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AccueilJournalNuméros parus en 2001N°1 - Septembre 2001 > La gratuité des transports contre le service public ?

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La gratuité des transports contre le service public ?


La question de la gratuité des transports soulève celle du service public. Les syndicats, les partis de gauche comme d’extrême-gauches sont tous d’accord : il faut sauver le service public à la française ! Celui qui fait de la France le paradis des travailleurs (à l’instar de la défunte URSS.) L’angle d’attaque choisit, ici, est celui de l’histoire économique. Cet article ne prétend pas aborder la totalité des questions relatives au service public, mais vise à éclairer le lecteur sur ses origines, pour mieux comprendre le présent et ce qu’on peut espérer dans le futur.


La première démarche est de définir le service public, non pas dans la réalité mais dans ses principes. Bauby offre un définition consensuelle. Le service public garantit d’abord le droit individuel d’accéder à des biens essentiels. Ensuite, il est l’expression de l’intérêt général d’une collectivité. Enfin, il sert à réguler le marché. (Bauby, 2000) Voilà, ce que défendent les personnes qui réclament le rétablissement ou la non-destruction du service public. On peut douter que cela donne un visage humain au capitalisme .

En réalité, le service public ne s’oppose pas à l’idéologie libérale. Les pères fondateurs des courants libéraux actuels attribuent à l’Etat des fonctions proches du service public actuel, bien qu’ils n’emploient pas ce terme. Smith, fondateur du libéralisme économique, pense que l’Etat, outre son rôle de gendarme (justice et protection du territoire), a pour mission "d’élever et d’entretenir ces ouvrages et établissements publics dont une grande société retire d’immenses avantages, mais qui sont néanmoins de nature à ne pouvoir être entrepris ou entretenus par un ou par quelques particuliers, attendu que pour ceux-ci, le profit ne saurait jamais rembourser la dépense." (1776) Il est donc légitime et même nécéssaire que l’éducation soit à la charge de l’Etat.

De même, Walras, économiste de la fin du XIXe, fondateur du libéralisme scientifique, ne s’oppose pas à l’intervention de l’Etat. D’abord, parce qu’il existe des monopoles moraux (sécurité, justice, éducation...) La raison n’est pas éthique. En fait, certains biens ne peuvent être vendus séparément, ils sont dits indivisibles. Le lampadaire qui éclaire une rue est l’exemple typique. Le coût de l’éclairage public ne peut pas être payé individuellement, donc l’Etat l’assume. Ensuite, l’intervention de l’Etat se justifie pour les monopoles naturels (communication, distribution d’eau...). Un monopole naturel est une situation où deux firmes en concurrence ne peuvent pas réaliser de profits. En revanche, une seule firme fixerait le prix qu’elle souhaite étant la seule entreprise à offrir ce service (la distribution d’eau en France est un exemple). Le service public permettrait alors un meilleur fonctionnement de l’économie. Pour Walras, "la concurrence ne peut autoriser un nombre indéfini d’entrepreneurs à enfouir des tuyaux dans les rues." (1901) Ces arguments s’opposent à la privatisation du métro, synonyme de monopole naturel pour la firme propriétaire. A travers ces deux auteurs majeurs de la pensée libérale on s’aperçoit que l’Etat peut avoir sa place dans une société libérale. Réclamer plus de service public ne s’oppose pas à la barbarie capitaliste.

D’ailleurs l’apparition de la notion de service public, à la fin du XIXe, est indissociable de l’ancrage d’un système capitaliste dans la société occidentale. Cela traduit le passage d’un Etat qui assure la guerre militaire à celle d’un Etat qui assure la guerre économique, au service des entreprises nationales (Labarde & Maris, 1998). De grands investissements vont permettre au capitalisme de mieux fonctionner. La nouvelle forme de pauvreté qu’est le salariat justifie l’intervention de l’Etat. Le réseau ferré français, le métro sont construits à cette époque. En permettant la migration vers les villes, ces infrastructures servent les intérêts des patrons en agrandissant leur bassin de main-d’oeuvre. Afin que celle-ci se reproduise sans trop protester, l’Etat participe à l’organisation rationnelle du salariat en mettant en place des lois sur le travail, le vagabondage, des institutions sociales, etc. (Polanyi, 1944) Certes, on peut arguer que le service public a permis l’instruction gratuite, le progrès social avec l’interdiction du travail des enfants, la limitation de la journée de travail à douze heures. Rappelons que ces changements ne sont que le fruit de lutte âpre qui ne remettent jamais en cause les inégalités et la pauvreté, les rapports d’exploitation. Ces réalités historiques permettent de mieux comprendre en quoi le service public ne remet pas en cause la logique capitaliste. Ces propos ne signifient pas qu’il est équivalent d’avoir un système de santé privé ou public. Il s’agit de dire que défendre le service public n’éradiquera jamais la pauvreté, les inégalites, les apartheids sociaux, car le service public est parti prenante du capitalisme, dont il a permis l’avènement.

