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AccueilJournalNuméros parus en 2002N°13 - Octobre 2002 > A contre courant

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A contre courant


Voici l’avant propos au recueil La Fabrique de la haine, contre la logique sécuritaire et l’apartheid social, qui vient de paraître à l’Esprit frappeur. En voici de larges extraits.


Le réseau contre la fabrique de la haine est né d’un déni de justice. Le 28 septembre 2001, la Cour d’Assises des Yvelines acquittait le policier Hiblot qui, en 1991, avait tué d’une balle dans la nuque le jeune Youssef Khaïf alors que celui-ci tentait d’échapper à un contrôle au volant d’une voiture volée (1). La jurisprudence en matière de bavures policières ne nous laissait guère espérer un verdict équitable mais nous attendions au moins une condamnation de principe. Celle-ci semblait faire d’autant moins de doute que l’avocat général avait balayé la thèse de la légitime défense, la vie du policier n’ayant jamais été menacée, et établi clairement sa culpabilité.

" Que vaut la vie de Youssef ? " demandaient les affiches du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB), qui avait mené une intense campagne de mobilisation durant le procès. Elle ne vaut rien a répondu le jury "populaire ". En sortant du tribunal, on a pu voir des policiers faire le V de la victoire à l’attention de la famille de Youssef. Au delà de la colère, ce verdict nous est apparu comme un symptôme de l’hystérie sécuritaire qui s’emparait de l’opinion, et singulièrement depuis le 11 septembre 2001.

Ainsi Youssef était-il présenté par la rumeur policière et certains médias comme un " tueur de flic "(2). Le " sentiment d’insécurité " s’accommode parfaitement de ce genre de mensonge : percevant les jeunes immigrés relégués à la périphérie de la société comme une menace pour celle-ci, il ne peut pas douter des forces chargées de l’endiguer.

Nous avons lancé avec quelques amis une pétition sur internet, qui a recueilli en quelques jours plus de 250 signatures, souvent assorties de messages d’indignation et de soutien. (...)

Ce relatif succès et la virulence du ton, qui ne craignait ni de remettre en cause l’autorité de la chose jugée, ni de dénoncer le tournant sécuritaire de la gauche institutionnelle, valurent à cette protestation quelques échos dans la presse et, de façon plus anecdotique, des menaces de poursuites judiciaires demeurées sans suite à ce jour (3).

Nous souhaitions cependant aller plus loin qu’une protestation ponctuelle, qui par définition arrive toujours trop tard. D’autre part, le mode de la pétition, parce qu’il laisse ses auteurs à la merci de l’humeur des médias et qu’il fait appel à des logiques de capital symbolique excluant un grand nombre de participants, ne nous satisfaisait pas davantage. Nous avions en tête le précédent du Groupe Information Prison (GIP) qui, sous l’impulsion de Michel Foucault, mena au milieu des années soixante-dix une lutte contre l’enfermement avec des détenus et leurs familles(4). Internet nous permettant d’échanger rapidement et au moindre coût, nous avons lancé une lettre électronique (5) dont les premiers destinataires étaient les signataires de la pétition. Une réunion a été organisée avec le MIB au cinéma la Clef, où près de deux cents personnes sont venues, dont les parents de Youssef. Leur dignité et leur courage nous ont donné le sentiment que ce que nous faisions n’était pas tout à fait inutile.

Nous avons conçu le réseau dans un triple objectif d’échange d’analyses, d’information et de mobilisation. Nous souhaitions mettre à profit la diversité et la complémentarité des expériences et des connaissances, en particulier les travaux déjà menés par certains signataires (6). A la différence d’initiatives ultérieures telles que le groupe Claris (7), qui rassemble chercheurs et praticiens, et dont plusieurs membres participent par ailleurs au réseau, ou de l’appel lancé par Joël Roman (8), la spécificité de notre réseau est d’¦uvrer à un rapprochement entre intellectuels critiques et militants, en particulier des quartiers, autour d’une dénonciation globale du projet sécuritaire. Comme le stipule la charte du réseau, adoptée par son assemblée générale au début 2002 après avoir fait l’objet de nombreuses discussions et amendements, " L’inégalité des jeunes des banlieues face à la police et à la justice reflète d’autres inégalités : dans l’accès au logement, à l’éducation, à l’emploi, à la santé, aux transports, etc. Ces inégalités sont une véritable violence faite aux habitants des quartiers populaires. La sécurité des personnes ne peut être arbitrairement séparée de la sécurité salariale, sociale, médicale ou éducative. De ce point de vue, la montée de l’idéologie sécuritaire n’est elle-même qu’un levier de la révolution conservatrice qui s’avance sous la bannière néo-libérale ". Nous aurions pu ajouter que l’idéologie sécuritaire, dans son acharnement à réduire les phénomènes sociaux à des pathologies individuelles, est elle-même le pitoyable résultat de vingt-cinq années de contre-révolution intellectuelle.

