuré à l’éthylomètre que 95 à 98% de cette population consommait l’équivalent en alcool de 4 à 5 litres de vin par jour, plus les médicaments, les anti-dépresseurs, les anxyolitiques, plus la fatigue, la malnutrition. Cela veut dire qu’on est face à des hommes et des femmes qui sont dans des états pratiquement d’inconscience, épuisé(e)s. Donc, dans la rue, on boit d’abord, on mendie, on s’engueule, on se réconcilie, on s’ennuie, on recommence. C’est un long ennui ponctué de crises, de vociférations... Je voudrais dire, aussi, que la mendicité c’est un travail. Un travail épuisant. Cela demande un courage physique et moral extraordinaire. C’est très difficile de mendier. Personnellement, je n’ai jamais eu le courage d’aller dans les rames de métro raconter une petite histoire et passer entre les gens dans un mépris général. En revanche, j’ai mendié passivement et je me suis rendu compte que quand on mendie on cesse d’exister, on devient l’homme invisible. Les regards passent à travers nous, les gens ne nous marchent pas dessus mais juste à côté, il y a des injures, des interrogation du genre : pourquoi ne travaillez- vous pas ? On est dans quelque chose d’une agression profonde. Les clochards mendient aux alentours de 3 ou 4 heures par jour pour obtenir entre 35 et 50 francs. Et cet argent, ils le boivent en partie. On ne dira jamais assez qu’un alcoolique ça boit ! Ce n’est pas une surprise mais cela veut dire aussi qu’il a besoin de boire. L’alcoolique et l’alcoolo-dépendance c’est être enchaîné à la nécessité d’avoir de l’alcool sinon le corps se met à dysfonctionner gravement. La crise du manque de l’alcoolique est une urgence médicale qui peut se terminer par le coma et la mort.

Vous abordez également la question de toutes les pathologies dont sont atteints le clochards ?

L’énigme psychiatrique, au fond, que posent les clochards c’est qu’ils semblent être dans des états d’insensibilité à la douleur absolument extra-ordinaire. Nous avons reçu des gens qui avaient des fractures apparentes où l’os a traversé la peau. Nous leur demandions : depuis quand êtes-vous dans cet état ? Ils nous répondaient : je ne sais pas, hier, avant hier… Je me souviens d’un homme qui était un jour venu à la consultation de Nanterre ( mais j’ai eu des expériences égales à Médecins du Monde). Il se déshabille pour qu’on le badigeonne de produit anti-gale. Il enlève un chaussette et l’orteil tombe. Pourri - il tombe. Il reste donc un os protubérant qu’il faut normalement amputé immédiatement. Cet homme refusera tout soin excepté un petit sparadrap, il remettra sa chaussette et s’en ira. Ce type de chose pose vraiment la question. Il y a des chaussettes dont l’élastique a sectionné le mollet et que le chirurgien retrouve contre le tibia. Il y a des chaussettes qui n’ont pas été retirées depuis des mois et qui sont intégrées à la peau.

Ce sont des formes de souffrances inintelligibles, des pathologies psychiatriques apparemment non-décrites pour des patients qui ne sont pas, à priori, psychotiques, schyzophrènes dépersonnalisés et délirants et qui ont un discours assez banal qui dit : eh bien oui, voilà ce qui est arrivé à mon pied, c’est dommage… C’est une des raisons pour lesquelles je suis resté si longtemps sur ce terrain. Je me suis aperçu en 82 qu’il n’existait presque rien là-dessus. En 1982 encore, cette population n’intéressait absolument personne. Elle a commencé à intéresser l’ensemble de la société vers 1985 - 1986 - lorsque nous avons atteint le creux de la vague de la crise économique. C’est-à-dire qu’on a commencé à se mobiliser solidairement vis-à-vis d’eux quand on a eu le fantasme d’être, nous, en danger de se retrouver à la rue, de perdre travail, famille, etc…

Fin de la première partie.


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