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Europe : "maintien de l’ordre" et du fichage


Depuis le milieu des années 90, et bien avant l’essor du mouvement antimondialisation, les autorités européennes ont défini un nouveau modèle de " maintien de l’ordre " intégrant les paramètres liés à la genèse d’un nouvel espace politique transnational. Vous verrez dans cet article comment a été théorisée et organisée une véritable doctrine de contrôle policier des mobilisations sociales et politiques à l’échelle européenne.


Le nouveau modèle de "maintien de l’ordre" a été défini au plus haut niveau par les responsables des polices européennes pendant les années 90. Il se fonde sur le concept de " prévention des conflits ". Sa philosophie a été énoncée de manière très explicite dans un rapport présenté par la présidence Britannique de l’UE en 1998. Dans ce document noté à "diffusion restreinte", les experts de la police britannique développaient leur doctrine sous le titre "Public Order : Conflict Prevention". Le texte a été rendu public par l’association State Watch, et des extraits sont parus dans la presse anglaise en septembre 1998 . Le projet proposé par la Grande-Bretagne a été accepté sans discussion par le Conseil des ministres de l’Intérieur de l’Union Européenne. Et c’est sur cette base théorique que le Conseil a adopté le 26 Mai 1998 un programme d’action commune concernant la coopération en matière d’ordre public et de sécurité.

Les auteurs écrivent : "Le crime est bien identifié et bien compris. Mais le désordre, qui va des disputes domestiques aux émeutes meurtrières, a été largement ignoré. Le conflit est presque toujours un indicateur de crime futur et de désordres plus graves". Les experts britanniques, imprégnés de logique policière, ont la certitude que "le conflit" mène au crime. Seulement voilà, ce crime en germe qu’est le conflit n’est pas immédiatement crime, et tend à échapper de ce fait aux instruments juridiques et policiers traditionnels. Il s’agit donc de se doter de dispositifs techniques et légaux préventifs pour contrôler ou empêcher "le conflit". Mais qu’est-ce que le conflit ? Les policiers européens ont la réponse : c’est "un acte contraire à perception de la normalité par l’opinion publique" qui a "un effet potentiellement défavorable sur le statu quo". La généralité de cette définition indique toute l’extension que les auteurs entendent donner à leur doctrine.

Des plans anti-hooligans à un dispositif général de maintien de l’ordre

Ce rapport intervenait dans le contexte du développement en Grande Bretagne de mouvements écologistes d’action directe non-violente et de Reclaim the Streets, qui avait perturbé le G8 de Birmingham quelques mois auparavant. Pour donner une idée de l’état d’esprit de la police britannique confrontée à ces nouvelles formes d’action, voici l’extrait d’une déclaration du bien nommé Anthony Speed, alors président du "Association of Chief Police Officers’ PublicOrder sub-committee" : "L’expérience montre que ce sont les mêmes personnes qui sont impliquées dans les manifestations - qu’il s’agisse de perturbations de travaux de construction, d’autoroutes, de pistes d’aéroport, d’exportation d’animaux vivants, ou de personnes qui ’se réapproprient’ la rue. Ce sont les mêmes personnes qui les soutiennent et qui se déplacent dans le pays. Il est question de conserver un fichier identifiant les principaux protagonistes" .

Le projet, repris à l’échelle de l’UE, était en fait d’étendre des techniques de police préventives déjà élaborées dans certains domaines à toute une série d’autres activités sociales potentiellement conflictuelles. Les experts britanniques écrivent : "Le Royaume Uni a découvert que le hooliganisme du football est symptomatique d’un problème bien plus large. Les hooligans ont souvent des antécédents criminels (…) outre cela, ils sont parfois associés à des manifestations politiques et à des groupes d’action directe qui n’ont aucun lien avec le sport. De même, le conflit a des répercussions sur toutes sortes d’événements organisés, y compris les festivals de musique, les actions écologistes et les manifestations". A grand renfort de sophismes, le pas est franchi : les actions politiques, les manifestations de masse, et plus largement toutes les mobilisations collectives, parce que potentiellement conflictuelles, doivent être traitées selon le même modèle policier que le sont déjà les groupes de hooligans et les matches de football internationaux.