On a parfois reproché au réseau son inimitié de principe pour les forces de l’ordre et symétriquement son " angélisme " face aux réels problèmes d’insécurité dans les quartiers populaires. La première observation appelle une précision : quand nous réagissons à une violence policière, nous ne dénonçons pas telle ou telle " brebis galeuse " qui viendrait ternir l’image d’une institution démocratique, mais nous mettons en cause la police elle-même, comme première ligne de front du dispositif institutionnel qui travaille à maintenir une société de classe et qui dans une situation de crise, est génératrice de bavures. Si l’état d’exception marque le point de confusion entre violence et droit, la logique sécuritaire permet de décréter l’état d’exception permanent. Elle fait de la police, du corps et de l’esprit de police, le véritable souverain, réalisant ainsi le mot de Marx : " la plus haute de toutes les notions sociales de la société bourgeoise, c’est la police "(9).

L’accusation d’angélisme est plus complexe à réfuter. Le " sentiment d’insécurité " doit certes être analysé comme une construction sociale, qui cristallise toutes sortes de peurs liées à la précarisation généralisée produite par un nouvel état du capitalisme. Incapable de désigner les véritables causes de son malheur, la victime du " sentiment d’insécurité " tente de le conjurer dans une demande d’autorité qui s’appuie sur la désignation de boucs émissaires. Les classes dominantes instrumentalisent ce sentiment, notamment en manipulant les statistiques, qui, on le sait, reflètent davantage l’activité des services de police que celle des délinquants eux-mêmes. Il n’en reste pas moins vrai que la vie dans les cités des quartiers populaires, qui subissent de plein fouet la précarisation et l’abandon des services publics, est insupportable, en raison notamment des différentes formes de violences que les habitants y subissent. Stigmates de l’urbanisme carcéral de la société industrielle, les cités obéissent aujourd’hui à des pures logiques de relégation spatiale, elles sont la marque d’infamie de l’apartheid social. Entre, d’un côté, la surexploitation des boulots précaires, la misère du présent et l’absence d’avenir, et, de l’autre, les rêves de l’économie parallèle, certains choisissent cette dernière. Les fils d’ouvriers ne sont plus disciplinés par l’usine et il n’y a plus d’appareils bureaucratiques pour les encadrer. Qui les regretterait ? L’ordre sécuritaire se nourrit de cette forme contrôlée d’illégalisme : il est maintenu à la périphérie mais il justifie en même temps un quadrillage généralisé et il est forcément coupé du reste de la population puisque les pauvres en sont les premières victimes. Il est à la fois politiquement sans péril et économiquement sans conséquence (10). Il sert surtout à fabriquer un " ennemi intérieur " face auquel l’Etat peut se constituer comme garant d’ordre. Comme le remarque un rappeur, " on instrumentalise la question de la délinquance pour durcir l’arsenal pénal et judiciaire. Plus que de lutter contre la délinquance, il s’agit d’étouffer ce qui pourrait devenir des foyers de lutte sociale "(11). Pour mettre réellement en danger le système, ces luttes devront cependant à la fois éviter les pièges de la récupération institutionnelle (occuper les jeunes avec des salles de musculation et des emplois bidons d’ " agents d’ambiance " ou de " médiateurs " est une autre façon de les mépriser), et remettre en cause la reproduction en leur sein de valeurs aliénantes, au premier chef l’insupportable machisme qui contamine la culture rap.

Dans ce combat contre la ghettoisation, nos moyens sont aussi notre fin : il s’agit, par des actions concrètes et dans la durée, de construire des passerelles entre centre et périphérie. Et d’abord de la façon la plus élémentaire, en faisant circuler des informations peu ou pas relayées par des médias qui pour la plupart servent de caisses de résonance au discours sécuritaire. L’autre façon de briser le mur que l’on édifie entre les jeunes des quartiers populaires et le reste de la société est d’être aux côtés des victimes de violences policières et de ceux qui y résistent, dans les tribunaux et dans les quartiers. Sur ces plans, notre activité est encore embryonnaire. Elle suppose de réunir des forces beaucoup plus vastes, qu’il s’agisse des militants des quartiers ou des professionnels qui y interviennent, et dont beaucoup refusent, parce qu’ils en connaissent le coût humain et l’inefficacité sociale, les logiques du tout répressif. Un premier groupe d’observation a été mis en place à Versailles les 4 et 5 décembre 2001, lors de la comparution en appel d’un médecin et de deux policiers impliqués dans la mort d’Aissa Ihich, un jeune asthmatique tué à Mantes quelques jours avant Youssef (12). C’est aussi le sens du forum que nous avons co-organisé avec de nombreux collectifs, associations et organisations, à la bourse du travail de Saint-Denis le 26 mai (13).

