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AccueilJournalNuméros parus en 2001N°1 - Septembre 2001 > Interview de Laurent Bonelli

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Questions autour de l’idéologie sécuritaire

Interview de Laurent Bonelli


Co-directeur de l’ouvrage "la machine à punir, pratiques et discours sécuritaires" aux éditions l’esprit frappeur, signataire de l’appel pour une Convergence des Luttes contre les Politiques Sécuritaires, voici la première partie d’une interview de Laurent Bonelli. Sachant que les questions de sécurité vont être au coeur de la campagne présidentielle, il nous semble que la réflexion pour contrer ce rouleau compresseur qu’est l’idéologie sécuritaire est indispensable.


image 315 x 209No Pasaran : Bonjour Laurent, peux-tu rapidement présenter ton travail ?

L.B : Je suis universitaire, chercheur en Sciences politiques à l’Université de Paris X Nanterre et au Centre d’étude sur les conflits, un centre de recherche qui travaille sur les questions de sécurité, immigration et asile. Je travaille sur ce qu’on appelle les politiques publiques de sécurité depuis cinq ans maintenant.

Pourrais-tu nous expliquer la genèse de ce livre. Comment est venu l’idée de publier un recueil de textes ?

Ce bouquin est un ouvrage collectif qui regroupe les contributions à la fois d’universitaires et d’un certain nombre de professionnels, qu’ils soient magistrats, travailleurs pénitentiaire, travailleurs dans la protection judiciaire de la jeunesse. Le projet est né il y a un an et demi en partant de l’idée qu’il y avait finalement un seul son de cloche et un mono discours sur ces questions-là. Peut-être était-il intéressant de s’interroger à la fois sur le déphasage entre ce discours et ce que nous pouvions constater empiriquement lors de recherches, sur l’évolution ou la description des phénomènes mêmes et faire entendre une autre voix et déconstruire dans une certaine mesure les discours et les raisons de ces discours. C’est l’idée de départ. Nous nous sommes dit qu’effectivement c’était à des universitaires de l’amener, mais pas seulement et qu’il était intéressant de s’adjoindre des gens qui y étaient confrontés au quotidien dans leurs métiers. Cela a donné lieu à un colloque à Montpellier, fin mai 2000 qui a posé les premières bases d’un certain nombre de textes de cet ouvrage qui ont été remaniés avec d’autres qui ont été joints. Ce livre est le fruit d’un travail collectif qui n’est pas destiné à s’arrêter là. Il ne fait même, hélas que commencer car les évolutions actuelles donnent des raisons de penser qu’il va falloir qu’on continue, c’est donc une étape dans un processus et une autre manière de poser les questions sur ces sujets. Nous avons fait un certain nombre de conférences un peu partout en France avec des enseignants, des travailleurs sociaux, des citoyens et nous allons continuer dans cette optique là.

Nous avons reçu Sylvie Tissot et Pierre Tévanian pour "Stop quelle Violence" (ed° L’Esprit frappeur) (1) qui dans leur ouvrage décrypte les discours sécuritaires des experts et des médias, nous avons reçu également Laurent Mucchielli qui a publié "Violences et insécurités" (ed° La Découverte) et qui nous a plutôt parlé des chiffres de ce qu’on appelle à tort les violences urbaines. Il nous a ainsi montré que les chiffres sont sujets à variation et à interprétations multiples, avec tout un passage sur l’histoire de la délinquance juvénile (2). Alors, en ce qui te concerne Laurent, peux-tu nous dire comment vous avez construit votre ouvrage ? Il y a deux grandes parties…

