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AccueilJournalNuméros parus en 2003N°24 - Novembre 2003 > INTERVIEW DE JULIEN LUSSON

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INTERVIEW DE JULIEN LUSSON


Membre du CEDETIM, centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale, actif dans toutes les mobilisations altermondialisates
1) Le forum de St-Denis/Paris va se dérouler courant novembre, c’est le second forum social européen après celui de Florence l’


année dernière. Quelle va être sa tonalité ?

Cette seconde édition du Forum social européen a été principalement axée sur la construction européenne, quand la première, à Florence, avait été plutôt, de fait, fortement centrée sur la guerre en Irak, la situation italienne avec Berlusconi au pouvoir et la mondialisation. Cette fois, l’accent est mis sur l’Europe en tant que telle. Avec une forte focalisation sur la dynamique interne, libérale, de l’Union européenne. La question posée est de savoir si la construction européenne peut-être un barrage à à l’impérialisme et à la mondialisation libérale, et à quelles conditions. L’actualité de la constitution européenne et de l’élargissement, ainsi que les tensions internes liées à la guerre, sont les raisons qui ont poussé, à mon avis, à cette inflexion. Le FSE devrait ainsi être l’occasion de travailler sur le rapport de l’UE à son voisinage immédiat (Méditerranée, Caucase), sur la question de la résolution des conflits au sens large, sur la liaison entre les luttes sociales en Europe, sur l’émergence d’un projet social pour l’Europe, etc.

Mais dans ses pratiques et ses discours les plus médiatisés, il n’est pas gagné que le Forum soit plus libertaire, plus ouverte et même plus innovant que Florence. Le premier FSE n’avait pas vraiment donné lieu, en effet, à une réflexion de fond sur les conditions actuelles d’une véritable émancipation à l’échelle de la planète. En d’autres termes, il n’avait pas été le lieu d’une confrontation, sans doute nécessaire aujourd’hui, entre les traditions communistes (très présentes), anarchistes et écologistes (toutes deux assez effacées). La seconde édition en prend-elle le chemin, cela reste à démontrer.
D’abord, parce que beaucoup semblent vouloir prioriser absolument les logiques d’alliances avec les partis politiques actuels, dans l’espoir que se concrétisent les aspirations à un véritable changement de politiques. Ensuite, parce qu’on voit se dessiner, petit à petit, au sein du mouvement altermondialisation, la réémergence d’une vieille gauche autoritaire (et nationaliste) qu’on croyait éteinte. Il n’est donc pas certain que le FSE permette véritablement de répondre concrètement à la crise sociale internationale d’aujourd’hui sur laquelle le fascisme se développe, alors que c’est théoriquement là un de ses objectifs.


2) Après l’immense réussite du Larzac 2003, le Forum se situe-t-il dans la continuité de cet événement ? Qu’apporte-t-il de plus ?

Le Forum se situe dans la continuité de l’évènement, dans la mesure où il s’agit d’un rassemblement "altermondialiste", c’est à dire principalement axé sur les questions mondiales (démocratique, économique, social, écologique, culturel et géopolitique). Mais il n’a pas la même fonction. Le rassemblement du Larzac a été organisé pour replacer au coeur du débat public, la question de l’organisation mondiale du commerce dans la perspective de la conférence ministérielle de l’OMC à Cancun ; il s’est par ailleurs situé dans une période marquée, en France, par les attaques antisociales, sécuritaires et liberticides du gouvernement Raffarin, et s’est donc caractérisé par la convergence de tout un ensemble de mouvements sociaux et d’organisations inscrites dans ces luttes.

Le FSE s’inscrit lui dans la dynamique du Forum social mondial, comme une de ses déclinaisons au niveau régional. C’est à dire qu’il prend ses racines dans l’opposition radicale au Forum économique mondial de Davos promoteur d’une vision du monde profondément inégalitaire, violente et polarisée. La dynamique des forums a pour ambition, au-delà de la contestation du libéralisme, de construire un modèle alternatif au néolibéralisme à l’échelle mondiale et de constituer une force sociale mondiale capable de le porter. Le FSE pose ces questions pour l’Europe : quelle construction européenne voulons-nous ? comment la mettre en oeuvre ? quelle rôle l’Europe doit-elle jouer pour transformer l’ordre international ? Donc, il porte théoriquement un travail d’élaboration de plus long terme que le rassemblement du Larzac. Evidemment, la reformulation d’un projet passe par la confrontation de diverses visions du monde, et par des jeux d’alliances tout aussi déterminants.

Il s’agit avant tout d’un pari : celui de constituer un nouveau projet et une nouvelle dynamique sociale et politique pour le porter. Le problème, c’est que beaucoup des anciens schémas, des anciennes pratiques et des anciennes visions de la transformation sociale sont encore présents...

