Retour accueil

AccueilJournalNuméros parus en 2001N°86 - Avril 2001
(ancienne formule)
> La domestication, ses adeptes innombrables et ses quelques ennemis

Rechercher
>
thème
> pays
> ville

Les autres articles :


La domestication, ses adeptes innombrables et ses quelques ennemis

par Maurice Rajsfus


Inventée par ces braves Pays-Bas libéraux et expérimentée depuis deux ans par un Portugal qui crut voilà deux décennies et demi à la Révolution, l’émission télévisée qui, en l’année zéro du "nouveau" siècle, a battu les records d’audience et mobilisé l’attention des Italiens, intellos de gauche compris, s’appelle Il Grande Fratello, en anglais Big Brother. Toutefois, à la différence de ce qui se passait dans le 1984 d’Orwell, ceux qui se sont retrouvés soumis à une surveillance optique de tous leurs instants, y compris les plus intimes, n’y ont pas été contraints par la force et la menace : c’étaient d’enthousiastes volontaires, soigneusement choisis parmi des milliers de candidats. Pendant des semaines, une grande partie de la population s’est passionnée pour la retransmission de la vie de ces élus d’un nouveau genre. Leur existence recluse s’est auto-transformée, 24 heures sur 24, suivant les critères des sit-coms : psychologisme pâteux et gags obligatoires. Au fil des jours, des millions de téléspectateurs ont mimé de bon coeur l’application d’un implacable darwinisme social en éliminant, un à un les participants jusqu’à ne conserver qu’un vainqueur, incarnation de l’adaptation maximale au monde moderne.


Cette adoption enthousiaste par le peuple télévisuel de la posture du maton au regard totalitaire consacre le triomphe quasi-total de la contre-révolution culturelle qui a pris son essor voilà vingt ans sur les ruines du "Mai rampant" italien (66-78), plus grand mouvement social depuis la guerre d’Espagne, écrasé par l’alternance d’une répression féroce (qui ne recula ni devant les exécutions sommaires, ni devant la torture), de la délation institutionnalisée (phénomène des " repentis ") et par les propres faiblesses du mouvement (obnubilation sur les formes violentes de lutte, vite rackettées par des organisation stalinoïdes du type BR). Alors, a pu se donner à voir, pendant des années, l’écoeurante comédie des repentirs télévisuels sur " les années de plomb ", révisionnisme historique qui a ouvert la porte au décervelage actuel. Avec cette neutralisation de ce qu’il y avait eu de subversif dans son passé récent, l’Italie qui passa si longtemps pour une province arriérée de l’Europe peut désormais se poser en avant-garde de la domestication pour l’Europe entière. On le vérifie aujourd’hui, en France et en Allemagne, alors qu’à la faveur d’un règlement de compte entre fractions des classes dirigeantes (la place centrale occupée par les anciens chefaillons 68tards agaçant d’autres chefs), la benne à ordures médiatique de ces deux pays voudrait faire passer la révolte internationale de 68 pour un mouvement de pédonazis ultraviolents. Voilà pourquoi, malgré ses insuffisances, j’ai exprimé ma sympathie au texte "Nous sommes les enfants de la révolution" (1).

Pour revenir à l’Italie, un récent épisode montre quels développements barbares peuvent surgir d’un instant à l’autre de la société consumériste où se vautre un pays qui avait tant apporté à l’intelligence critique universelle. En Ligurie, dans un de ces quartiers résidentiels où nichent les amoureux de Big Brother, une mère et son jeune fils ont été assassinés à coups de poignard par des "slaves masqués" selon la fille. Aussitôt, des foules de se rassembler dans le quartier, la chasse aux Albanais et aux étrangers de s’organiser. Les médias, qui se préparent pour l’arrivée de Berlusconi en droitisant leurs discours, chauffaient les haines. Le pogrom a toutefois été renvoyé à une date ultérieure, quand on a appris qu’il s’agissait juste d’un épisode de la vie des familles : c’était la fille qui avait tué. Mais l’incident donne à penser qu’on ne perd rien pour attendre…