C’est intéressant cet ensemble de publication. C’est assez récent, il n’y avait pas grand chose avant. Alors là, il y a les contributions de loïc Wacquant et de Serge Alimi qui décryptent les médias, Pierre Rimbert qui traite la question des experts et il y a un certain nombre d’analyses des pratiques. C’est un peu ce qui fait la différence avec les autres livres car il est intéressant d’en revenir aux pratiques des "agents", une question importante en sociologie, ce que font des gens dans leur métier au quotidien. On s’aperçoit pour résumé qu’une politique de sécurité ce ne sont pas des consignes, ce n’est pas un texte qui s’applique à la lettre. Il y a des gens qui s’arrangent, qui bidouillent, qui fabriquent leurs propres normes, leurs propres systèmes de valeurs, leurs propres systèmes de références. C’est le cas de la police, c’est le cas de la justice, etc…

Et ce que nous avons essayer de mettre un peu plus en avant, d’oû l’intérêt de travailler avec des professionnels qui s’interrogent, c’est de traduire ce qu’est au quotidien pour un magistrat la répression de la petite délinquance, quelles sont les logiques dans lesquelles il est pris, qu’est-ce qui s’impose à lui…aussi bien quelles sont les logiques de la police, quelles sont les transformations des modes de traitement de ce type de délinquance, notamment avec l’invention de nouvelles techniques, de nouvelles méthodes. Il y a également un travail sur l’école, comment cela se décline dans les pratiques, comment des proviseurs, des principaux travaillent sur ces questions.

Nous allons aborder maintenant le thème des politiques locales de sécurité et ce depuis une vingtaine d’années.

Il faut savoir que quand on parle de politiques de sécurité, c’est ce que vous entendez quand ils parlent de Conseils Communaux de Prévention de la Délinquance (CCPD), de Contrats Locaux de Sécurité (CLS), etc.. on les retrouve souvent dans la presse. Les structures en matières de sécurité sont multiples, vous avez des organes centraux, vous avez un conseil national de la prévention de la délinquance.

Aujourd’hui, il y a un conseil de sécurité intérieure qui regroupe l’ensemble des ministères concernés par la question, Justice, Intérieur, Affaires Sociales, etc… Je parle des politiques de sécurité depuis le début des années quatre- vingt parce qu’auparavant, dans les années 70 il n’y a pas de politiques de sécurité. La question de la délinquance est une question de police et de justice stricto sensu. Il n’y a pas d’autres acteurs qui s’intéressent à ces questions. Or, une rupture s’opère au début des années 80. Les premières idées viennent du raport Peyrefitte , vers 77, puis il y a le rapport Bonnemaison, en 83. La première d’entre elle, c’est l’idée que la sécurité est l’affaire de tous. C’est ce que vous pouvez lire parfois sous l’appellation de co-production. C’est le partenariat. Cela veut dire qu’il va y avoir investissement d’autres acteurs pour la sécurité, au premier rang desquels on trouve les élus locaux et nous verrons que cela n’est pas neutre et produit des effets énormes. Il y en a d’autres encore, notamment l’Education Nationale qui devient un acteur principal et particulièrement dans les zones urbaines sensibles. Vous avez les Zones d’Education Prioritaires, par exemple, et l’E.N. est aujourd’hui un partenaire obligé des C.L.S. Mais aussi les bailleurs sociaux, les transporteurs, les clubs de prévention spécialisés etc… C’est donc la première idée que cela va être l’affaire d’une multiplicité d’acteurs qui vont se rencontrer sur ces questions.

La deuxième idée forte va être celle du zonage, l’idée de la territorialisation. C’est-à-dire que ces politiques ne vont pas s’appliquer sur tout le territoire national. Elle ne vont s’appliquer que sur des endroits très précis, très particuliers qui sont des "quartiers sensibles" qui sont ni plus ni moins les anciens quartiers ouvriers. Quartiers populaires qu’on retrouve soit dans le centre de certaines grandes villes, soit dans les périphéries urbaines, les banlieues.