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3) L’attaque de Cassen contre le MIB ou No Vox dans son livre "tout a commencé à porto Alegre" ou de Nikonoff contre les gauchistes, marquent-ils une crispation d’une partie du mouvement ATTAC ?

Oui, certainement. Elles visent à assimiler les Sans ou les organisations "de terrain" aux "gauchistes". Que leurs auteurs soient ou non sincèrement convaincus de cette équivalence, le résultat visé est de discréditer une partie du mouvement et d’indiquer qui en sont les "bons" acteurs. Le gauchisme tient ici le rôle commode du terrorisme pour Bush... La crispation, au-delà de la culture politique des protagonistes, traduit l’idée qu’ils se font de "l’obligation de résultats" face à la montée de l’extrême-droite.

Au-delà, elles marquent le désir de faire d’Attac une organisation de masse "classique", ce que jusque là elle n’était pas en étant en prise avec un mouvement social dynamique plus large qu’elle irriguait - ce qui a été, à mon avis, la raison de son succès.


4) On a le sentiment que tout le monde aujourd’hui se retrouve dans le slogan " contre la mondialisation libérale, un autre monde est possible " alors que dans les mêmes temps la gauche applique pour beaucoup des mesures libérales (privatisation des services publics), précarisation des populations les plus faibles (voir les mesures anti-mendicité par exemple ou le refus du transport gratuit) et sécuritaires. N’y a-t-il pas besoin d’une autonomie encore plus forte du mouvement antiglobalisation par rapport aux politiques ?

La dynamique altermondialiste a démarré hors des partis politiques, en définissant elle-même ses propres références et initiatives. Face à son succès, certains partis politiques ont repris en tout ou partie ces références, et se sont mis à la remorque des initiatives menées. En soi je crois que c’est plutôt bon signe, puisque c’est la marque d’une progression et d’une légitimation réelles des idées altermondialistes. Mais cette récupération par les partis comporte un double risque : le plus évident est qu’elle ne soit que factice, c’est-à-dire qu’elle ne leur serve qu’à assurer une réélection (ce qui dans le contexte actuel est peu probable à vrai dire) sans infléchir les politiques conduites ; d’autre part que les militantes et militants en viennent à considérer que pour imposer leurs idées, seule la présence dans un parti est finalement déterminante, et abandonnent par conséquent le champ du "contre-pouvoir".

Cela dit, je ne crois pas personnellement qu’ignorer les évolutions des partis soit efficace, et je pense qu’il faut se déterminer sur les rapports entre mouvement social et partis politiques en fonction des situations.


5) Quel va être la place des acteurs et actrices militantes par rapport aux expert-e-s dans ces Forums ? Et celle des populations venant du Sud qui résident dans l’hexagone ?

Il semble clair qu’à travers les plénières, ce sont les "expert-e-s" qui sont privilégiés face aux "militant-e-s" (en fait la distinction n’est pas tout à fait pertinente car ces expert-e-s sont aussi des militant-e-s).

Reste à savoir quelle sera la place de ces derniers dans les séminaires ou les ateliers, dont on ne sait encore trop rien.

Quant aux populations du Sud vivant en France, elles seront représentées dans certaines plénières ou dans ces séminaires, notamment ceux liés aux questions de l’immigration, du racisme, du rapport entre l’Europe et sa périphérie, etc.

Toute la question est en fait de savoir ce que "vaut" cette représentation - et cela est valable pour l’ensemble. A ceci, je n’ai pas de réponse, d’une part parce que je ne sais pas ce qu’en pensent ces populations venant du Sud, d’autre part parce que je crois qu’il y a une forte part d’expérimentation là-dedans, donc qu’il faudra conduire une évaluation après-coup pour en tirer les leçons.


6) L’utopie d’un autre monde pose comme conditions de débattre de questions de sociétés avec un regard neuf ; n’y a-t-il pas une absence d’imagination dans les débats proposés au FSE où les thèmes forts restent très conventionnels vis-à-vis des réponses à apporter à la globalisation capitaliste ?

Les thèmes retenus sont ceux identifiés par les acteurs/trices comme liés aux grands enjeux d’aujourd’hui. La façon dont ils sont posés a été actée par l’ensemble de celles et ceux qui, au niveau européen, ont pris part à l’organisation du Forum. Il s’agit donc d’un compromis.

Les thèmes en soi ne me posent pas de problème. Une chose m’ennuie, c’est le cloisonnement de certains thèmes qui mériteraient justement d’être croisés.

En fait, le problème est aussi que les réponses à apporter à la globalisation capitalistes ne sont nullement cernées et que les approches divergent selon les acteurs en présence. Tout l’enjeu est donc justement de construire un regard neuf et de faire preuve d’imagination. Le FSE n’est rien d’autre qu’une expérience en ce sens, c’est pourquoi il ne saurait être déserté par principe, mais doit faire l’objet d’un investissement critique fort.


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