Le dispositif anti-hooligans européen a été mis en place par une recommandation de l’UE en 1996. Il s’inspire des législations britanniques et allemandes en la matière. A titre d’exemple, le "Football (Disorder) Act" britannique donne le pouvoir à la police d’arrêter et de détenir des personnes qu’elle soupçonne de pouvoir commettre des délits, et de prendre des mesures d’interdiction de sortie du territoire justifiées par des menaces de trouble à l’ordre public. Des mesures calquées sur le traitement du hooliganisme avaient, dés 1997, été étendues à tous les types de menaces de troubles à l’ordre public dans une résolution d’action commune de l’UE. Elles visent explicitement à "renforcer la coopération policière entre les Etats-membres pour le contrôle d’événements majeurs tels que les événements sportifs, les concerts de rock et les manifestations".

Un document officiel intitulé "Maintien de l’ordre et de la sécurité publics, échanges d’informations sur les déplacements de groupes" précise les objectifs et les modalités pratiques du dispositif. Il s’agit de "prendre des dispositions plus précises pour assurer la coopération policière lors d’événements où se trouvent rassemblées un grand nombre de personnes provenant de plusieurs États membres et où l’action policière vise avant tout à garantir l’ordre et la sécurité publics et à prévenir les faits répréhensibles". Cela implique : (1) un échange d’informations entre les Etats membres lorsque "des groupes d’une certaine ampleur et susceptibles de constituer une menace pour l’ordre et la sécurité publics se déplacent vers d’autres États membres en vue d’y participer à des rassemblements". Ces informations doivent être "aussi détaillées que possible" et contenir des données sur "le groupe concerné, l’itinéraire à suivre et les lieux de séjour, les moyens de transport" et "autres renseignements pertinents". (2) un échange de personnel entre les polices européennes. (3) la mise en place d’un groupe de travail européen : chaque année, "la présidence organise une réunion des chefs des autorités centrales responsables de l’ordre et de la sécurité publics pour discuter de questions d’intérêt commun".

Les plans de contrôle policier déjà en vigueur ont donc fourni aux autorités européennes la matrice théorique et pratique pour leur nouveau modèle de " maintien de l’ordre ". Ils s’articulent autour de deux volets principaux : suspension de la liberté de circulation lors des événements internationaux, constitution de fichiers informatisés des fauteurs de trouble potentiels. Ils s’intègrent de façon plus large au système de la zone de Schengen et à ses instruments de contrôle déjà existants (utilisés essentiellement contre la criminalité organisée et les sans-papiers).

Leur principe général est celui d’une politique "préventive", qui ne va pas sans poser de graves problèmes en terme de respect des libertés fondamentales, dans la mesure où elle se fonde entièrement sur une suspicion policière a priori portant sur des délits potentiels, et non sur un traitement a posteriori de délits constatés. Ce modèle repose en quelque sorte sur une présomption de culpabilité pour des délits qui n’ont pas encore été commis, ce qu’on pourrait appeler une "incrimination préventive". Déjà très problématique en elle-même du strict point de vue de la logique juridique, cette conception devient proprement scélérate appliquée au domaine de la contestation politique.

Fermeture des frontières

Le premier élément de ce dispositif policier est le recours à des mesures de fermeture des frontières. Le 13 juillet dernier, les ministres de l’Intérieur de l’UE motivaient la suspension des accords de Schengen par le souci d’empêcher des personnes "connues pour des faits troublant l’ordre public de se rendre dans le pays qui accueille l’événement, s’il y a des raisons sérieuses de croire que ces personnes se déplacent dans l’intention d’organiser, de susciter ou de participer à des graves troubles de l’ordre public". Appréciez la largeur des formulations : grâce au flou artistique traditionnel de la notion de "trouble à l’ordre public" et dans le contexte des contre-sommets depuis Seattle, tout manifestant peut correspondre à un profil ainsi défini.

Les dirigeants européens en ont d’ailleurs parfaitement conscience. Ainsi Antoine Duquesne, ministre belge de l’Intérieur, interrogé par le quotidien Le Soir à l’issue de la réunion de Bruxelles. Question : "Mais, au fond, c’est quoi un fauteur de trouble ?" Réponse : "La définition de l’ordre public reste très générale dans nos pays. (…) Il faut une série d’indices graves de comportements violents. Le passé fournit des informations utiles. Mais il faut du bon sens dans l’appréciation.". Le critère de jugement ultime est donc le "bon sens" policier. On en connaît toute la subtilité. Le journaliste, qui posait la question "Une Union européene des polices contre… qui ?", conclut : "On n’en saura pas plus…" .

Pour mémoire, la fermeture des frontières est prévue à titre exceptionnel par la "clause de sauvegarde" de la Convention de Schengen. Elle stipule que "lorsque l’ordre public ou la sécurité nationale l’exigent, une Partie Contractante peut (...) décider que, durant une période limitée, des contrôles frontaliers nationaux adaptés à la situation seront effectués aux frontières".