La dernière idée est que ces politiques de sécurités ne vont pas s’occuper de la délinquance dans son ensemble. La délinquance est quelque chose de très complexe, très étendu. Entre le vol de mobylette et la délinquance économique et financière, les fraudes aux infractions sur le travail, la délinquance environnementale, c’est un ensemble extrêmement hétérogène de comportements, de faits et de transgressions. Mais les politiques de sécurité ne vont s’intéresser qu’à un type particulier de délinquance ce qu’on appelle la délinquance de voie publique, la petite délinquance qui concerne les vols avec ou sans violence. De plus va apparaître la notion de comportement déviant, on retrouve cela sous le terme d’incivilité. Terme qui a fait flores, mais dont personne ne sait vraiment ce qu’il veut dire puisqu’il regroupe à peu près tout, le ministère de l’Intérieur le définit comme "tout ce qui est contraire aux règles de sociabilité ordinaire", ce qui ne fait guèreavancer la définition.

Alors, arrêtons nous un instant sur ce terme. Ce terme vient des Etats-Unis. Il est lié à deux auteurs qui sont Wilson et Kelling, qui ont élaboré une théorie connue en France sous le nom de "vitre cassée" (broken windows en anglais), qui a servi de fondement à la politique de zéro tolérance à New-York et qui présuppose qu’un carreau cassé quelque part en appelle un autre, qu’il y a en quelque sorte création d’une spirale ascendante. Je vais d’ailleurs les citer :"les premières conduites déviantes, si minimes semblent-t-elles, pour peu qu’elles se généralisent , stigmatisent un quartier, polarisent sur lui d’autres déviances qui sont le signe de la fin de la paix sociale au quotidien. La spirale du déclin s’amorce, la violence s’installe et avec elle toutes les formes de délinquances, agressions, viols, cambriolages, trafic de stupéfiants etc …" Alors, je m’arrête sur incivilités car si en France on n’applique pas la tolérance zéro, cette idée que finalement il y aurait une espèce de continuum délinquant et qu’on passerait graduellement à une aggravation des comportements, de tags sur une boîte aux lettres à des formes de plus en plus graves de deal, de criminalités etc…Cela est très présent, très fort et très structurant finalement car cela permet de faire une séparation très nette entre deux types de population. D’une part il y a des comportements déviants et donc des gens qui ont fait le choix rationnel, durable et irrémédiable de ces derniers et de l’autre des gens qui ont choisi la normalité. Et cela fonde très largement des stratégies et des techniques policières et judiciaires. Mais ces assertions, ces présupposés ne tiennent pas. Les policiers eux-mêmes reconnaissent que tout un tas de gamins entre 13 et…22 ans se font régulièrement attraper par la police pour vol de voitures, agressions ou tout un tas de choses et après disparaissent des services de police. Alors soit ils sont devenus extraordinairement malins et ils ne se font plus jamais attraper, soit ils arrêtent, ils raccrochent. On s’aperçoit qu’effectivement il y a des formes de transgression qui sont liées à l’adolescence, à cette période de confrontation à l’autorité et autres, et qui se calment quand ils trouvent une copine, un appart’, un boulot etc… Le coup de projecteur qui est donné sur ces quartiers dits sensibles tend à faire complètement oublier que ces mêmes types de transgressions existent ailleurs, dans d’autres milieux sociaux.

Il y a également une autre chose qui est abordé dans un des articles c’est la logique "pro-active" et le ciblage de la population délinquante et de nouvelles pratiques appelées "le profilage". Est-ce que tu pourrais nous en dire un peu plus ?