En attendant, pour résister à l’air du temps, il faut lire René Riesel(2), sans s’arrêter à ses vieux tics de pro-situ qui trouveintéressant de m’insulter au passage (on sait que traiter de flics ceux qui ne sont pas d’accord avec eux est une attitude que les situs partagent avec les staliniens). Concession d’autant plus surprenante à la bêtise de son milieu, qu’il est assez fin pour vivre des contradictions significatives d’une absence de dogmatisme : par exemple dénoncer l’internet comme instrument de la barbarie et accorder une interview à No Pasaran par e-mail, ou analyser les progrès de la soumission dans un entretien à Libération, l’organe central des soumis modernes. Sa critique du progressisme scientifique et de la rupture du processus d’humanisation introduite par l’industrie est forte et stimulante. Cependant, pour être né et avoir grandi dans la société rurale, au contact avec une paysannerie traditionnelle, je suis assez peu sensible à son éloge de la civilisation paysanne. Pour quelques bergers qui ont vécu au contact des étoiles, pour quelques fêtes aux relents païens, combien de millions de commis de fermes maintenus en quasi-esclavage jusque dans les années soixante, combien de millions de femmes cloîtrées dans l’enceinte de la ferme, combien de milliards de jours écrasés de labeur abrutissant ? Plus profondément, on est étonné que la critique refuse de s’attaquer aux racines mêmes de l’agriculture : un contempteur de la soumission ne devrait-il pas s’interroger sur le fait de travailler avec des animaux domestiques ? Face à des catastrophes écologiques et sanitaires à répétition frôlant de toujours plus près les limites de l’irrémédiable, on ne nous fera pas davantage regretter le passé qu’accepter le présent.

C’était pas mieux avant. Mais c’est pas mieux maintenant : cette affirmation, jetée à la gueule des progressistes scientistes contient suffisamment de charge scandaleuse pour faire voler leur discours en éclats.

Si la force des faits et le refus de la soumission en font un jour une conviction suffisamment partagée, elle aidera à imaginer et à bâtir une civilisation nouvelle, sans Etat ni marchandise, et réconciliée avec la nature extérieure et intérieure à l’homme.

Serge Quadruppani

1) Publié, avec des coupes puritaines, dans Libération du 1er mars sous le titre "Société de paranoïa". J’avais e-mailé aux initiateurs : "Vous avez toute ma sympathie pour votre volonté de lutter contre une opération médiatique qui sent le règlement de compte réac anti-68, je trouve très digne votre texte et à la bonne hauteur (Cohn Bendit lui, me semble réagir un peu trop en dessous : mais je sais personnellement que quand on est bassement attaqué, on est tellement pris au dépouvu que souvent, on se défend mal).

Un détail : c’est une bonne chose que la parole des enfants soit un peu plus écoutée sur les violences qu’ils subissent (et pas seulement sexuelles).

C’en est une bien mauvaise que cette prise de parole soit aux mains des journalistes, des flics, des psys et des juges… A cette réserve près (plus le fait que Cohn Bendit, c’est vraiment pas ma tasse de thé, mais bon, c’est pas la question), je dois dire que la lecture de votre texte m’a été une grande bouffée d’air frais. "

2) Déclarations sur l’agriculture transgénique et ceux qui prétendent s’y opposer. Curieusement, l’interview accordée à No Pasaran en février 2000 est reproduite sans mention du support. Ce dernier n’a pas dû être jugé digne d’être cité sur le beau papier des hyperadicales Editions de l’Encyclopédie des nuisances.


No Pasaran 21ter rue Voltaire 75011 Paris - Tél. 06 11 29 02 15 - nopasaran@samizdat.net
Ce site est réalisé avec SPIP logiciel libre sous license GNU/GPL - Hébergé par Samizdat.net