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AccueilJournalNuméros parus en 2001N°86 - Avril 2001
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El ejido, en Europe ordinaire


Un an après les émeutes racistes d’El Ejido en Espagne, retour sur une région où les immigrés font la richesse du pays.


Il y a 7 ans, de retour d’Andalousie, je me demandais : "Qui dirige, qui maîtrise, ce qui est en train de changer si profondément, ce " modèle social andalou ", avec ses trois pivots officiels : Nueva agricultura-Tourisme-Haute technologie ?" On se pose de drôles de questions en démocratie... Mais le changement est bien là, avec ses étranges certitudes.

COMME CHACUN SAIT"

C’est ce que dit le journal : "La Costa del Sol est le centre d’opération du blanchiment d’argent, comme chacun sait" (El Païs).

De Malaga à Alméria, la côte est en chantier, pour bâtir l’univers concentrationnaire du loisir tranquillisant - 50 000 journaliers y viennent de la zone du latifundio de Cadiz et Séville, pour un emploi mieux rémunéré et plus stable que les saisons à l’olive ou la fraise. Conséquence : on manque de bras, du côté de Jaen, pour les olives, abondantes cette année. Car on replante des oliviers, avec les mêmes subventions européennes qui avaient conduit à l’arrachage de 7000 ha il y a dix ans à peu près. On en manque aussi du côté d’El Ejido, où l’hebdo patronal "El faro de roquetas y El Ejido", s’alarme : "Le paradoxe est que Alméroa manque de main d’oeuvre immigrante". Il faut absolument importer des sans papiers.

Et, tandis qu’à Jaen où ils arrivent par milliers, les Marocains couchent dans la rue en attendant l’employeur et qu’au Campo de Dahlias se pressent les Africains et les Européens de l’Est- (ce petit carré regroupe un quart des immigrés clandestins de toute l’Espagne et, de juillet 99 à mars 2000 on a enregistré 18 000 demandes de régularisation)- le Parlement vote : une "loi sur les sans-papiers" qui refuse aux sans papiers toute forme d’organisation et de défense collective. A Roquetas, nous dit notre ami Gabriel, la police ne demande pas leurs papiers aux immigrés, car dès qu’ils en possèdent, ils filent dans des lieux un peu plus rémunérateurs, vers la Catalogne et le nord de l’Europe.

Il y a un an, El Ejido fournissait d’indignation nos écrans, qui en sont toujours pleins, comme nos assiettes de fruits d’hiver d’Alméria, et nos étés de Costa del Sol. Un pogrom, ce n’est rien de bien nouveau, ni des émigrants jetés à la mer par la misère et par la police. La côte de la détresse et du salut est hérissée de radars, d’hélicos de la Guardia civil chassant jour et nuit les "pateras". Le nombre d’appréhendés s’est élevé de 3000 à 12 000 en 1 an. Il y a ceux qui passent. Et puis les morts. A la même page du journal, un dirigeant du SOC (devenu SOC y MR = medio rural) : "les nouveaux agriculteurs ont un unique objectif ; devenir riches à tout prix. PRODUIRE c’est acquérir un bout de terrain où que ce soit, pour se faire beaucoup d’argent et vite".

Et où que ce soit, en effet, on le voit bien en arrivant vers El Ejido, où les pans abrupts et déserts de la Sierra de Gador sont découpés en tranches pour faire place aux serres. Toujours plus, pour que monte encore la mer de plastique étincelante, passée de 12 000 à 30 000 hectares ces dernières années. C’est ici. La nueva agricultura. Pas seulement : c’est encore vers Huelva la fraise et le latifundio céréalier du bas Guadalquivir. Mais partout, un alliage de haute technologie et de vieilles recettes.

EL ABUELO LOCO

Gabriel loue un hectare de serres à son père à Roquetas. Il y travaille depuis l’âge de 13 ans. Son grand-père fut un des premiers à adapter ici cette vieille technique régionale traditionnelle : " l’enarenado " ou apport d’une couche superficielle de sable par-dessus du fumier -servant de filtre bloquant la remontée du sel des eaux de l’aquifère côtier ; méthode, qui, associée plus tard au plastique, sera le support matériel de la nueva agricultura, et systématisée dans les années 50 par l’INC (Institut National de la Colonisation) franquiste, après que la zone eût été déclarée d’intérêt national".