Les techniques pro-actives sont des techniques de police appliquées sur ces quartiers sensibles mais pas seulement. Celles-ci consistent à partir de corrélations statistiques notamment, d’identifier à priori, en amont de la commission d’un délit, le groupe qui a le plus de chance de s’y livrer. Identifier, catégoriser, repérer. Cela donne sur les banlieues, effectivement l’idée d’élaborer des profils criminels en disant ce sont tel type de gens qui sont susceptibles de se livrer à des infractions, donc, il faut les surveiller particulièrement. Comment ? Avec des photos, des films et tout un travail technologique avec l’effet d’une prophétie auto-réalisatrice si vous voulez. Si vous surveillez particulièrement un groupe, vous allez effectivement constater des infractions dans ce groupe, quelles que soient d’ailleurs les infractions puisqu’on multiplie les règles et les règlements, on multiplie dans le même temps les infractions aux règles et aux règlements, par exemple si demain, on surveille les jeunes femmes blondes en tailleur et en mini Austin qui se garent mal dans Paris, on va sans doute avoir une augmentation des infractions. C’est logique, ces infractions viennent boucler la démonstration du style : vous voyez, on a eu bien raison de les surveiller puisque 90% de ceux qu’on a arrêté viennent de ce groupe, on a donc réussi et on a raison de surveiller ce groupe. C’est ça les techniques pro-actives. Alors, cela ne fait pas forcément l’unanimité au sein de la police. Il y a des luttes entre services, entre générations… C’est, en fait la police fédérale allemande qui a la première lancé ces techniques.

En ce qui concerne les fichiers, cette surveillance pourrais-tu nous parler du STIC ?

Le STIC, c’est le Service de Traitement des Infractions Constatées. C’est un fichier de police judiciaire qui est accessible à tout officier de police judiciaire. Il y a quelques problèmes avec le STIC, d’abord c’est son cadre légal car il il n’y a pas de décret d’application sur le STIC mais il fonctionne depuis un bon moment et est alimenté très largement. De plus le STIC, c’est la fin du casier judiciaire, il ne sert plus à rien au sens où il suffit de regarder dans le STIC si vous êtes connu des services de police. Ce qui crée un problème car quand le législateur avait créé le casier judiciaire, il prévoyait notamment le droit à l’oubli. Le STIC a de nouvelles mémoires effarantes de 30, 40 ans. Il devait en plus, au début , mélanger les témoins, les victimes et les auteurs ce qui est tout de même pas mal. Ils ont quand même fini par enlever les témoins… Il y a , en plus, le problème de fantasme technologique que représente ce type de fichier. Il semble difficile avec ce type de fichier de ne pas faire les raccourcis intellectuels qu’il appelle. Imaginons, vous êtes impliqué en 1982 pour une affaire de stupéfiant, vous êtes arrêté, vous avez du cannabis sur vous par exemple. En 1998 ou en 2001 vous êtes témoins dans une affaire de trafic d’héroine, vous ne pourrez pas empêcher les policier de faire un téléscopage entre les deux, alors que cela peuvent être deux choses complètement fortuites. Mais le problème des fichiers ne se limitent pas uniquement au STIC. Il y a des choses toutes aussi dangereuses qui sont en train de se préparer notamment avec la récente loi sur la sécurité quotidienne. Il y a eu un débat calamiteux sur la délinquance des mineurs qui n’est ni plus ni moins qu’une espèce de poudre aux yeux alors qu’il y a des dispositifs techniques de cette loi qui n’ont jamais été discutéset qui sont pourtant très pernicieux. Il existe actuellement un fichier d’empreintes génétiques qui fonctionne pour les viols et les délinquants sexuels, et pour les actes de barbarie ; il faut avoir été condamné pour y figurer. Ce fichier est étendu par le projet de l’assemblée nationale, le sénat n’est pas revenu dessus, aux violences volontaires, c’est énorme, cela concerne beaucoup de choses, la rébellion c’est de la violence volontaire…sachant que les structures de prélèvements des empreintes génétiques sont en place, elles existent déjà dans les commissariats, cela veut dire que ça change totalement les techniques de police. Il faut savoir qu’il s’agit d’un prélèvement d’ADN, votre salive ou une partie de votre peau. Théoriquement c’est une technique sûre mais aujourd’hui, vu les conditions de prélèvement , il y a plus de 35% d’erreurs...

(1) interview dans No Pasaran n°88 de juin 2001

(2) interview dans No Pasaran n°88 de juin 2001


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