Fichiers

L’autre élément du dispositif est l’échange d’informations entre Etats. Mais de quel type d’informations s’agit-il ? Et comment sont-elles stockées et échangées ? Sur ce chapitre, c’est l’opacité qui domine.

L’association Statewatch écrit : "Bien qu’il soit certain que des échanges d’informations ont effectivement lieu, il est seulement possible de se livrer à des spéculations sur la façon et l’endroit où ces données sont stockées. Il y a plusieurs possibilités. Le Système d’Information de Schengen (SIS) contient des informations sur les personnes que les Etats membres ont déclarées comme représentant une menace à la sécurité nationale ou à l’ordre public. En 1998, Stephanie Mills, une militante néo-zélandaise de Greenpeace qui avait atterri en Hollande s’est vu refuser l’entrée dans la zone Schengen parce que le gouvernement Français avait saisi son nom dans le fichier SIS".

"Une deuxième possibilité est l’implication d’Europol. Bien qu’un responsable d’Europol ait déclaré que les activités contestataires ne rentraient pas dans le mandat d’Europol, on sait que l’agence met en place un fichier analytique sur "l’éco-terrorisme"" (…) "Dans la mesure où le ’terrorisme’ n’a pas été défini par la convention d’Europol, c’est en fait aux Etats membres de choisir quelles informations ils transmettent à Europol sous cette rubrique". Pour mémoire, Europol est légalement autorisé à collecter dans son fichier analytique des informations concernant l’origine raciale, les croyances (religieuses ou autre), les opinions politiques, la vie sexuelle, la santé, le mode de vie (par exemple les moyens de subsistance), les contacts et les associés des individus recensés .

Les soupçons de Statewatch concernant l’usage du fichier SIS ont été très récemment confirmés par le texte d’un communiqué officiel du ministère de l’Intérieur italien publié le 13 juillet dernier. En évoquant la décision prise par les ministres de l’UE de rétablir les contrôles aux frontières et d’intensifier l’échange d’informations entre pays via Schengen et Interpol, le texte précise : "Les données des ’indésirables’ (…) sont contenues dans une base de donnée commune, le S.I.S. (Système d’Information Schengen) à Strasbourg.". Pour illustrer le renforcement de la coopération policière européenne, le même communiqué ajoute : "pour coordonner les activités de maintien de l’ordre, seront mises en place à Gènes pour la première fois des patrouilles de police mixtes, réunies dans un centre opérationnel international où seront présents des fonctionnaires de police des pays de l’U.E." .

Le SIS inclurait donc bien les signalements de manifestants. A titre de rappel, le SIS a été mis en place avec la Convention de Schengen de 1990. Ce texte précise bien que le système n’a pas simplement pour fonction de favoriser les recherches en matière criminelle, mais aussi de renforcer la coopération en vue de "maintenir l’ordre et la sécurité publics". Le fichier SIS comprenait près de 12 millions de données à la fin de l’année 1999. En France, les points d’accès au système s’élèvent à 15 000 terminaux d’ordinateurs, accessibles à la police, la gendarmerie, la douane, les préfectures, aux services du ministère de l’Intérieur et au ministère des affaires étrangères .

L’Europe a élaboré ces moyens de contrôle des mobilisations collectives dès le début du processus d’unification. Les dirigeants européens ont anticipé la naissance de mouvements sociaux internationaux et ont de longue date défini des stratégies répressives dont le cadre demeure constant. La double politique de fermeture des frontières et de fichage porte des atteintes graves à la fois à la protection de la vie privée, à la liberté de circulation et au droit d’expression politique. Au nom de "l’ordre public", et par souci de contrôle des contestations internationales à venir, l’Union Européenne n’a pas hésité à mettre à mal à la fois ses propres principes affichés et les droits fondamentaux des personnes. Ces choix politiques ont été pris collectivement et assumés au plus haut niveau avec une constance sans faille.

En résumé, la nouvelle doctrine du "maintien de l’ordre" se caractérise par les éléments suivants : une philosophie de criminalisation préventive du conflit et, solidairement, une assimilation de la contestation politique à une activité potentiellement criminelle, une réactivation des "frontières intérieures" au sein d’un espace transnational, et techniquement enfin, une extension des plans anti-hooligans à toutes les formes de rassemblements internationaux (coopération policière, fichage, échange d’informations, et refoulements aux frontières). C’est à ce dispositif à la fois conceptuel, juridique et technique que s’est ensuite adossé le traitement effectif des mobilisations de masse en Europe. Depuis les manifestations contre le sommet d’Amsterdam en 1997 jusqu’aux dernières mobilisations contre le G8 à Gènes.