Il faut se souvenir de ce grand-père fou si l’on veut comprendre ce qui se passe à El Ejido. Saisir la relation entre l’explosion économique générée par la haute technologie et les lois du marché, et la réalité sociale historique de la province. Dans les années 60, Goytisolo racontait sa découverte de la région : "Toute la soirée, mon ami me fit parcourir ses domaines de faim et de rachitisme, de trachome et de lèpre. Sur ce même sol qui, il y a des siècles, fut le terroir d’une civilisation florissante (AL ANDALUS), qui, il y a moins de 80 ans, possédait fabriques, fonderies et mines".

Cette misère récente et massive est présente dans la mémoire paysanne, évoquant les migrations incessantes, fatales stratégies de survie.

Ce sont eux, les migrants, leurs enfants, avec leur dur argent de l’exil, les sans terre, journaliers, agriculteurs à temps partiel qui sont devenus les propriétaires de serres. Leur exode a vidé les montagnes d’alentour de Guadix à l’Alpujarre. Ils sont descendus de la montagne comme la terre et l’eau. Ils s’y sont retrouvés : une agriculture familiale intensive -une petite parcelle (90 % des exploitations ont encore moins de 5 hectares). Sédentaires enfin, et un revenu qui paraissait assuré ? Ils étaient déjà conditionnés à une bipolarisation sociale extrême, entre possédants et sans-terre et à la domination idéologique correspondante.

Au bloc dominant du franquisme (caciques, bureaucrates, terrateniente, exportateurs) se substitue presque " naturellement " celui qui maîtrise l’ultratechnologie associée au modernisme conservateur du marché. La région a, en outre, l’habitude de ce racket historique, par l’exportation, sur les hommes et les matières premières (minerais et bois), du désastre écologique, de cette société constamment érodée, " gente de ir e venir ", Andalous de partout, de Rio Tinto à Huelva, jusqu’à Cordoue, où "le désastre avait été le fait des Français à Pennaruya-Pueblo Nuevo, qui de 30 000 habitants en 1950 est passé en 1980 à 14 500)".

NOUVELLE AGRICULTURE / NOUVELLE SOCIETE

Cet hyperproductivisme a la même logique forcée que celle des plantes sous serre : endettement -faillites (le nombre significatif de suicides), dépendance totale envers un marché essentiellement spéculatif etc... et concentration des exploitations via les exigences de la rentabilité qui renchérissent le coût d’achat et d’entretien des serres. Ainsi cette agriculture, et le tourisme massif, ont vidé le pays environnant et concentre la population sur la côte (Roquetas voit sa population multipliée par 3 entre 1960 et 1990) et le mouvement s’accélère. Et "se sont créés des déséquilibres bien plus profonds que ceux qui existaient avant la guerre civile et les structures sociales se sont effondrées". Antonio Cazorla Sanchez : Desarollo sin Reformistas.

Cette "population d’alluvions" comme l’appelle le même A. Cazorla Sanchez est le produit de cette inversion historique qui fait d’elle, maintenant sédentaire, l’employeur de ces migrants européens et africains qui sont la condition de la rentabilité du système, et qui paient le coût social et humain très élevé de cette rationalité démente, qui n’est pas un exotisme andalou, mais l’axe central de la dynamique de nos sociétés : "la vraie nature du partage du revenu social sur quoi repose "L’Etat providence" et que ce qui est distribué dans le Nord n’est pas la richesse issue des forces propres à l’intérieur de chaque pays.. mais le flux de richesse venu du Sud..." (FORUM ALTERNATIF - MADRID 94).

Le grand-père de Gabriel était fou. Dont acte.

Et les Sages sont de l’autre côté de la frontière, du côté de l’Europe vertueuse et démocratique que sa périphérie et son estomac tracassent.

NON. Argent-sale et non-droit ne sont pas des avatars ou des bavures d’un environnement attardé, Bosniaque ou Andalou. Ils tracent la frontière intérieure qui garde le mensonge de notre société où "chaque jour, les manipulateurs du marché moderne escroquent l’argent de leurs clients plutôt qu’ils ne contractent avec eux ; l’ampleur et la violence des moyens publicitaires apparentent l’échange de ce nouveau type au chantage et aux pratiques des voleurs de grands chemins". (Pierre LEGENDRE)

Pour ces étrangers opérateurs, étatistes et libéraux, leurs résultats éblouissants et angoissants, l’espèce humaine n’est qu’une variable un peu encombrante entre la machine à faire la pensée et la vie organique, quand la perfection technique à laquelle ils tendent est sa négation.

Jacky NICOLAS


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