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AccueilJournalNuméros parus en 2005N°36 - Janvier 2005 > L’anti-patriarcat, ou pourquoi dépasser le féminisme institutionnel

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L’anti-patriarcat, ou pourquoi dépasser le féminisme institutionnel





Sujet aussi vaste que classique que celui d’évaluer la portée révolutionnaire d’un mouvement social, plus encore lorsqu’il est, par sa nature même, centré sur un sujet spécifique mouvement des femmes, des homosexuels, des minorités ethniques ou nationales, etc. Le cas du féminisme est cependant particulièrement éclairant, dans la mesure où, presque depuis ses origines, il est divisé entre deux tendances qui, si elles se retrouvent souvent sur des luttes précises, présentent deux orientations bien distinctes.
Le point crucial est l’articulation établie entre le problème particulier, ici la place des femmes, et le contexte plus général dans lequel la lutte s’inscrit. Or la première tendance, actuellement dominante et que je propose d’appeler féminisme institutionnel , refuse de voir dans sa lutte un point d’entrée à une remise en cause globale du système. Ironie, elle retrouve ainsi l’affirmation des antiféministes de gauche qui niaient la valeur de ce combat, trop spécifique selon eux puisque concernant uniquement les femmes. Ainsi du PC du début des années 1960, qui accordait une sorte de monopole révolutionnaire à la lutte des classes conçue sur un plan strictement économique.
Ce qui sépare féministes institutionnel(le)s et anti-féministes n’est alors qu’une différence d’appréciation : est-il légitime ou non de mener une lutte sur un sujet spécifique (la place des femmes), cette lutte constitue-t-elle ou non un détournement de l’énergie révolutionnaire vers une impasse réformiste ? Le combat des féministes institutionnel(le)s est alors de faire admettre la valeur et la légitimité d’une lutte spécifique quant à aux traitement des
femmes ce qui passe par la construction d’un groupe, les femmes , ou pire encore sa naturalisation, via la figure de La Femme . Ce faisant, les féministes institutionnel(le)s ne font que reproduire une coupure préexistante et socialement dominante. Dans cette perspective, il ne s’agit que d’obtenir l’égalité entre ce groupe et les autres soit, ici, le traitement égal et homogène des individus femmes et des individus hommes.
Mais cette catégorisation et cet objectif d’égalité limite singulièrement la portée de cette lutte. Car le critère central de la partition, la partition hommes/femmes, n’est jamais interrogé. Plus encore, il ne peut pas l’être ; la logique du féminisme est inscrite dans son étymologie : le féminisme est un système (cf. suffixe isme ) qui appréhende la réalité sous l’angle de la caractéristique être femme .
Institutionnel, ce féminisme l’est donc en deux sens. D’abord par son mode d’intervention, qui passe le plus souvent par le dialogue avec les institutions politiques, négociations, lobbying, etc. mode d’action qui suffirait pour lui nier toute portée révolutionnaire. Mais cette caractéristique n’est ni générale, ni la
plus importante pour définir ce qu’est le féminisme institutionnel ; en effet, certains groupes se réclamant du féminisme radical , bien que refusant l’intégration aux institutions politiques, s’apparentent au féminisme institutionnel, dans la mesure où ils contribuent à la seconde reproduction, et la plus importante celle de l’institution que constitue le partage des individus selon l’axe homme/femme.
Car cet axe, accepté et reproduit de fait par les féministes institutionnel(le)s, est en réalité une construction sociale, qui fonctionne comme qualification artificielle d’une réalité naturelle. Autrement dit qui, à partir d’un donné inné, le sexe biologique, développe un corpus normatif de qualités, comportements, modes ce que l’on appelle le genre. Ainsi des individus, biologiquement mâles ou femelles, sont métamorphosés en exemplaires de genres sociaux, homme ou femme, porteurs des façons d’être qui y sont attachées, virilité ou féminité. L’objectif idéal du système étant bien sûr que sexe et genre se recoupent parfaitement. D’où les phénomènes d’inculcation omniprésents dans le discours social, qu’il s’agisse de l’éducation proprement dite, des
médias, de la publicité, etc. Il s’agit là d’un modèle exemplaire de contrôle social sur l’individu, instrumentalisé par le capitalisme (cf., par exemple, les consommations ciblées selon le genre, vêtements, jouets, etc.), mais qui ne s’y réduit pas : comparer les sociétés, dans le temps ou dans l’espace, permet de retrouver ce type de partition dans la plupart des cas.
C’est à partir de cette réalité que se construit la seconde tendance, l’anti-patriarcat. Qui pourrait aussi bien se nommer anti-matriarcat , dans une société où la partition homme/femme serait source d’une hiérarchie au profit de la seconde catégorie. Car le point essentiel, ici, est de dépasser ce type de catégorisation sociale fondé sur un critère sexuel, qui tend à réduire l’individu en représentant d’un modèle. Cette lutte se fonde sur une exigence de liberté de l’individu vis-à-vis des contraintes sociales, elle vise à remplacer l’hétéronomie de la construction sociale par l’autonomie nécessaire à la construction de soi.
