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AccueilJournalNuméros parus en 2002N°6 - Février 2002 > Dernières nouvelles du vide/1

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Dernières nouvelles du vide/1

(chronique des élections)



On me demande une chronique "décapante" des élections dans le canton français et, toujours obéissant devant les injonctions du comité central secret de No Pasaran, j’obtempère, mais pour me heurter aussitôt à une difficulté d’ordre ontologique : pour décaper, soit "débarrasser une surface d’une couche de matière qui la couvre", encore faudrait-il que sous la matière médiatique, il y ait quelque chose, ne fût-ce qu’une surface. Or, quand je tente de lire ou d’écouter les propos des compétiteurs, une somnolence s’empare de moi, dont je ne suis arraché que par le vertige qui saisit au bord d’un vide sans fond. Parions que ce phénomène touche l’immense majorité des citoyens, à l’exception notable de quelques journalistes spécialisés et autres militants trotskistes, bien obligés de rester réveillés. Les deux fractions du personnel politique qui ont alterné à la tête de l’Etat depuis vingt ans, également recrues de scandales et de promesses jamais tenues, fidèles gestionnaires de cet approfondissement de la domination capitaliste qu’on appelle "néo-libéralisme", toutes ces tronches mille fois trop vues et plus usées qu’un jeu vidéo de la première génération, se présentent une nouvelle fois devant nous avec pour principal argument de vente : les autres sont pires. On est vraiment obligés d’en parler ?

Samedi 26 janvier, s’est tenu dans le petit théâtre Flaiano, à Rome, le premier d’une série de six "séminaires" qui ont pour objectif de contribuer à la "construction d’un nouveau langage commun et d’analyses adéquates à l’époque" à l’intérieur du mouvement dit "anti-globalisation". Cette première réunion avait pour thème "guerre et globalisation, après le 11 septembre". Ce qu’on aurait pu redouter en France ne pouvait avoir lieu en Italie : la présence d’une célébrité contestataire comme Toni Negri ne transforma pas cette réunion en événement mondain. La falsification opérée de concert par la magistrature italienne et les étatistes, de gauche notamment, aux dépens de l’histoire des années 70, fonctionne encore assez pour que Negri passe aux yeux de beaucoup d’Italiens pour un "terroriste" : à quelque chose malheur est bon, on n’eut pas à déplorer la présence de notoriétés proches de la gauche parlementaire. (Souhaitons donc à Negri à la fois d’être au plus vite tout à fait libre de ses mouvements tout en continuant à fréquenter les lieux où il sent le souffre.) En fait de "séminaire", ce fut une très classique conférence de trois personnes, suivie de réponses aux questions du public.

Le premier des intervenants, Papi Bronzini, juriste, a constaté la crise du droit international après le 11 septembre : crise du droit des relations entre Etats, crise du "droit de la guerre". Cette réflexion est importante pour mieux saisir l’ampleur de l’offensive du commandement étatsunien. Elle l’est aussi pour saisir l’inanité des discours de recours à l’ONU, présents dans le mouvement anti-globalisation. Elle est moins intéressante, à mes yeux, pour ce qui concerne les pistes d’action désignées par Bronzini, toujours fondées sur des revendications de " droits " et donc une juridicisation des combats.

Le deuxième intervenant, Christian Marazzi, économiste, a traité de la crise de la "new economy" avant et après le 11 sepembre. C’était une classique crise de surproduction, dans le sens où il y avait une explosion de l’offre de produits de haute technologie et pas assez de demande pour l’absorber.

C’était aussi une crise biopolitique dans le sens où ce qui a résisté, c’étaient largement les corps : on peut parler d’une CRISE DE L’ATTENTION, dans le sens où ces produits se caractérisent par le fait qu’ils réclament sans cesse de nous notre attention (il suffit de penser au désespoir d’un utilisateur des e-mail listes devant le déluge qui arrive dans son ordinateur), et cela me paraît une idée très féconde, surtout si l’on constate, avec Marazzi, que la "new economy" s’est sortie de la crise, grâce au 11 septembre, en se redéployant sur le terrain du contrôle. Le 11 septembre, (là, c’est moi qui parle) fut une divine surprise pour l’Empire : l’attention des gens qui tendait à flotter hors d’atteinte de l’incitation publicitaire (baisse de la consommation), à se dérober à l’appel des écrans, qui se fatiguait des portables, tout d’un coup a été réveillée comme jamais : une bonne partie des habitants de la planète est restée hypnotisée par le spectacle miraculeusement offert par Ben Laden. Nous avons été rappelés à l’ordre du spectacle, comme diraient les situs. Et j’ajouterais que l’Empire s’est sorti d’une crise de son secteur le plus dynamique au prix d’une régression : on a investi moins dans ce qui réclame notre participation et plus dans ce qui nous contrôle. De sujets invités à participer à leur aliénation, nous devenons davantage "individus à surveiller". Bon signe, non ?

Marazzi offre aussi une description des corps modernes comme ayant rapatrié en eux les forces productrices qui, dans la société fordiste, se trouvaient à l’extérieur d’eux. "Notre boîte à outils, c’est nous" : c’est vrai si l’on constate que ce sont nos capacités à manipuler les machines et à entrer en relations avec les autres, ainsi que la quantité de savoirs abstraits que nous possédons spontanément, tout cet ensemble qui fait de chaque individu en soi une force productive. Mais on peut s’interroger sur la portée de cette boîte à outil comme instrument de libération, si l’on constate que, sans ses prothèses machiniques, l’homme moderne est plus nu et sans défense qu’il ne l’a jamais été dans l’histoire.

Negri, quant à lui, opère une synthèse des deux interventions en montrant que, de plus en plus, les opérations de guerre se confondent avec des opérations de police, et ces dernières avec l’administration ordinaire de l’Empire. Et il termine sur une note messianique bienvenue, en affirmant que la seule alternative réelle, c’est l’Empire, avec son cortège de sang et de misères, ou bien la "démocratie absolue". (Et je me réjouis à l’avance du sursaut des amis ultra-gauches qui ont fait du "démocratisme radical" leur nouvel ennemi central : voir la revue Théorie Communiste).

Bon, quel rapport avec les élections ? Je pourrais avancer le nom de l’immonde Julien Dray, fondateur de SOS Racisme et porte-parole des syndicats de policier, pour rappeler que le personnel politique de gauche rivalise aujourd’hui avec celui de droite sur le terrain du contrôle, le seul sur lequel ces gens ont encore quelque chose à dire. Mais pour aujourd’hui, on s’en tiendra à ce constat : l’opposition réelle est en train de se construire dans les luttes quotidiennes et leur traduction planétaire, chez les grévistes de McDonald et dans le mouvement anti-globalisation, dans les balbutiements théoriques et les tâtonnements pratiques. A des années lumières des pitreries électorales.

Serge Quadruppani


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