En lançant six mois plus tôt notre pétition, nous n’imaginions pas encore à quel point ce procès dessinait en filigrane le visage terrifiant qu’allait prendre la société française. Aujourd’hui, le fasciste n’est plus sur le banc du public, envoyant de discrets signes d’amitié au policier inculpé, mais trône au deuxième tour d’une élection présidentielle ; un député libéral a proposé un nouveau concept juridique pour désigner les bavures : l’" homicide excusable " et un sénateur socialiste a demandé à ce que les policiers puissent tirer sans être en état de légitime défense (14) ; la " sécurité " après avoir été le thème principal de la campagne électorale, avec tous les non-dits racistes qu’un tel thème véhicule, est devenue le nom d’un ministère et été érigée en première priorité du gouvernement ; la gauche gestionnaire s’est suicidée et un escroc notoire a été plébiscité président, perdant du même coup toute légitimité. L’ordre règne mais ne gouverne pas.

Frédéric Goldbronn

Notes :

(1) Texte de la Fabrique de la Haine. Voir No Pasaran.

(2) De nombreux policiers, confortés notamment par un article de Max Clos dans le Figaro, étaient convaincus que Youssef était responsable de la mort de la policière Baylet, survenue quelques instants plus tôt presque au même endroit mais avec d’autres protagonistes.

(3) Cf lettres La fabrique de la haine, n°2 du 17/10/01 (" La police n’aime pas ³la fabrique de la haine²") et n°6 du 16/11/01 (" Des poursuites judiciaires contre "La fabrique de la haine" ? "). Ces lettres peuvent être consultées sur le site du réseau : http://reseau.fabrique.free.fr

(4) Michel Foucault avait été aussi l’un des premiers à se mobiliser à la suite de la mort de Mohamed Diab, abattu au commissariat de Versailles le 29 novembre 1972 (cf. L’écho des cités, journal du MIB, octobre 2001)

(5) La Lettre du réseau n’existe plus, celui-ci s’étant dissous dans le Collectif Résistons ensemble.

(6) Parmi ceux-ci, citons :

­ La machine à punir, pratiques et discours sécuritaires. Ouvrage collectif sous la direction de G. Sainati et L. Bonelli. L’esprit frappeur. 2000

­ Stop quelle violence ? Sylvie Tissot et Pierre Tévanian. L’esprit frappeur. 2001

­ Vos papiers ! que faire face à la police ? Syndicat de la magistrature. L’esprit frappeur. 2001

­ Les prisons de la misère. Loïc Wacquant. Raisons d’agir, 1999

­ Violences et insécurité, fantasmes et réalité dans le débat français. Laurent Mucchieli. La Découverte, 2001.

- Bavures policières ? La force publique et ses usages. Fabien Jobard, La Découverte, 2002. (7) Le groupe Claris est animé notamment par Laurent Mucchieli. Pour recevoir leur bulletin, s’inscrire sur la liste de diffusion à : claris.groupe@free.fr

(8) " Pas de guerre anti-jeunes ! " in le Monde 12/12/01. Joël Roman avait lancé en 1995 un appel pour soutenir le plan Juppé. joelrom@club-internet.fr

(9) In La Question Juive, K. Marx, 1844.

(10) Michel Foucault a longuement développé cette analyse de la délinquance comme " détournement d’illégalisme par les circuits de profit et de pouvoir illicites de la classe dominante " dans Surveiller et punir, naissance de la prison. Gallimard, 1975.

(11) Hamé, membre du groupe La Rumeur, in le Monde 10/05/02

(12) Le 6 février 2002, la Cour d’Appel de Versailles confirmait la condamnation du médecin à un an de prison avec sursis et réduisait celle des deux policiers à huit mois de prison avec sursis, cette légère réduction de peine leur permettant de bénéficier de l’amnistie. Le policier Pascal Hiblot était venu soutenir ses collègues.

(13) Le Collectif Résistons ensemble est issu de ce Forum.

(14) respectivement Alain Madelin devant des gendarmes en retraite (Libération 12/12/01) et Michel Charasse au Sénat en janvier 2002.


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