La question de la spécificité de la lutte se déplace, abordée selon un angle universel : il ne s’agit plus seulement de la lutte des femmes, mais de la lutte des individus, femmes et hommes, contre leur catégorisation sociale en genres préétablis. Elle est donc essentiellement anti-institutionnelle, dans la mesure même où elle nie toute valeur à la partition homme/femme, au nom de la liberté de choix de l’individu. Et elle est (anti-)sociale, puisque l’hétéronomie que constitue cette partition est insérée dans un réseau de déterminations bien plus large et bien plus divers, qui se soutiennent mutuellement et qui doivent être attaquées globalement.
Prendre comme point d’ancrage la liberté de l’individu, plutôt que l’égalité de groupes, viser l’autonomie plutôt que l’isonomie ainsi peut se résumer la différence de perspective entre féminisme institutionnel et anti-patriarcat.
Ce qui ne signifie pas, pour autant, qu’il faille nier la réalité de la partition homme/femme actuellement. Tous et toutes, construit(e)s socialement, nous sommes porteurs à des degrés divers des archétypes de genre. Simplement, l’anti-patriarcat se donne comme but leur destruction, là où le féminisme institutionnel les assume et ne vise qu’à égaliser la valeur qui leur est socialement attribuée. Différence de perspective centrale, qui permet de distinguer des pratiques qui, à première vue, peuvent sembler identiques. Ainsi de la non-mixité, à la fois tant vantée et tant décriée, alors qu’il ne s’agit que d’un besoin ressenti à un moment donné par un groupe d’individus du même genre de se retrouver ensemble besoin dont
la légitimité n’a pas à être jugée. Tout dépend de la perspective dans laquelle il s’inscrit. En effet, s’il marque la prégnance des catégories de genre, il peut aussi marquer une prise de conscience (via la simple question pourquoi ressentons-nous le besoin d’être entre femmes / entre hommes ? ), un moment vers leur dépassement bref, un moyen de lutte. Quant à en faire un idéal, à l’ériger en principe de fonctionnement social, comme certaines féministes radicales Pour le dire vite, il me semble qu’il suffit parfois de remplacer les notions de race ou d’ethnie par celle de sexe pour retrouver le discours dit racisme différencialiste impulsé par la Nouvelle Droite. Egaux, certes, mais tellement différents que nous ne pouvons vivre ensemble et tous les hommes sont machos comme tous les musulmans sont terroristes. Face à ce type de catégorisation abusive, qu’elles émanent de la société ou de mouvements revendicatifs, l’anti-patriarcat parie sur l’autonomie, sur la remise en cause radicale ici et maintenant, et dès le niveau interindividuel.
Différence ne signifie pourtant pas coupure absolue. Egalité et liberté ne s’excluent pas l’une l’autre au contraire. Il est certes regrettables de voir certain(e)s féministes institutionnel(le)s présenter l’égal accès des femmes aux postes de
dirigeants économique ou politique comme une victoire de la liberté des femmes. Sans s’intéresser, donc, au fait que cette liberté des femmes aboutit à les intégrer à un système autoritaire et hiérarchique (= inégalitaire), qu’il s’agit d’une liberté de commander. Pouvoir commander, pouvoir restreindre la liberté d’autres individus, belle victoire si l’on ne considère que l’axe homme/femme, et si l’objectif est l’égalité des chances de groupes et non la liberté de tous les individus.
Mais si l’égalité peut aisément se suffire à elle-même et se désintéresser de la liberté, l’inverse n’est pas vrai. Car l’égalité est une condition, nécessaire à défaut d’être suffisante, de la liberté. Aucune liberté ne peut se fonder sur une relation hiérarchique pas même celle du Maître, qui dépend de l’existence de l’Esclave pour être reconnu comme tel. Il faut cependant noter que l’égalité exigée par l’anti-patriarcat dépasse l’isonomie pour atteindre l’anomie sexuelle : non plus égalité des genres, mais destruction des genres et du critère sexe pour évaluer autrui. Certaines revendications féministes à visée purement égalitaire, dans le traitement salarial ou la répartition des tâches domestiques par exemple, sont ainsi des voies vers l’anomie sexuelle.
On peut évidemment s’interroger sur la possibilité de voir cette anomie s’installer, de voir disparaître complètement toute construction des genres. Là n’est pas l’essentiel : l’anti-patriarcat est une lutte, pas un système. Anti-institutionnel par nature, il est impossible de l’établir par décret un acte législatif nécessitant non seulement une institution décisionnelle, mais construisant également une institution par son discours même, en l’occurrence les groupes homme et femme . Elle ne peut passer que par une évolution des mentalités telle qu’on peut légitimement parler de révolution culturelle, avec l’égalité comme base et la liberté comme but. Dans la grande question des identités, contre toutes les catégories elle opte pour une tâche exigeante, une lutte aussi permanente qu’exaltante - la construction de soi et l’autonomie.
Alf


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