Durcissement

L’orientation générale de cette stratégie de contrôle politique est aujourd’hui au durcissement. Trois jours après Göteborg, les ministres de l’Intérieur allemand et français, Otto Schily et Daniel Vaillant publiaient un communiqué de presse commun appelant à la tenue urgente d’une conférence spéciale réunissant les ministres de l’Intérieur européens en vue du G8. Ils proposaient de renforcer les "échanges d’informations" entre Etats, d’opérer "des contrôles plus serrés aux frontières" et envisageaient de promulguer des interdictions à quitter le territoire. Au lendemain d’un événement aussi grave que le tir à balles réelles, en Europe, sur des manifestants désarmés, telle était donc la réaction de deux ministressocialistes : un appel au renforcement des dispositifs répressifs.

La conférence en question s’est tenue à Bruxelles le 13 juillet 2001. A l’issue de la réunion, Claudio Scajola, le ministre de l’Intérieur italien s’est félicité de ce que la ligne défendue par son gouvernement ait reçu "une approbation unanime de la part du Conseil" . Concernant la politique de fichage, l’Allemagne et la Grande-Bretagne y ont défendu le projet de création d’un fichier central de fauteurs de troubles potentiels. Cette proposition a été rejetée au profit d’une intensification de la coopération policière, par "un échange systématique d’informations sur les casseurs potentiels" . Les Quinze se sont également accordés sur l’usage d’indics spécialisés ("special spotters") pour "identifier les fauteurs de troubles" . La leçon de ces décisions est claire : la création d’un fichier unique centralisé de militants était encore considérée comme politiquement inassumable par une partie des dirigeants européens. Mais après tout, une mesure si voyante n’est pas techniquement indispensable : la mise en commun systématique des fichiers nationaux existants fait aussi bien l’affaire .

Faire éclater le scandale des fichiers politiques européens

Ce type de dispositif a d’abord visé des petits groupes écologistes d’action non-violente. Aujourd’hui, le même schéma est appliqué à des manifestations de 200 000 personnes. En cours de route, ce qui était à l’origine un moyen de surveillance ciblé est devenu un mécanisme de contrôle général et indistinct. Dans le même temps, les atteintes aux libertés qu’il implique se sont généralisées . N’importe quel manifestant peut être l’objet de contrôle à la frontière, d’arrestation, de fichage etc…

Dans cette généralisation réside à la fois la force policière, mais aussi la faiblesse politique de ce dispositif. L’enjeu, dans les semaines qui viennent, et en préparation du sommet de Laeken, est de parvenir à faire la démonstration publique que les manifestants antimondialisation ont été massivement fichés, que par exemple les noms des personnes torturées à Bolzaneto figurent dans les fichiers de "casseurs" européens. Cela peut prendre plusieurs formes (actions spectaculaires, test de franchissement de la frontière belge par un "train des indésirables" ou "un bus des fichés", questions parlementaires coordonnées sur le sort des données personnelles collectées par la police italienne…). Une campagne sur ce thème pourrait faire éclater un scandale énorme. C’est une piste pour commencer à contrecarrer la politique liberticide élaborée par l’UE.

Greg

Ce texte est la version abrégée d’un article consultable sur le site de AARRG ! !. Pour en savoir plus : www.aarrg.org, rubrique " aarrguments ".

Comme nous pouvons le voir dans ce texte, le plan anti-hooligans n’est pas nouveau. Après les événements de Gênes, les déclarations communes du ministre de l’intérieur allemand Otto Schilly et de son homologue italien d’exercer une collaboration plus étroite est en fait déjà dans les pratiques et l’idée de former une police anti-émeutes européenne est en route, même si il y a certaines réticences. Il n’aura échappé à personne que ces propositions sont le fait d’un membre social-démocrate allemand et d’un membre d’un gouvernement comprenant des partis d’extrême droite en Italie...

D’autre part, comme on a pu le voir lors des nombreuses manifestations de soutien aux emprisonné-e-s et contre la violence policière, les policiers français eux n’ont plus n’hésite pas à embarquer (lundi 20 août à Beaubourg, près d’une cinquantaine de personnes), à filmer, à asticoter, comme si eux aussi étaient prêts lors de prochaines manifestations à se faire du "contestataire anti-libéral".


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