Réclamer la gratuité des transports s’oppose alors à la défense du service public. Le service public ne remet pas en cause les principes marchands de notre société, contrairement à la gratuité. L’école est gratuite que si elle permet d’avoir une main d’oeuvre plus productive. En fait, le service public ne répond qu’à des besoins générés par notre système économique. Ainsi, à Paris, les pouvoirs publics imposent à l’employeur de rembourser la moitié du coût de la carte d’abonnement mensuel, alors que rien n’est fait pour les chômeurs (improductifs). De même, la réaction face aux embouteillages n’est que de construire des routes. A l’inverse la gratuité des transports remet en cause le schéma urbain, affirme que l’environnement est une priorité, pose la question du "tout bagnole". Le service public n’est en fait que l’aggrégation d’intérêts individuels. Il "est gratuit [que] s’il fonctionne principalement en vue de l’intérêt général, il est payant et industrialisé, s’il fonctionne exclusivement dans l’intérêt des usagers" (Bonnard, 1943) La gratuité affirme en permettant une égalité d’accès à toutes et tous qu’il n’y a qu’un intérêt collectif. Le service public est bien une entreprise individualiste en faisant des discriminations d’âge, de nationalité, de la " positive discrimination " à l’américaine. Gratuité et service public ne font pas bon ménage. D’ailleurs, en matière de transport, un texte de loi autorisa, en 1979, la perception de redevance sur les bacs et les ponts à péages. Certains députés de l’époque arguèrent que la liberté d’aller et venir était un principe constitutionnel et qu’elle impliquait la gratuité. Le Conseil Constitutionnel s’opposa à cette requête.

Toutes ces raisons nous font dire que le service public n’est pas une bataille qui vaille la peine d’être menée. Il vaut mieux développer la notion de services collectifs, qui revêt un sens plus profond, applicable dans la société actuelle comme dans un futur émancipé. Trois grands principes pourraient en être la base :

* Il concerne tous les biens qui nécessitent une gestion collective sans notion de rentabilité. Les activités qui ne peuvent pas être produites ou utilisées autrement que collectivement sont à la charge de la collectivité. Cela repose la question " proudhonienne " de la propriété. Quel type de biens appartient à la collectivité et lequel est personnel ? Qui décide de l’aménagement d’une rue ? Les personnes qui y habitent, les personnes qui habitent la ville, la région, la nation, etc ?

* Le service collectif pose aussi la question de la gestion. Lors de la Ire internationale, De Paepe et Schwitzguébel s’opposent sur cette réorganisation sociale. La question est de savoir à quel niveau doit se placer la gestion collective : communal, régionale, nationale ? Le premier propose l’Etat ouvrier, "Etat désarmé, chargé d’instruire la jeunesse et de centraliser les grands travaux d’ensemble". Le second penche en faveur de fédération de communes où les différentes branches d’activité se fédèrent localement, ce qui pour De Paepe est "un obstacle à la réalisation d’une entente générale". (Guérin, 1999) Dans tous les cas, gestion directe et collective, avec des délégués révocables à tout moment sont la base des services collectifs.

* Le service collectif ne peut enfin pas se concevoir sans gratuité. La gratuité est le seul gage de liberté et d’égalité d’accès aux biens collectifs. Tout système de paiement, quel qu’il soit, introduit une barrière. La gratuité est une idée collective où tout le monde paie pour accéder à un bien ou à un service.

BAUBY Pierre (2000), Quel définition du service public ?, AITEC

GUERIN Daniel (1999), Ni dieu Ni maître, Anthologie de l’anarchisme, Edition la Découverte

LABARDE & MARIS (1998), Ah dieu ! Que la guerre économique est jolie, Albin Michel

POLANYI Karl (1994), La grande transformation, Editions Gallimard

SMITH Adam (1776,) Richesse des nations, Gallimard

WALRAS Léon (1901), Eléments d’économie politique ou théorie de la richesse sociale, LGDJ


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